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L’économie sociale et le virage ambulatoire

A l’heure où le Québec négocie le virage ambulatoire, une voie méconnue de création d’emplois fait son chemin.

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A l’heure où le Québec négocie le virage ambulatoire, une voie méconnue de création d’emplois fait son chemin. Ayant d’abord soulevé l’intérêt des organismes communautaires où elle est d’ailleurs bien ancrée, voici que l’économie sociale séduit aussi l’État. Si les groupes communautaires y voient une source de développement social, qui permet en outre la création d’emplois, ils n’en demeurent pas moins conscients des risques qui les guettent. Entre un optimisme prudent et une vigilance nécessaire, le tableau n’est pour l’heure ni tout à fait blanc, ni tout à fait noir

L’optimisme prudent

directrice générale d’Accès travail femmes, à Jonquière, membre du Comité d’orientation et de concertation sur l’économie sociale et membre du Chantier sur l’économie sociale préparatoire au Sommet socio-économique d’ « L’économie sociale, c’est selon moi un défi exceptionnel, l’un des plus beaux qui se soit posé aux organismes communautaires depuis la mise sur pied des garderies, au début des . C’est une chance qu’on ne peut laisser passer. Les groupes communautaires sont appelés à devenir des entrepreneurs tout en conservant leur finalité sociale. C’est pour nous une occasion unique de consolider et de diversifier à la fois nos services et nos sources de financement. Et ce, tout en gardant notre essence, de tout temps fondée sur un fonctionnement démocratique et une grande écoute tant des “bénéficiaires” que de celles qui dispensent les services », ajoute-t-elle. Toujours méconnues et sous-estimées, mais néanmoins indispensables, les compétences et l’approche acquises depuis près de 30 ans par ces groupes pourraient, dans le contexte actuel, s’avérer encore plus précieuses. Plus qu’une planche de salut pour des organismes qui jonglent sans cesse avec la précarité, la possibilité de participer à la mise sur pied d’entreprises à vocation sociale laisse entrevoir, pour des milliers de femmes et d’hommes tenus à l’écart du marché du travail, une réelle intégration à la société. « Il faut sortir du cercle des programmes d’employabilité pour développer, à partir des compétences individuelles, de véritables projets qui répondent à des besoins sociaux tout en étant des porteurs économiques », insiste Thérèse Belley. Et nous en sommes à ce moment favorable où cœxistent des forces vives, mais exclues du marché du travail, et une multitude de besoins non comblés, hier encore considérés comme étant de responsabilité collective. Ne reste qu’à provoquer LA jonction. Et le temps presse : si les groupes communautaires ne parviennent pas rapidement à répondre aux demandes grandissantes, le secteur privé à but lucratif, lui, prendra le plancher. « Alors, nous aurons un système à deux vitesses où seules les personnes nanties pourront s’offrir des services pourtant essentiels, tandis que les personnes moins favorisées ne pourront compter que sur leur famille, sinon sur elles-mêmes », prédit-elle. Malgré ce sentiment d’urgence, les bâtisseuses de l’économie sociale ne sont pas dupes des effets pervers que sous-tend ce nouvel engouement. Si certains aspects, dont le financement, demeurent encore flous, les balises à l’intérieur desquelles l’économie sociale pourra se réaliser se précisent. « L’un des écueils à éviter, c’est la centralisation. L’objectif est plutôt de produire, dans chaque région, des biens et des services accessibles et conformes aux besoins de la communauté. Et ce, en offrant des vrais emplois et non pas du cheap labor qui viendrait, de surcroît, dédoubler à rabais des services normalement assumés par l’État, explique Mme Belley. Et il ne faudrait surtout pas croire que tout peut transiter par l’économie sociale. » L’un des principaux dangers du virage ambulatoire est de faire porter aux femmes, et aux familles, le poids du désengagement de l’État. « Les femmes sont extrêmement vigilantes, mais elles ont vite compris qu’elles avaient intérêt à participer au développement de cette voie si elles ne veulent pas se faire piéger. C’est pour elles un triple défi, sur la place de la restructuration des organismes, de l’organisation du travail et de la mise en place de services de qualité. Et aujourd’hui, c’est tout le milieu communautaire qui est en effervescence, qui foisonne d’idées devant ces nouvelles perspectives. » Ne manquent donc, pour canaliser cet élan, qu’une volonté politique obligatoirement assortie d’un soutien financier adéquat.

