Aller directement au contenu

Michelle Coquillat : celle qui veut remettre les pendules à… l’art

La création artistique se vit en deux temps: d’abord comme un acte qui prend forme dans le privé

Date de publication :

Auteur路e :

La création artistique se vit en deux temps : d’abord comme un acte qui prend forme dans le privé, dans l’intimité de l’atelier, puis comme une activité sociale proposée au public, creusant ainsi son propre sillon dans le champ de l’art. Selon Michelle Coquillat, fondatrice et présidente de la Fondation Camille, c’est pendant ce second mouvement de pendule que les choses se gâtent pour les créatrices, notamment sur le plan de la visibilité et de la reconnaissance. Déjà en , avec son bouquin La poétique du mâle, Michelle Coquillat met en lumière que les hommes sont parvenus — et parviennent encore — à exclure les femmes de la création. « Comme celles-ci ont longtemps été confinées à l’activité privée, celle du logis et de la famille, les hommes ne leur ont pas disputé le privé, ils le leur ont laissé… et se sont accaparé le public, le social », constate l’auteure. Pour elle, la procréation, la relation mère-enfant se trouve à l’origine de cette exclusion, puisque l’homme aurait érigé son propre système de création pour rivaliser avec la maternité dont il se sent en quelque sorte rejeté. Par conséquent, les femmes doivent aujourd’hui se battre pour revendiquer le droit d’être à la fois mère et créatrice. A l’époque de la parution de son livre, Michelle Coquillat entre au ministère des Droits de la femme, en France, un peu comme on entre en religion, pourrait-on extrapoler. En effet, depuis ce jour, elle porte sur ses épaules la très lourde mission de rétablir l’équité dans l’acquisition (reconnaissance) et la diffusion (visibilité) d’ouvres de femmes. C’est en « fourrant » son nez dans les statistiques concernant les ouvres acquises par le Fonds National d’Art Contemporain, régi par l’État, qu’elle constate l’ampleur du problème : « On n’y retrouvait que de 2 à 5 % de créations féminines. Mon premier réflexe a alors été de croire qu’il devait y avoir moins de femmes artistes que d’hommes. Ce qui, après examen, s’est révélé tout à fait inexact, puisque à l’époque 47 % de la population artistique française se composait de femmes peintres, de sculpteures et de photographes. » D’aucuns auraient été tentés d’en conclure que la véritable raison de cette quasi-absence des femmes dans les acquisitions de l’État devait être attribuée à un talent moindre. Mais pas Michelle Coquillat. « Je considère totalement inadmissible et invraisemblable cette équation voulant que les femmes n’aient pas autant de capacité, de force, de possibilité que les hommes. » Elle sent donc l’urgence de trouver un moyen pour rétablir l’équilibre. L’idée lui vient de mettre sur pied un fonds d’achat pour n’acquérir que des créations de femmes : une sorte de discrimination positive, histoire de voir poindre à l’horizon un début d’équité. La Fondation Camille (en l’honneur de Camille Claudel) venait ainsi de voir le jour. Comme il fallait à la présidence de cette fondation une femme qui s’accroche solidement, une femme qui croit en la cause au point d’accepter de s’y investir corps et âme et quasi gratuitement, le choix deMmeCoquillat s’est imposé d’emblée. Il lui restait dorénavant à bâtir quelque chose de vraiment solide, à l’épreuve de récriminations éventuelles. Elle dote d’abord la Fondation d’une banque de mécènes. La récolte est suffisamment abondante pour réaliser deux sessions d’achats : au terme de l’exercice, on acquiert une quarantaine d’oeuvres. Pour sélectionner les productions, on prend soin de constituer un jury de grande valeur qui assure crédibilité et prestige à la collection. « On a demandé à un grand nombre de créatrices de dresser une liste de personnes notoires, hommes et femmes, aucunement réfractaires à l’art des femmes et dont la candidature est incontestable », relateMmeCoquillat. La trentaine de membres retenus compte des directrices et des directeurs de galerie, des critiques d’art, des conservatrices et des conservateurs de musée, des écrivaines et des écrivains, etc. Pour donner un reflet juste de la situation des femmes en art, ils ont pour mandat de recommander l’acquisition d’ouvres tant de créatrices de grande réputation de partout dans le monde, que de femmes moins célèbres ou d’artistes de la relève. La mise en circulation de ces créations, dernière étape pour la concrétisation du projet, a donné bien du fil à retordre à la Fondation. Toujours dans l’optique d’obtenir une place sur les territoires officiels de la reconnaissance et de la visibilité, on souhaite prêter la collection à diverses institutions culturelles, dont les grands musées français. Le hic : certaines d’entre