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Si tout va comme prévu, cet automne nos téléviseurs pourront être pourvus d’une puce destinée à bloquer certaines émissions jugées trop violentes.

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Si tout va comme prévu, cet automne nos téléviseurs pourront être pourvus d’une puce destinée à bloquer certaines émissions jugées trop violentes. La V-chip-un concept mis au point par une entreprise de Vancouver-pourra-t-elle vraiment protéger les jeunes téléphages des influences néfastes de la télévision ou, au contraire, viendra-t-elle déresponsabiliser encore davantage les producteurs, les télédiffuseurs et les parents quant aux valeurs et stéréotypes transmis sur les ondes?

Un saut de puce

Jacques Brodeur, enseignant et coprésident de la Coalition pour une télévision responsable.

« Plutôt que de poursuivre les efforts en vue d’amener les diffuseurs et les producteurs à proposer des émissions de qualité, on les décharge de toute responsabilité et on remet tout le poids du contrôle aux individus, aux parents, notamment », souligne Jacques Brodeur. La V-chip n’est, à son avis, qu’un bidule qui permet d’éviter de s’interroger et d’engager un véritable débat quant aux valeurs que nous refusons ou souhaitons voir véhiculées à la télévision, tout en nous donnant bonne conscience.

Ce mécanisme de blocage repose sur un système de classification des émissions. Semblable aux critères retenus par la Régie du cinéma pour le classement des films, il tient compte du degré de violence, de même que du niveau de langue et des scènes sexuelles pour classifier une émission, sur une échelle de cinq; on détermine ainsi l’auditoire auquel elle s’adresse-pour tous jusqu’à 18 ans et plus. Le problème, selon Jacques Brodeur, c’est que les télédiffuseurs, canadiens et américains, sont à la fois juge et partie, puisqu’ils se sont entendus entre eux sur les seuils jugés acceptables pour chaque auditoire. « On leur demande d’évaluer leurs propres contenus, de « s’autocontrôler. » Mais comment vont-ils, objectivement, restreindre l’accès à des émissions alors que leur but est d’atteindre le plus large auditoire possible?, s’interroge-t-il. Tel quel, le système de cotation est tout à fait inadéquat, voire inutile ».

Sans compter qu’on n’a aucune idée du nombre de foyers qui se doteront de cette puce, et surtout, de qui en sera vraiment le maître. « Il y a peu de chances que les familles démunies ou celles qui ne sont pas du tout sensibilisées à l’influence de la télévision chez les jeunes utilisent ce système. Quant à celles qui opteront pour la puce antiviolence, reste à savoir si ce sont les enfants — souvent plus habiles à manipuler les gadgets technologiques — ou leurs parents qui programmeront le système de blocage, fait-il remarquer. Les enfants passent 21 heures et demie par semaine devant le petit écran, tandis qu’ils parlent avec leurs parents pendant 37 minutes. »

À l’heure des communications par satellite et des superproductions, une simple puce n’est en somme que bien peu de choses face à un géant qui engloutit des milliards de dollars. « Bien sûr qu’on peut fermer la télé, refuser ce qu’on nous propose, faire de l’éducation. Mais il faut surtout exiger des changements chez ceux qui nous imposent une vision du monde où la violence et les stéréotypes sont omniprésents, tout en niant que cette dictature des valeurs ait un quelconque effet. C’est un abus à l’endroit de nos enfants », conclut-il.

Télévision à la carte

Dominique Meunier, assistante de recherche, Groupe de recherche sur les jeunes et les médias, Département de communications, Université de Montréal.

« Je crois que l’industrie a très bien saisi le message. Tout le débat qui a précédé l’adoption de cette réglementation, en , par le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC), a contribué à sensibiliser les télédiffuseurs. La puce antiviolence n’est pas la panacée, mais ils ne peuvent désormais ignorer que ce mécanisme de contrôle existe; ils doivent donc se montrer plus vigilants s’ils veulent demeurer populaires », explique Dominique Meunier.

Dans le cadre de son doctorat, elle étudie justement le discours public sur la violence à la télévision. « La campagne de la jeune Virginie Larivière qui, après l’assassinat de sa sœur, a recueilli plus d’un million de signatures contre la violence à la télévision, a eu un poids énorme. Les télédiffuseurs ne peuvent plus faire fi de la sensibilité et des exigences du public. Ils ont d’ailleurs adopté un code d’éthique volontaire. Certains, dont la chaîne TVA, diffusent leurs propres messages contre la violence au quotidien », ajoute-elle. Sans oublier que, sous la pression des téléspectateurs, des émissions comme Power Rangers ont été retirées des ondes. Même les annonceurs semblent atteints par cette vague, certains ayant retiré leurs publicités d’émissions qu’ils jugeaient trop violentes.

D’autre part, la promotion et la disponibilité de cette puce va peut-être sensibiliser des parents qui, jusqu’ici, ne s’étaient pas préoccupés de l’effet que peuvent avoir certaines émissions sur leur enfant, croit-elle. « Les parents se sentent souvent dépourvus, ils manquent d’outils pour aborder des questions comme les stéréotypes sexuels. Dorénavant, ils vont peut-être se montrer plus critiques et se poser quelques questions quant au contenu des émissions, ne serait-ce qu’au moment de programmer la puce antiviolence », estime Dominique Meunier. « Pourquoi ce sont toujours les mêmes qui prennent les coups, pourquoi les hommes et les femmes sont-ils toujours cantonnés dans des rôles si réducteurs? » Du coup, les discussions et la médiation parentale seront encouragées.

S’il est démontré que la télévision est l’un des facteurs qui influencent le comportement, il est également reconnu que l’éducation et la sensibilisation portent fruit. « C’est grâce aux campagnes menées notamment dans les écoles, depuis une dizaine d’années, que les jeunes sont aujourd’hui conscientisés aux questions environnementales, qu’ils sont de fervents défenseurs de la récupération, et qu’ils incitent à leur tour leurs parents à modifier leurs habitudes, illustre-t-elle. Il n’y a aucune raison pour qu’une démarche visant à amener les jeunes à reconnaître les stéréotypes véhiculés dans les médias, et à adopter des comportements plus respectueux, n’ait pas d’effet. » Si, au Québec, la production télévisuelle est, et de loin, beaucoup moins violente qu’aux États-Unis, c’est peut-être justement parce que les citoyens ont l’épiderme plus sensible et qu’ils le font savoir. « Il est faux de prétendre que les diffuseurs ont plein pouvoir et que nous n’y pouvons rien. Le jour où certains types d’émissions seront systématiquement bloqués par les détenteurs de la puce antiviolence, le jour où les téléspectateurs passeront à une autre chaîne, les diffuseurs n’auront pas le choix de revoir leur produit. Ce sont les téléspectateurs qui ont le pouvoir, parce qu’en bout de piste, ce sont eux qui paient, donc qui choisissent. »