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Une formation au poil

Un superbe gilet en peau de phoque et en renard qui a valu à sa créatrice, Rosie Audlakiak, le grand prix au concours Fur Reinvented, organisé par le Conseil canadien de la fourrure.

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Un programme de design de fourrure a récemment été mis sur pied à Iqaluit, au Nunavut. Outil d’émancipation sociale et économique, cette formation permet aussi de valoriser la culture inuite et de promouvoir une mode méconnue.

Tous les bancs sont écartés pour faire de la place dans la salle de classe. Des femmes sont assises en rond, par terre. Elles observent attentivement l’aînée inuite venue leur enseigner les techniques traditionnelles de préparation des fourrures locales. En reproduisant les gestes de la vieille femme, chacune gratte soigneusement, à l’aide d’un ulu (couteau traditionnel des Inuites), un morceau de la peau de l’ours qui rôdait autour de la communauté, et qui a été abattu par mesure de sécurité.

Ces femmes suivent une nouvelle formation sur le travail et le design de fourrure offerte au Collège de l’Arctique du Nunavut, à Iqaluit. « J’aime coudre et je voulais suivre une formation pour en faire mon métier », dit timidement Rosie Audlakiak, 36 ans, pour expliquer son retour aux études.

Destiné au départ à relancer le commerce d’articles de fourrure dans le Grand Nord, ce programme permet chaque année à une quarantaine de femmes d’apprendre le travail de la fourrure et leur donne la possibilité de suivre une deuxième année d’études, où on leur enseignera les bases nécessaires pour démarrer leur entreprise. Cette perspective professionnelle est d’autant plus intéressante que le taux de chômage au Nunavut touche plus de 19 % de la population, une proportion qui compte quatre fois plus d’Inuits que de non-autochtones. Pour certaines, le programme est surtout une voie à suivre pour fournir des vêtements chauds à leur famille. Au Nunavut, il peut faire jusqu’à – 50 °C durant les mois d’hiver.

Photographie de Mme Diane Giroux
MmeDiane Giroux

Designer de mode formée en haute couture, Diane Giroux, fondatrice et unique enseignante du programme, a été mandatée il y a une dizaine d’années pour développer une collection d’articles de fourrure dans le Grand Nord. Elle a vite dû s’adapter à la réalité : « Il n’y avait pas suffisamment de main-d’œuvre locale qualifiée pour reproduire ces vêtements. » Lui vient alors l’idée de mettre sur pied un programme d’enseignement du design de fourrure. Démarrée en sous la forme d’un projet pilote, la formation Fur Production and Design a connu un vif succès. Le gouvernement du Nunavut l’a donc rendue officielle en . Elle est maintenant offerte à la population de quatre communautés en plus d’Iqaluit.

Le premier volet de la formation vise à enseigner les techniques traditionnelles. « Des aînées inuites viennent montrer leur savoir-faire. C’est un travail de valorisation et de transmission de leurs connaissances traditionnelles et de leur culture », explique la designer d’origine québécoise. Le second volet traite de design contemporain et favorise l’acquisition de compétences commerciales. « La plupart des élèves sont là pour redécouvrir un aspect de leur culture et elles oublient l’importance du facteur économique. Traditionnellement, chez les Inuits, les objets se donnent ou s’échangent. Le commerce industriel ne fait pas partie de leur culture. Il est important de leur faire saisir l’importance de la régularité du produit, du respect des échéances et de la notion de profit. C’est tout un travail quand on vit au rythme du Grand Nord! »

Un parcours semé d’obstacles

Rosie Audlakiak et Elizabeth Awa sont inscrites à la formation. Dans la classe, l’ambiance est décontractée. En bruit de fond, on entend la radio locale en inuktitut. De nouvelles peaux de phoque teintes sont arrivées et les deux élèves se concertent sur le choix de celles qui composeront leur prochain ouvrage, un bustier 100 % fourrure. La discussion, incompréhensible pour ceux qui ne parlent pas la langue locale, semble avoir dérivé et les rires sont fréquents.

Pour ces femmes, être à l’école ne va pas de soi. Les obstacles sont nombreux. Plusieurs élèves de la classe ont d’ailleurs abandonné, dont la belle-fille d’Elizabeth Awa. « Elle n’a pas trouvé de gardienne pour surveiller ses neuf enfants quand elle vient à l’école », explique la femme de 64 ans qui héberge deux de ses petits-enfants.

Diane Giroux reconnaît que son travail dans le Grand Nord n’est pas toujours facile. Le rythme des cours doit souvent s’adapter aux blizzards, mais aussi à divers problèmes sociaux. « La violence conjugale, la maladie, l’alcoolisme et les lacunes d’éducation sont le lot de certaines élèves. Mon rôle est d’enseigner, mais je fais plus que cela. Je soutiens, j’écoute, je console et j’aide aussi. » Elle raconte qu’une élève ne savait ni lire ni compter, car elle avait vécu son enfance en retrait du village, sans école, alors qu’une autre n’avait jamais fait de couture. « Je fais tout pour les aider à rattraper le retard, mais parfois, ce n’est pas possible », avoue-elle.

