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Leadership féministe : phénomène ou vue de l’esprit?

On chuchote sur leur compte le pire et son contraire. Mais de quel bois se chauffent réellement les femmes gestionnaires? Qu’ont-elles dans le ventre?

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On chuchote sur leur compte le pire et son contraire. Mais de quel bois se chauffent réellement les femmes gestionnaires? Qu’ont-elles dans le ventre? Pour le savoir, nous nous sommes adressées à Claudine Baudoux, professeure au département d’orientation, d’administration et d’évaluation en éducation de l’Université Laval et responsable d’une recherche sur les directrices dans le milieu de l’éducation, et Patricia Pitcher, professeure à l’École des hautes études commerciales et auteure du best-seller Artistes, artisans et technocrates dans nos organisations : rêves, réalités et illusions du leadership. Histoire de confronter thèses savantes et expérience, nous avons aussi interrogé Nycol Pageau-Goyette, maîtresse-femme dans le club sélect, et masculin, des grands gestionnaires.

Plus nous serons, plus nous serons nous-mêmes

« Tabler sur le consensus, se soucier des relations humaines : oui d’accord, le leadership des femmes se charpente généralement davantage autour de ces caractéristiques que celui des hommes, concède Claudine Baudoux. Mais tout cela est affaire d’éducation, de culture. Les chromosomes n’ont rien à voir là-dedans. » Outillée d’une grille féministe, la chercheuse décrète que, essentiellement, c’est le degré d’empathie face aux problèmes vécus par les travailleuses qui singularise les gestionnaires féminines. « Je les cataloguerais en quatre “modèles idéologiques”, poursuit Claudine Baudoux. La gestionnaire féministe, celle qui, bien sûr, fera le plus pour les femmes dans les organisations… mais ne court pas les bureaux puisque ce n’est pas forcément elle qu’on promeut. Puis, il y a la crypto-féministe, celle qui tait son féminisme de peur de nuire à sa carrière. Elle donnera néanmoins la chance aux coureuses chaque fois qu’elle le pourra. J’ai rencontré plusieurs gestionnaires de cette catégorie. La troisième, c’est celle qui peut devenir féministe un jour. Celle-là n’a rien a priori contre ses semblables, sauf que, côté boulot, elle leur fait un soupçon moins confiance qu’aux hommes. Mais bon, on ne naît pas féministe, n’est-ce-pas? Il y a quand même de l’espoir. Ce n’est pas le cas pour le dernier modèle de leader, l’anti-femme, la masculiniste. On la repère facilement : c’est elle qui laisse tomber qu’“elle s’est débrouillée et que, par conséquent, les autres femmes n’ont qu’à faire pareil”, qu’au travail “une femme doit se comporter comme un homme”, que “les femmes sont leurs pires ennemies” et tous les poncifs de la même eau. » Ce classement, Claudine Baudoux l’utilise comme guide lorsqu’elle siège à un jury de sélection. « Une femme de la catégorie 4, c’est une nuisance; je ne la sélectionnerais pas. » La chercheuse sert au passage une mise en garde au clan des dénigreurs au jugement obtus : « C’est bien beau de claironner à tous vents que les femmes usent de supervision étroite, sont strictes, cœrcitives, contrôlantes à outrance…, mais avant, il faut se poser deux ou trois “petites” questions. Ces femmes jouissent-elles autant de la confiance de leur supérieur qu’un homme? Leurs collègues les respectent-ils autant? Et leurs employés, accordent-ils autant de crédit à leur autorité? Lorsqu’on doute de ses appuis, il est tout à fait compréhensible d’adopter des comportements d’insécurité, d’être moins souples, de gérer “selon le livre”. En fait, pointe du doigt la spécialiste, la principale embûche à obstruer le chemin des femmes leaders porte un nom et un seul : “discrimination”. » Au total, résume Claudine Baudoux, les femmes doivent s’entêter, résister à tout prix à la tentation de se couler dans des moules masculins et gérer selon leurs convictions. « C’est la seule manière d’injecter “du frais” dans les organisations. » Comment y parvenir dans un monde encodé par les hommes? « Plus il y aura de femmes leaders, plus elles se sentiront libres d’agir selon leurs propres références, de poser des gestes qu’elles n’auraient pas osés autrement de peur d’être rejetées par la majorité. Je mise énormément sur la force du nombre. »

