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Internet: se méfier ou se brancher?

Cyberespace, Internet, E-Mail, Web, http. . . En quelques années à peine, un dialecte syncopé, inventé par les branchés du monde virtuel, est en voie de s’imposer comme langage universel.

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Cyberespace, Internet, E-Mail, Web, http… En quelques années à peine, un dialecte syncopé, inventé par les branchés du monde virtuel, est en voie de s’imposer comme langage universel. On estime que pas plus du tiers des voyageurs de l’autoroute de l’information sont des femmes. Faut-il donc s’en alarmer et se brancher de peur de passer à côté de ressources précieuses, ou plutôt se méfier des promesses de libération annoncées par cette autre révolution technologique?

« Voyage de groupe » vers le futur

Francine Pelletier, chargée de projet à L’Institut canadien de l’éducation des adultes (ICÉA) et coordonnatrice de la mise en place du projet « Communautique »

« Après avoir participé à des rencontres de familiarisation et de réflexion sur les nouvelles technologies de l’information que nous avions organisées, des groupes communautaires ont reconnu qu’elles sont désormais incontournables », explique-t-elle. Incontournables parce qu’elles permettent à des organismes éparpillés sur le territoire, sinon d’un bout à l’autre de la planète, d’échanger en un rien de temps leurs connaissances, analyses et réactions. « L’autoroute électronique permet de développer de nouvelles solidarités, de diffuser notre expertise et, bien sûr, de bénéficier de celle des autres. Pour les regroupements nationaux, la rapidité et l’efficacité des communications, et la réduction des coûts qui s’ensuit, sont non négligeables. De plus, le processus démocratique peut être grandement amélioré puisque les échanges sont fréquents et que les discussions peuvent se poursuivre entre les rencontres », précise Francine Pelletier.

Annoncé à l’occasion du Sommet sur l’économie et l’emploi, le projet « Communautique » vise à offrir non seulement un soutien technique et de la formation à ces groupes, mais surtout les moyens d’utiliser, de manière à la fois rationnelle et optimale, l’autoroute électronique.

Car outre le potentiel énorme que présentent la mise en réseaux et la communication continue, le principal enjeu pour les organismes est d’abord et avant tout stratégique. « Il faut s’en saisir, se l’approprier pour à la fois influencer l’information qui y circule et s’y alimenter, précise Francine Pelletier. Il importe donc d’acquérir la maîtrise de cet outil pour favoriser le développement de contenus, pour façonner des espaces qui soient à l’image des groupes, pour créer des lieux de discussion qui véhiculent les valeurs défendues par le mouvement d’action communautaire. » Dès lors, la force des groupes, et l’influence de leur action collective, pourraient en être décuplés. De grandes organisations internationales, comme Greenpeace et Amnesty International, mais aussi des groupes féministes américains ont déjà leur adresse dans le cyberespace-« de véritables incubateurs d’expériences », souligne Francine Pelletier-et y voyagent à vive allure.

Mais encore faut-il avoir accès, tant financièrement que physiquement, à la « quincaillerie », bien réelle, qui conduit à l’univers virtuel! Francine Pelletier reconnaît que l’accès à l’autoroute électronique est jalonné d’obstacles. L’établissement de réseaux électroniques communautaires s’impose donc, à ce titre, comme une solution. Même si, en , à peine trois mois après son ouverture officielle, le Libertel de Montréal, pourtant promis à un bel avenir, fermait ses portes, faute de membres. Ailleurs en province, d’autres réseaux d’accès semblables s’en tirent mieux. « C’est pourquoi, dit-elle, l’engagement des groupes est fondamental. C’est en grande partie à travers eux que l’on pourra multiplier les points d’accès et, du coup, espérer une plus grande démocratisation des nouvelles technologies de communication. »

Les limites de la magie virtuelle

Anne-Marie Gingras, professeure au département de sciences politiques de l’Université Laval, particulièrement intéressée par l’effet des nouvelles technologies sur l’action collective et le militantisme.

« Il ne fait aucun doute que les nouvelles technologies de communication peuvent contribuer à consolider les organismes, tout en leur permettant de modifier, d’améliorer et de décentraliser leurs pratiques et leur action. Mais il faut, au préalable, que les bases de ces réseaux soient déjà existantes », nuance-t-elle. Ces nouveaux outils ne peuvent donc créer de toutes pièces et par magie des alliances solides et structurées entre entités virtuelles.

Les chantres de la révolution technologique ne cessent pourtant de faire miroiter les bienfaits et les retombées du « cyberdialogue » sur l’ensemble des habitants du « village global ». Anne-Marie Gingras émet de sérieuses réserves face à ces promesses de libération universelle. « Le principal danger réside à mon avis dans toute la symbolique associée aux nouvelles technologies de communication : on entretient l’illusion que le progrès technologique conduit inévitablement au progrès social. La connaissance et l’information peuvent être synonymes de libération, mais il ne faut pas tout mélanger et se dire que le seul potentiel technologique, même s’il est important et réel, réglera tout. »

D’ailleurs, si les femmes, à l’exception peut-être de celles qui évoluent en milieu universitaire, se montrent encore réfractaires, sinon méfiantes, aux percées technologiques-et à l’inévitable compétitivité qui les justifie-, c’est que celles-ci se sont plus souvent qu’autrement traduites pour elles tantôt par une nouvelle forme d’esclavage au travail, tantôt par une exclusion pure et simple de l’emploi. « Il ne faut pas oublier que ce qu’on gagne en vitesse se traduit souvent en pertes d’emploi », constate la professeure. Dans l’industrie du textile et du vêtement, la téléphonie, les services bancaires, les exemples ne manquent pas.

Sur le chapitre de l’emploi comme sur celui de l’action collective, l’autoroute électronique est pourtant présentée comme la panacée qui réussira, là où des siècles d’histoire et de développement ont lamentablement échoué, à rétablir un certain équilibre dans les rapports entre les personnes. « Bien sûr, il y a des exemples intéressants. Ainsi l’International Commission for the Coordination of Solidarity among Sugar Workers, située à Toronto, a su créer des liens avec des travailleurs d’Amérique du Sud pour les aider à poursuivre leur action collective. Mais il faut du temps et beaucoup de patience; les nouvelles technologies de communication ne sont pas simples à implanter comme le téléphone ou la télévision. Et au-delà des restrictions économiques, les obstacles culturels sont extrêmement difficiles à surmonter. » Donc, même les outils technologiques les plus performants ne peuvent, à eux seuls, donner aux quelque 700 millions de femmes analphabètes dans le monde les moyens de développer un discours et une stratégie efficaces pour dénoncer, puis améliorer leurs conditions de vie.

La perspective que l’accès à l’autoroute électronique, même dans un avenir lointain, soit universel demeure utopique, sinon purement démagogique de la part de ceux qui l’affirment; les exclus, sur ce chapitre, seront toujours largement majoritaires. « De toute façon, estime Mme Gingras, ces nouvelles technologies ne sont pas indispensables sur le plan individuel. Mais elles le sont comme outil collectif et politique, pour permettre aux groupes d’exercer leurs droits civils, et de participer au débat. Par conséquent, les risques que prennent les organismes en refusant de reconnaître et d’utiliser le potentiel des technologies de communication m’apparaissent plus grands que ceux qu’ils croient éviter. »