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Les féministes de Mad Men

Dans le Manhattan des années 1960, la télésérie Mad Men brosse un portrait touchant et brutal de la société américaine à l’aube de changements qui bouleverseront les relations entre les femmes et les hommes.

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Campée dans le Manhattan des années , la télésérie Mad Men brosse un portrait touchant et brutal de la société américaine à l’aube de changements qui allaient notamment bouleverser les relations entre les femmes et les hommes. À travers la lucidité de Joan, le mal-être de Betty et l’ascension professionnelle de Peggy, on sent le féminisme qui fermente!

Signée Matthew Weiner et lancée aux États-Unis en , la série Mad Men relève du phénomène. En , elle décrochait le prix de la meilleure série dramatique de télévision aux Golden Globe Awards ainsi qu’aux Emmy Awards. Sans fracasser de records à l’audimat, Mad Men n’en gagne pas moins chaque semaine de nouveaux adeptes, qui suivent les épisodes sur DVD. Aux États-Unis, la cinquième saison est attendue sur la chaîne AMC en . Chez nous, Télé-Québec vient de terminer la diffusion en version française de la deuxième.

L’histoire de Mad Men se déroule principalement chez Sterling Cooper, une agence new-yorkaise de publicité dirigée par le créatif Don Draper. On y boit, on y fume et on y fornique matin, midi et soir. En toile de fond : les relations entre les femmes et les hommes, dominées par des stéréotypes tenaces.

L’attention maniaque portée au respect de l’époque, du type de cendriers à la longueur des robes, en passant par le mobilier, les voitures et les habitudes, favorise l’immersion dans ces années ouvertement racistes, homophobes et sexistes, mais aussi enthousiastes et remplies d’espoir. Cette fidèle reconstitution fait vibrer la fibre nostalgique de plusieurs téléspectateurs, les replongeant dans leurs souvenirs d’enfance. D’autres, moins âgés peut-être, restent interdits devant certaines scènes. Il est en effet étonnant, en , de voir une jeune femme abandonner son enfant né hors mariage afin de conserver son travail.

Coauteur d’un ouvrage qui paraîtra l’an prochain aux Presses de l’Université de France sur les séries télévisées américaines, Daniel Weinstock explique l’engouement pour Mad Men par la lassitude généralisée envers les émissions de télé-réalité. « Enfin! Une série léchée, avec une vraie histoire et de vrais personnages! » Et parmi ces personnages, un trio féminin de choc, qui transcende les scènes surannées de la série — notamment celles où une maîtresse de maison parfaitement coiffée accueille son mari fatigué avec un bon souper et un verre de vin. D’une certaine façon, les attachantes Joan, Betty et Peggy incarnent les balbutiements du féminisme.

Sortir du carcan

Photographie de Joan secrétaire de rédaction dans la télésérie Mad Men.

Joan, pulpeuse secrétaire de rédaction, joue à fond la carte de la séduction. Elle règne sur le petit monde des secrétaires en leur faisant comprendre qu’une aventure sexuelle avec un patron peut s’avérer nécessaire pour rester dans ses bonnes grâces. Mais contrairement à ce qu’on pourrait croire à première vue, Joan n’est pas le jouet des hommes. Elle rejette les carcans relationnels de l’époque, garde la maîtrise de la situation et fait preuve d’une grande lucidité. À un moment, certes, elle s’est laissé prendre au jeu, lorsque ses supérieurs lui ont demandé un coup de main pour des scénarios de pubs télé, pour lui annoncer plus tard… qu’ils avaient embauché un homme pour ce travail. Elle a rapidement repris « sa » place, mais sans renoncer à une certaine insubordination qui s’accentuera au fil de la série.

Betty, l’épouse-trophée de Don Draper, a tout pour être comblée. Elle est belle, riche, a deux enfants, un chien, une jolie maison. Pourtant, sa détresse est palpable. « Elle se trouve dans un état de révolte inactive. Elle vit une rage sur laquelle on ne peut pas mettre de mots, résume Daniel Weinstock, professeur de philosophie à l’Université de Montréal. Sa détresse est le ferment du féminisme. »

Prisonnière de sa cage dorée, Betty, ex-mannequin qui a cessé de travailler lorsque Don lui a passé la bague au doigt, est étouffée par le corset des convenances. Et son mari n’en a cure, tant qu’il peut la trimbaler dans ses événements mondains. Dans la première saison, Don lui trouve un psychiatre… qui lui téléphone après les séances pour lui rapporter le contenu de ses échanges avec Betty. Conformément aux mœurs de l’époque, Don considère sa femme comme sa chose.

