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Réforme de l’aide sociale : Le syndrome Titanic

Maintes fois reporté, puis déposé in extremis en fin d’année, le projet de loi sur l’aide sociale sera-t-il emporté …

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Maintes fois reporté, puis déposé in extremis en fin d’année, le projet de loi sur l’aide sociale sera-t-il emporté dans le vortex du paquebot du déficit zéro? « Je suis déçue, scandalisée même. » Françoise David, présidente de la Fédération des femmes du Québec, donne le ton. Les groupes de femmes, tout comme les associations communautaires, se sentent trahis par la teneur de la réforme de l’aide sociale présentement débattue à l’Assemblée nationale. Mi-figue, mi-raisin, d’autres reconnaissent que le gouvernement pouvait difficilement faire plus, compte tenu des réductions budgétaires et de la grande corvée du déficit zéro. Au contraire, des spécialistes trouvent le projet de loi trop mou, pas assez axé sur une réelle intégration des jeunes au marché du travail. Comment expliquer la grogne qui couve? On semble pointer du doigt non pas tant des mesures particulières que le « message » que la réforme envoie : l’aide sociale est une mesure de dernier recours, point. Il ne s’agit plus d’un revenu à vie. Une réforme donc qui vise, en premier lieu, les jeunes et, parmi eux, les femmes chefs de famille monoparentale. Une réforme qui crée aussi le concept de donnant donnant et ceux de responsabilisation, de réintégration sociale obligatoire, concepts largement répandus dans le reste du monde occidental. « On aurait pu faire différemment, pense Sylvie Morel, professeure au Département de relations industrielles de l’Université Laval. Le Québec a manqué l’occasion d’être original. » Tout n’est pas noir évidemment. À preuve, il y a quelques bonnes nouvelles parmi les changements proposés, dont une prestation spéciale de 500 $ allouée pour retourner au travail, l’éventualité pour les chefs de famille monoparentale de partager un logement sans se voir retrancher 100 $ mensuellement (14 000 familles pourront bénéficier de cette mesure), une augmentation des revenus de travail permis (jusqu’à 222 $ par mois pour une personne seule) et la possibilité de conserver jusqu’à 100 $ de pension alimentaire chaque mois pour un enfant de moins de 5 ans et l’assouplissement de la loi qui n’oblige plus les femmes à la tête de famille monoparentale à s’inscrire à un parcours d’employabilité. « On aurait aimé avoir plus », concède Lyse Leduc, députée péquiste de Mille-Îles et membre du groupe de dix députés qui ont participé aux consultations générales portant sur le livre vert sur la réforme. « Mais des mesures dans le projet de loi favorisent plus particulièrement les femmes prestataires », souligne-t-elle. Là où le bât blesse, c’est le parcours d’employabilité obligatoire pour les jeunes ayant 25 ans ou moins, à défaut de quoi leur chèque d’aide sociale sera amputé de 150 $. Qui plus est, les prestataires à la tête d’une famille monoparentale n’auront plus droit à une allocation supplémentaire pour non-disponibilité au travail quand leur plus jeune enfant atteindra 5 ans (contre 6 ans aujourd’hui). Il s’agit là du nerf de la guerre opposant les partisans du statu quo aux tenants de la ligne dure qui prônent un retour au travail dès l’âge de 2 ans. Les jeunes mères de famille monoparentale ne représentent pas la majorité des femmes qui reçoivent de l’aide sociale : en fait, 42 % des 282 449 prestataires sont célibataires, parfois assez âgées. Contrairement aux hommes qui se retrouvent souvent à l’aide sociale à la suite d’un échec professionnel, elles y aboutissent fréquemment après une rupture ou un divorce. Sauf que les mères seules (32 % des prestataires, soit plus de 90 000 femmes et 156 716 enfants) sont au cour de la réforme. Car la monoparentalité à l’aide sociale s’avère l’apanage quasi exclusif des femmes. Et elle est synonyme de pauvreté et de précarité.

La maison ou le travail?

