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Peut-on protéger nos filles sans stigmatiser

En février dernier, un homme de 58 ans, Joe Cannon, attendait au Palais de justice de Val d’Or le prononcé de sa sentence.

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En , un homme de 58 ans, Joe Cannon, attendait au Palais de justice de Val d’Or le prononcé de sa sentence. Plus tôt, pour la énième fois, il avait été reconnu coupable de pédophilie* contre trois jeunes filles. Cette fois, le juge lui imposa une peine de six mois de prison. Au même moment, le groupe Assaut sexuel secours lançait une campagne pour mettre la population en garde contre le récidiviste. Sa photo fut placardée aux quatre coins de Val d’Or. Et un millier de tracts où figuraient son nom, ses condamnations antérieures et l’inscription « Brisons le silence » se mirent à circuler dans la ville. Les gens pouvaient aussi téléphoner à l’organisme pour connaître les tactiques du pédophile.

Aux grands maux

La position d’Assault sexuel secours de Val d’Or

« La mère d’une des victimes était venue nous demander de faire quelque chose. C’est alors qu’on a élaboré ce plan d’action », explique France-Claude Goyette, intervenante à Assaut sexuel secours. « Notre objectif était d’aviser la population de Val d’Or et de mettre en garde les femmes et leurs enfants, non seulement contre cet homme, mais contre tous les récidivistes qui présentent un danger potentiel. Il y a beaucoup de Joe Cannon. Il nous apparaît donc important que chacun soit sensibilisé et que tous partagent la responsabilité de se protéger », ajoute-t-elle.

Récidivistes ou non, les personnes condamnées pour délit sexuel à moins de deux ans d’emprisonnement ne bénéficient généralement d’aucune thérapie ou programme de réhabilitation. Sans compter qu’elles ne passent souvent qu’une fraction de leur peine derrière les barreaux. Un mois après le prononcé de sa sentence, Joseph Cannon était donc à nouveau remis en liberté; comme tant d’autres, il n’avait purgé qu’un sixième de sa peine. Pourtant, depuis le début des , il avait déjà été condamné près d’une dizaine de fois pour des délits semblables. Et ne paraissait nullement regretter ses gestes.

Motivée à la fois par la crainte et un sentiment d’injustice face aux systèmes judiciaire et correctionnel, la décision de mener cette campagne-la première du genre à s’être concrétisée au Québec-ne fut pas prise à la légère. « Le Regroupement des Centres d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel a appuyé notre démarche. Et c’est un comité composé de 9 personnes, dont la mère d’une victime, qui a décidé des moyens à prendre », explique Mme Goyette. Comme il s’était prémuni contre les risques de manipulation et les désirs de vengeance personnelle, le CALACS de Val d’Or s’était aussi préparé aux critiques que susciterait cette campagne. Mais l’organisme n’a pu empêcher le dérapage qui s’ensuivit. La maison de Joe Cannon a été vandalisée et sa voiture n’a jamais été retrouvée. « Nous n’avons jamais prôné la violence et regrettons que ça ait dégénéré ainsi. Nous nous sommes d’ailleurs dissociées de ces actes », rappelle l’intervenante.

Depuis, quelques CALACS sont entrés en contact avec Assaut sexuel secours pour lancer à leur tour une telle campagne. « Pour nous, il ne s’agissait pas de développer une stratégie modèle qui serait utilisée systématiquement contre tous les récidivistes qui ont commis des délits sexuels. Dans ce cas précis, nous avons jugé que cette action était nécessaire et appropriée. Reste qu’il y a encore beaucoup d’injustices dans les cas d’agressions sexuelles; et notre rôle est de briser le silence et de défendre les victimes, non de protéger les agresseurs. En ce qui nous concerne, cette campagne est maintenant terminée. Mais si c’était à refaire, nous referions probablement la même chose », soutient France-Claude Goyette. Entre temps, Joe Cannon, lui, est déménagé dans une autre ville d’Abitibi.

La fin, sans les moyens

La position de l’Association des services de réhabilitation sociale du Québec

« On comprend les craintes et la colère des victimes. Mais il nous apparaît dangereux d’opter pour des moyens susceptibles d’attiser les tensions et de provoquer de graves conflits », souligne Johanne Vallée, criminologue et directrice générale de l’Association des services de réhabilitation sociale du Québec. « Ces actions contribuent à créer une véritable psychose dans la population », ajoute-t-elle. Et personne ne peut prévoir jusqu’où conduisent la peur et l’exaspération.

Si elle n’approuve pas ces campagnes de dénonciation, Johanne Vallée reconnaît par contre qu’elles révèlent un profond manque de confiance envers le système pénal. Un système dont les lacunes viennent nourrir, sinon légitimer ce sentiment. « Il y a un problème dans l’évaluation et le suivi des récidivistes, particulièrement dans les sentences provinciales qui sont de courte durée. On connaît pourtant le type d’encadrement que requiert un pédophile. Une stratégie d’intervention structurée doit être définie avant même qu’il soit libéré, et menée de concert avec tous les partenaires locaux, comme les CLSC et les organismes communautaires. En fait, les moyens mis en place comptent plus que le temps passé entre les murs. Mais pour des considérations tant politiques qu’économiques, on néglige cette démarche pourtant essentielle », explique Johanne Vallée.

Depuis 35 ans, l’Association des services de réhabilitation sociale du Québec encourage justement les citoyens à participer à l’administration de la justice, à la prévention de la criminalité et à la réinsertion des ex-détenus. A l’heure où l’on ferme des prisons pour se tourner davantage vers des sanctions de rechange, le rôle de chacun prend donc une importance cruciale. « Si la population veut être partie de solutions constructives, c’est donc à ce niveau qu’elle doit participer, et non pas en se faisant justice elle-même », insiste la criminologue.

Notre système judiciaire a précisément été mis en place pour éviter que tout un chacun devienne son propre justicier. Or, le vent de droite qui souffle chez nos voisins du Sud et de l’Ouest a permis à la loi du talion de gagner en force. Et ce regain de popularité du primitif « œil pour œil, dent pour dent » a de quoi inquiéter. « Quand on observe l’évolution de l’opinion publique, le Québec n’est pas à l’abri de ce fort courant. D’autant plus que les compressions budgétaires amènent nos gouvernements à se désengager. Le danger, c’est que du même coup l’État se déresponsabilise, laissant la communauté aux prises avec des problèmes auxquels elle n’est pas préparée à faire face. Sans compter que les coûts de la récidive, tant sociaux qu’économiques, sont énormes : pour les victimes, mais aussi pour l’ensemble de la société », souligne Mme Vallée.

En , un journal de Rouyn Noranda « révélait » à la une que Joe Cannon était hébergé dans une maison de transition locale. Aussitôt, un vent de panique gagnait la population. Au même moment, une pétition réclamant le rétablissement de la peine de mort était lancée à Sherbrooke, faisant suite au meurtre crapuleux d’Isabelle Bolduc, une jeune femme de Fleurimont.

Si plusieurs rejettent ces solutions jugées trop radicales, reste que la multiplication, ces derniers mois, de campagnes publiques réclamant un durcissement du système correctionnel traduit sans équivoque les inquiétudes de la population. Les gouvernements ne peuvent ignorer un message aussi clair, sans quoi, la polarisation du débat risque d’entraîner une radicalisation des actions à l’endroit des récidivistes.

  • * Les agressions sexuelles sur des enfants pour lesquelles Joe Cannon a été condamné à six reprises depuis , sont l’exhibitionnisme, la grossière indécence et les attouchements sexuels.