Cette détresse sans nom, Betty Friedan l’a décrite en dans The Feminine Mystique. Et 14 ans plus tard, un autre ouvrage, Toilette pour femmes, de Marilyn French, a expliqué le phénomène des femmes désœuvrées et esseulées dans leur banlieue. Mais en , la Betty de Mad Men n’a pas encore accès à ces mots pour exprimer son mal de vivre. Ce à quoi s’emploiera la recherche féministe pendant les années qui suivront.

Quant à la jeune Peggy Olson, elle a réussi l’incroyable exploit de passer de secrétaire à rédactrice chez Sterling Cooper. Au fil des émissions, on la voit se débattre pour prendre sa place, obtenir la reconnaissance qui lui est due. Bref, se faire respecter. On l’aime! Go Peggy! Mais elle paiera cher son avancement. Pour devenir « one of the boys », elle étouffera sa féminité sous des tenues de bonne sœur. Elle tentera de boire et de fumer comme les hommes, ce qui donnera lieu à des situations incongrues. Comme cette fois où elle rejoint ses collègues et un important client dans un pub, et que celui-ci la prend sur ses genoux, croyant que c’est une fille que le bureau lui a payée pour la soirée. Misère! Ambitieuse et déterminée, Peggy est le personnage féminin qui évolue le plus au fil de la série. Brillante, elle sait très bien que son sexe l’exclut du cercle des décideurs, mais elle remettra souvent en question cet état de choses.

Stéréotypes pour stéréotypes

Nul doute : les femmes de Mad Men sont fortes. Mais leur rapport à la sexualité, lui, reste ambigu. Maria Nengeh Mensah, professeure à l’École de travail social de l’UQAM et spécialiste des cultures et mouvements féministes, n’hésite pas à dire que la série nous incite à redécouvrir la sexualité, et donc la séduction, comme un plaisir, et ce, tout en reconnaissant les autres dimensions du pouvoir qui la composent, comme la violence, la subversion, le contrôle. « Mad Men montre la sexualité comme un ancrage nécessaire et hyper-visible des rapports sociaux entre les hommes et les femmes. Mais comme la série s’abstient d’en faire la critique ouvertement, elle oblige la téléspectatrice à réfléchir sur la place de la séduction dans les années , ainsi qu’aujourd’hui. »

Mme Mensah se verrait bien présenter la série à ses étudiants en leur demandant de comparer les stéréotypes sexuels d’aujourd’hui et ceux d’hier. Mais elle se garde de glorifier notre époque. « Aujourd’hui, les femmes peuvent en principe choisir parmi une constellation de possibilités au travail. Nous pouvons même devenir cadres et patrons! Mais ne me dites pas que nous sommes libérées des stéréotypes. Celui qui me semble le plus lourd est celui de la super-femme. »

Parmi les étudiantes qu’elle côtoie, la professeure en voit plusieurs ployer sous le poids de la performance. « Depuis les années , un mouvement de balancier nous a conduites vers un autre extrême. Je ne peux m’empêcher de faire un lien entre la détresse des femmes de Mad Men et celle des femmes aujourd’hui, étouffées par les obligations de performance. »

La série, vous l’aurez compris, nous plonge dans une époque aux normes sociales étroites. Une femme qui se mariait devait avoir des enfants, sinon elle ne remplissait pas son rôle. Et une femme qui travaillait ne pouvait pas en avoir. Sur ce plan, les femmes d’aujourd’hui ont beaucoup plus de possibilités. Pourtant, se faisant l’avocate du diable, MmeMensah signale qu’une mère qui décide de rester à la maison en « sera considérée comme antiféministe ».

Alors quoi? Était-ce mieux avant? Bien sûr que non. Entre critiquer son monde et souhaiter revenir 50 ans en arrière, il y a un pas que personne ne veut franchir. La télésérie nous rappelle justement que la situation des femmes n’était pas enviable, et que l’égalité des chances au travail était une vue de l’esprit. En fait, les personnages féminins de la série sont tellement au bas de l’échelle qu’ils ne peuvent que monter. Et cela fait partie du plaisir des mordues de Mad Men : savourer les débuts de l’émancipation des femmes.