elles se montrent intéressées par les oeuvres célèbres, mais pas du tout par les autres. PourMmeCoquillat, il était hors de question de séparer les deux volets de la collection, puisque tous deux participent à l’ultime dessein d’imposer les femmes sur la scène artistique et de démontrer à quel point elles y sont nombreuses et actives. Pire, d’autres critiquent les fondements mêmes de la collection, pestant qu’il s’agit d’un combat inutile et d’arrière-garde, sous prétexte que les femmes bénéficient désormais des mêmes privilèges que les hommes dans le secteur de la création. A cela, Michelle Coquillat rétorque que, malgré une légère amélioration, les statistiques les plus récentes () révèlent que seulement 18 % des ouvres acquises par l’État français sont signées par des femmes. Comme quoi, on est toujours à mille lieues de l’équité! Ailleurs encore, Camille a dû faire face au manque flagrant de considération pour la création féminine en général. « Dans certains milieux, dès qu’il s’agit d’oeuvres de femmes, on pense art mineur. Voilà qui nous ramène à un regard dévalorisant, un regard sexualisé où l’homme évoque l’universel et la femme, le spécifique », déplore-t-elle. « Il est vrai qu’émane souvent des oeuvres de femmes un langage lié à une identité, à une expérience qui leur est propre. On remarque effectivement, au sein de la collection, des oeuvres typiques de la dérision, de la provocation féminine; mais il reste que, dans l’ensemble, vous avez là des créations indissociables des mouvements artistiques les plus reconnus des dernières décennies. » En revanche, Michelle Coquillat met en garde celles qui souhaitent ne plus voir l’art des femmes faire catégorie à part, qui veulent que le sexe de l’artiste soit transcendé. A ses yeux, l’universel est justement piégé, car il renvoie neuf fois sur dix au masculin. En ce sens, le dépassement des sexes ne pourrait que mener la femme à une identification à la masculinité. « A l’heure actuelle, il faut d’abord analyser ce qu’est en réalité l’universel tel qu’on nous le présente. Il y a un effort pour « désapprendre » qui n’est pas encore fait. Il faut demeurer prudentes, tant que le problème de l’identité ne sera pas réglé », précise Mme Coquillat. Pour elle, le droit à l’équité et le droit à la différence sont inextricablement liés, au nom d’une éthique supérieure, celle où tous les êtres sont fondamentalement égaux. Dans cette quête d’équité, elle s’en remet à la solidarité féminine, à la mondialisation de nos rapports, à la vraie « sororité »comme elle l’appelle. Elle cite en exemple le passage au Québec d’une partie de la collection de Camille en et , une première percée sur le continent américain : « Cette sororité, je l’ai trouvée ici. J’ai été très touchée par l’énorme travail qu’ont fait la ministre Louise Beaudoin et ces femmes de la Ville de Montréal et des maisons de la culture. Elles se sont battues pendant un an pour organiser cette exposition. Cette solidarité féminine a été porteuse d’efficacité et d’un beau succès », s’enthousiasme Michelle Coquillat. « Depuis que Camille existe, beaucoup de femmes, qui n’étaient pas très connues au moment où nous avons acheté leurs oeuvres, ont acquis la notoriété et voient aujourd’hui leur travail exposé dans de grandes galeries. Et puis, la collection fait partie des circuits muséologiques depuis qu’un important musée français s’en est finalement porté acquéreur », se réjouit-elle. Ses bons coups n’empêchent pas la fondatrice de Camille de mesurer la longue route qu’il reste à parcourir. La création au féminin se vend moins bien en galerie et les oeuvres d’hommes continuent d’obtenir un prix supérieur à celles des femmes, fussent-elles célèbres. Qu’on se le tienne pour dit : Michelle Coquillat n’a pas baissé les bras. Et elle n’a pas l’intention de le faire tant que la petite aiguille de la visibilité et la grande aiguille de la reconnaissance n’indiqueront pas l’heure juste. Pour poursuivre la réflexion sur l’art actuel, on aura grand plaisir à consulter Voix singulières, « une publication sur des femmes artistes, du Québec et d’ailleurs, qui osent affirmer leurs différences et afficher leurs histoires pour créer un nouvel imaginaire féminin en art visuel. » Une coédition de La Centrale (Galerie Powerhouse) et des éditions du remue-ménage. , 76 pages. Littéraire de formation et agrégée de lettres, Michelle Coquillat quitte sa France natale dans les années 60 pour enseigner aux États-Unis pendant plus de dix ans. En , elle accède au poste de chargée de mission au ministère des Droits de la femme. Alors qu’elle occupe cette fonction, elle met sur pied la Fondation Camille, dont elle est toujours la présidente. Elle est l’auteure de nombreux essais dont La poétique du mâle, Qui sont-elles? et Romans d’amour.