La vigilance nécessaire

« Certes, l’économie sociale présente un potentiel dans le secteur du maintien à domicile. Mais je ne crois pas que ce soit la seule voie pour assurer la survie des groupes communautaires. Il ne faudrait pas que les organismes soient contraints de modifier leur mission, et de délaisser l’action politique, pour assurer leur survie. »
Ce concept, parti à l’origine d’une volonté de mettre sur pied un programme d’infrastructures sociales qui favoriserait les groupes de femmes-une revendication portée par la Marche des femmes-a depuis quelque peu dévié. « C’était une idée originale, teintée d’un certain idéalisme. Mais dans l’esprit de plusieurs, l’économie sociale est rapidement devenue synonyme de développement économique régional. Or, si le financement de projets particuliers n’est pas récurrent, si les organismes doivent être de plus en plus rentables, je crains qu’ils s’éloignent à la fois de leur base et de leur clientèle », fait valoir Nancy Guberman. Cela dit, les groupes de femmes ne se sont pas précipités aveuglément pour prendre ce que d’aucuns considèrent comme le « bateau de la dernière chance ». « Mais c’est primordial qu’ils soient là où ça se discute, pour éviter justement de dangereux glissements », ajoute-t-elle. Si l’un des objectifs de l’économie sociale est de lutter contre l’exclusion, elle ne peut, pour autant, sauver le monde. « Il faut la distinguer des programmes d’employabilité qui visent à encadrer les gens pour qu’ils acquièrent ou retrouvent des habiletés. L’économie sociale doit plutôt faire une place aux exclues qui ont des aptitudes, sans quoi on se dirige tout droit vers le workfare, met-elle en garde. Pour bon nombre de femmes, il s’agit en réalité de faire reconnaître la valeur sociale de leurs compétences et d’être payées pour les mettre à profit. » La perspective de voir les femmes cantonnées dans le secteur du maintien à domicile fait par ailleurs craindre à plusieurs un renforcement de leur ghettoïsation. Mais de l’avis de Nancy Guberman, le principal problème réside d’abord dans notre perception pour le moins dévalorisante d’activités pourtant essentielles : « On n’en a que pour la haute technologie et les secteurs de pointe; c’est très méprisant pour celles qui effectuent des tâches dont on ne peut se passer. » Sans compter que les besoins risquent, à moyen terme, de décupler. Le virage ambulatoire ne touche pour l’instant que des interventions qui ne nécessitent que des soins de courte durée; mais rien ne nous protège d’un délestage encore plus important des responsabilités de l’État sur le dos du communautaire. « Si les malades chroniques sortent à leur tour des hôpitaux, on risque de répéter les mêmes erreurs que celles commises lors de la désinstitutionnalisation des malades psychiatriques », note-t-elle. Et dans un contexte de compressions budgétaires, la tentation pour l’État de se départir à la fois d’employées syndiquées et bien payées, et de ses responsabilités sociales n’est pas que théorique. « Je crois que les groupes ont atteint la maturité et la complicité nécessaires pour miser sur le potentiel que laisse entrevoir l’économie sociale, sans pour autant sacrifier la souplesse et le sens démocratique qui les distinguent. Les représentantes des groupes doivent rester en contact direct avec leurs membres tout en étant présentes là où se font les débats, justement pour dire où elles ne veulent pas aller, et du coup, préserver leur autonomie. Et s’il y a dérapage dans les orientations, rien ne les empêchera de se retirer », conclut Nancy Guberman.