Autre problème : la distance entre les différentes communautés. La famille étant un élément central dans la culture inuite, la nécessité de s’éloigner peut décourager certaines femmes à entreprendre la formation, surtout si elles ont des enfants. Toutefois, certains programmes d’aide financière permettent aux individus venant d’une communauté extérieure de déménager à Iqaluit avec leur famille; ils leur fournissent notamment de quoi vivre sur place. Elizabeth Awa a bénéficié de ces programmes, elle qui est venue d’Igloolik avec son mari et une partie de ses enfants.

Sur le chemin de la reconnaissance

Rosie, elle, vient de Qikiqtarjuaq. Célibataire et sans enfants, elle peut se consacrer entièrement à son projet professionnel. Son assiduité lui a déjà valu une reconnaissance nationale. En , devant les élèves des autres écoles de mode canadiennes, elle a remporté le grand prix au concours Fur Reinvented, organisé par le Conseil canadien de la fourrure. Sa création : un gilet en peau de phoque et en renard. « Je suis très contente que mon travail plaise, commente-t-elle. À la fin de la formation, je veux entreprendre un cours de gestion pour fonder un atelier de design de fourrure de phoque dans mon village. »

Photographie de Mme Meeka Kilabuk
MmeMeeka Kilabuk

Meeka Kilabuk, diplômée de la première promotion du programme, s’est aussi fait remarquer. Connue pour son engagement politique pour la cause inuite et sa participation à la fondation du territoire du Nunavut en , elle a été sélectionnée, contre toute attente, pour représenter le Canada au concours international de conception étudiante REMIX à Milan, en Italie, en . Grâce à son manteau d’homme en peau de phoque, elle s’y est classée parmi les huit finalistes. C’était la première fois que le Nunavut participait à ce concours. « Cet événement a permis de mettre le Nunavut sur la carte, assure cette femme à la forte personnalité. C’est un moyen de faire connaître notre région et notre culture. »

Pour elle, le travail de la fourrure, notamment celui de la fourrure de phoque, est un acte politique qui permet d’affirmer son identité de femme inuite. « L’embargo sur les produits du phoque en Europe nous a fait beaucoup de tort. Nous travaillons avec ce que nous avons sur nos terres et dans le respect de la nature. Nous ne pratiquons pas la chasse massive comme à Terre-Neuve. » Meeka Kilabuk est fâchée, mais ne se décourage pas. En dehors de ses activités politiques, elle a mis sur pied son propre atelier de conception d’accessoires de fourrure. Plusieurs clients privés américains sollicitent ses services, mais elle doit refuser : ils sont eux aussi sous embargo. Elle espère toutefois trouver des débouchés avec la Chine, qui vient de signer un accord bilatéral qui permettra au Canada d’exporter son phoque là-bas.

Pour Karliin Aariak, autre designer formée par Diane Giroux et sélectionnée à Milan en , la fourrure de phoque est « la plus grosse incompréhension de l’industrie ». « Notre défi est de sensibiliser le monde entier au lien qui nous unit au phoque. Cet animal est important pour la survie des Inuits et nous l’utilisons de manière durable. De la peau jusqu’aux os, en passant par la graisse et la viande, rien n’est gaspillé », explique la fille de la première ministre nunavoise Eva Aariak. Lorsque sa mère a été élue en , Karliin a repris le magasin d’artisanat familial. Depuis, elle confectionne des vêtements et des accessoires en peaux.

Depuis l’hiver dernier, Meeka Kilabuk assiste Diane Giroux dans quelques cours en vue d’enseigner un jour, peut-être. «C’est un projet à long terme et il y a encore énormément à faire avant de passer le flambeau. Les designers diplômés ont encore beaucoup à explorer en tant qu’artistes avant d’enseigner, estime Diane Giroux. La mode inuite en est à ses balbutiements. Elle a toujours existé, mais sans aucune reconnaissance internationale. De la tradition à la vie contemporaine, il y a tout un monde. »

Ce reportage a été réalisé grâce au soutien de l’organisme Carrefour Nunavut et de First Air.

Le nunavut en quelques chiffres

  • Nombre d’habitants en : 29 325 dont 84,2 % d’Inuits
  • Nombre de femmes inuites : 12 245
  • Plus de 40 % des femmes ont moins de 25 ans
  • 52 % des familles comptent trois enfants et plus
  • 45,3 % des femmes de 25 à 29 ans ont un diplôme d’études secondaires (39,4 % des hommes)
  • 42,3 % des femmes de 25 à 54 ans ont un diplôme d’études postsecondaires (45,4 % des hommes)