Patron ou patronne, c’est tout comme

Patricia Pitcher ne s’en cache pas : la distinction « leadership féminin/leadership masculin » a le don de l’« achaler ». Si elle a ajouté une section sur le thème dans la toute chaude version américaine de son ouvrage, c’est de guerre lasse : « On me posait sans cesse la question : “Les femmes, vous les classez où?.” Alors, j’ai décidé d’oser quelques spéculations. » Commençons par le commencement. Au départ, l’univers du leadership selon Pitcher se scinde en trois cohortes : les artistes, créateurs, inventifs, hautement stimulants pour leur entourage; les artisans, réalistes, sages, humains, ouverts d’esprit; les technocrates, à l’intellect affûté, ultra-méthodiques, carburant à la performance. A retenir pour la suite de la démonstration : l’auteure n’a pas ces derniers en odeur de sainteté. Poursuivons. Dans la population, on retrouve environ 80 % d’artisans, et 10 % de chacune des deux autres catégories. Aucune différence selon le sexe, précise-t-elle. Étonnamment, dans les organisations, la répartition est faussée : un tiers, un tiers, un tiers. Les technocrates et les artistes y sont surreprésentés, au détriment des artisans… et artisanes. Selon la thèse Pitcher, si l’on veut savoir comment gèrent les femmes, il faut se demander ce que le Système valorise. Réponse : le Système lève le nez sur l’artisan, tolère l’artiste parce qu’il a besoin de sa créativité mais, de toute évidence, il idolâtre les technocrates! « Plus on monte dans les hiérarchies, plus on tombe sur des technocrates, femmes ou hommes. Et si ça se trouve, les femmes sont pires que les hommes! Ayant un “handicap” de départ, elles devront souvent être deux fois plus “compétentes” pour rafler les postes. Entendre ici plus analytiques, plus froides, plus cérébrales, tout ce qui fait le charme des technocrates quoi! Alors ceux et celles qui pensent que tout sera résolu avec des femmes à la tête des entreprises devraient y regarder de plus près. Autrement dit, c’est d’abord le type de gestionnaire qui est déterminant. Ensuite qu’on exerce son leadership “en homme” ou “en femme”, l’effet est le même. » Une tendance poindrait actuellement en gestion : le « leadership émotionnel », pétri de consensus, de sens du dialogue, de partenariat… Dans cette veine, Faith Popcorn, futorologue de son état, voit venir à l’horizon l’ère de la « féminosophie ». Qu’en pense Patricia Pitcher? Peu de chose : « Gestion consensuelle, valorisation des différences, accent sur l’esprit d’équipe; vous me décrivez là le profil du leader artisan. Si cette tendance s’enracine, les hommes et les femmes de ce sous-groupe seront indifféremment avantagés. » Et du même souffle, elle enchaîne : « Pour “guérir” les organisations, je fonde mes espoirs sur les artisans-hommes. » Et tac! … Mais, pourquoi donc? « Les femmes désertent les hautes sphères des organisations, en partie parce que la “sélection naturelle” ne joue pas en leur faveur, mais aussi par choix. Elles n’y trouvent pas leur compte. Les femmes ont moins le goût de faire des compromis, de se plier aux jeux de coulisses dont les gars sont férus. Elles les jugent agaçants, désagréables, et considèrent qu’il y a mieux à faire de sa vie. Alors elles partent exercer leurs talents ailleurs, en fondant leur PME, par exemple. Et c’est parfait ainsi. Ce qu’il faut comprendre, c’est que les gars se valorisent par leur carrière. Les femmes ont des sources de gratification plus variées : leur carrière, leur famille, leurs cercles d’amis. On les voit rarement tout sacrifier sur l’autel du travail. D’où ma conclusion : si l’on veut assouplir le leadership dans les organisations, c’est sur l’énergie des honnêtes hommes, les artisans notamment, qu’il faudra compter. »

Des leaders différentes : c’est quoi le problème?

« Mes employés m’appellent parfois “Maman”. J’aime prendre soin d’eux, les écouter quand ils ont des problèmes. Mon leadership est plus maternel que celui des gars? Possible. Et alors? » Le ton est donné. Reconnaître que les hommes et les femmes exercent leur leadership sur des gammes parallèles n’empêche aucunement la femme d’affaires et féministe reconnue Nycol Pageau-Goyette de dormir.
« Les gars ont encore une conception très “militarisée” de l’organisation, indique la présidente de Pageau-Goyette et associés. Le chef, c’est le chef. Nous, nous gérons de façon moins hiérarchique, en essayant plutôt de faire valoir des principes, des valeurs. Aussi, nous préférons y aller “par la bande” en évitant l’affrontement direct. Notre style est plus doux-vous savez comment sont les filles-et plus stratégique. »
Plus stratèges, les femmes? « Certainement. Nous prenons nos décisions en embrassant un horizon plus large. Je dirais que nous abordons les choses avec une vision plus périphérique. Notre genre de leadership est, somme toute, très complémentaire à celui des gars. » Moins valorisé? La présidente marque une pause : « Je ne sais pas. Je ne veux pas m’arrêter à ça. » Les femmes seraient par ailleurs plus naturelles, joueraient moins de rôles, tend à croire Nycol Pageau-Goyette, exemple à l’appui. « Je discutais récemment d’un problème au bureau, un cas délicat, avec mon mari. Moi, je voulais mettre cartes sur table devant mes collègues, tout exposer, franchement, ouvertement. Mon mari me le déconseillait totalement. Sur la planète des gars, c’est mal vu. Tout ce qui s’apparente aux émotions ne s’exprime pas directement, elles se contournent. Les gars ne sont pas menteurs, ils ont d’autres habitudes. » Nycol Pageau Goyette est convaincue d’une chose : les femmes leaders ne récolteront rien de bon à singer leurs vis-à-vis. « Je le sais, je l’ai fait. Je me rappelle une occasion en particulier. Je remplaçais un supérieur à une rencontre-clé. J’admirais son puissant leadership, j’ai donc décidé de l’imiter. Flop total. Ça a été la dernière fois où j’ai joué ce jeu-là. J’ai eu ma leçon. Aujourd’hui, je gère comme je l’entends, comme je le sens. » « Notre leadership est souvent moins flamboyant que celui d’un André Bérard ou d’un Michel Gaucher, c’est vrai, remarque Nycol Pageau-Goyette. Mais nous créons actuellement près de la moitié des entreprises au Québec, sinon plus. Alors! Cela dit, on pourrait sûrement s’affirmer plus. Ça ne nous ferait pas de tort. »