« Être au foyer, c’est un risque. Mais c’est aussi un choix. Il y a des femmes à l’aide sociale qui préfèrent rester à la maison pour s’occuper de leurs enfants », plaide Françoise David. Elle a beau analyser la réforme sous toutes ses coutures, elle a de la difficulté à y trouver ne serait-ce que l’ombre d’une vertu. « Tous groupes confondus, la réforme n’est pas du tout un moyen de lutter contre la pauvreté. » L’économiste Francine Séguin, membre du groupe de travail mis sur pied par Jeanne Blackburn pour faire le point sur l’aide sociale, porte un jugement plus nuancé sur la question. « Je crois que la réforme seule ne peut pas aider à contrer l’appauvrissement des femmes dans une société comme la nôtre. On doit réfléchir à l’ensemble de la fiscalité, à la situation économique, au système d’éducation. C’est tout ça qui pourrait stopper la féminisation de la pauvreté. » Pour sa part, Françoise David juge injuste le sort réservé aux jeunes mères de famille monoparentale. « Offrons-leur donc une panoplie de services qui vont leur permettre de finir leurs études et de réintégrer le marché du travail. » « La contribution sociale de ces femmes n’est pas reconnue », ajoute Vivian Labrie, animatrice au Carrefour de pastorale du monde ouvrier et initiatrice du Parlement de la rue, à Québec. « Or, la reconnaissance sociale ne passe pas nécessairement par le marché de l’emploi. Même s’il s’avère qu’après avoir passé plusieurs années à la maison il est plus difficile pour elles de retourner travailler. »
« Il y a là tout un débat, estime Francine Séguin. Doit-on faire en sorte que ces femmes aient aussi l’obligation de choisir un parcours vers l’emploi? D’un côté, des gens croient que, si de jeunes femmes s’orientent sur une voie de garage pendant deux à huit ans, il leur sera très difficile de retravailler. De l’autre, d’aucuns soutiennent qu’elles devraient avoir la liberté de s’y insérer ou non. Mon collègue Pierre Fortin — également membre du groupe de travail sur l’aide sociale — et moi avons adopté la première position. Il est tout à fait normal qu’elles restent à la maison, pendant les deux premières années de vie de leur enfant, mais après, elles devraient songer à la réinsertion et à un parcours d’employabilité. »
« Je crois qu’on ne rend pas service aux jeunes mères en les tenant loin du marché du travail pendant cinq ans, ajoute Francine Séguin. Toutefois, en période de pénurie d’emplois, ça peut être une mesure transitoire. On vient d’enlever beaucoup de monde sur le marché du travail. C’est habile de la part du gouvernement. Mais j’ai beaucoup de difficulté à penser que cette manœuvre va améliorer le sort des femmes. »

La cœrcition : une voie obligée?

Ce sont les jeunes de moins de 25 ans, hommes et femmes, qui feront les frais de ce qu’on appelle désormais « le parcours obligatoire d’employabilité ». « Je trouve cela très grave qu’on réduise ou même suspende les prestations à une personne qui refuse de suivre ce parcours, estime Françoise David. Réduire à néant l’aide aux plus jeunes, c’est un message idéologique. Mais combien de stages en entreprises va-t-on ouvrir? On sait pourtant qu’il y a toujours plus de demandes que d’offres. Et quel travail auront-ils demain? Nous ne sommes pas dans une politique de plein emploi. » « La cœrcition infantilise les prestataires d’aide sociale, dénonce Nicole Sénécal, organisatrice communautaire au Collectif de défense des droits de la Montérégie. Or, je crois qu’à 20 ans on sait ce qu’on veut. » « Cette réforme est un grand cadeau aux marchés, renchérit Vivian Labrie. On veut créer une main-d’œuvre disciplinée, captive d’emplois sous-payés trop souvent le lot des femmes. De toute évidence, c’est un rajustement structurel, une réponse néolibérale aux problèmes financiers du gouvernement. On devrait plutôt fonctionner avec la notion de volontariat. Les pénalités sont autant de pièges. » La députée Lyse Leduc fait entendre un autre son de cloche et dit s’accommoder de l’obligation faite aux jeunes d’adhérer au principe du parcours vers l’emploi. « Ils n’ont souvent aucune expérience de travail. Ils seront simplement appelés à s’instruire. Il s’agit pour eux d’entreprendre une démarche, et non pas d’être abandonnés à l’exclusion. L’autonomie financière vient avec le travail. » Francine Séguin est sur la même longueur d’onde. « Je ne connais pas d’organisation ou de société qui met à la disposition des gens des ressources sans rien recevoir en contrepartie. Si on veut réduire la pauvreté, il faut miser sur les 18-25 ans. C’est LA priorité. On sait fort bien que ceux et celles qui ont recours très tôt à l’aide sociale n’en sortent plus. Les jeunes doivent s’engager dans un parcours d’employabilité. L’idée n’est pas de leur dire d’aller balayer les trottoirs. Ils ne seront évidemment pas prêts demain matin! Mais il faut les aider, car, dans notre société, le fait de travailler permet d’être autonome financièrement. Avoir un statut de prestataire de l’aide sociale à 20 ans, ce n’est tout de même pas normal. » Encore faut-il que le marché du travail suffise à la demande! « Des emplois, il y en a, rétorque Francine Séguin. Mais pas pour tout le monde. Voilà pourquoi il faut axer cette réforme sur les jeunes et les femmes chefs de famille monoparentale. Et laisser les plus vieux tranquilles. »

Régime minceur

Au-delà des aspects cœrcitifs et techniques de la réforme, bien des personnes déplorent le manque de nouveaux fonds alloués pour l’implanter. « Pour mettre en avant les fameux parcours vers l’emploi et appliquer une véritable politique de lutte contre l’exclusion, il faut de l’argent », soutient Sylvie Morel, auteure d’une recherche comparative sur les systèmes d’aide sociale en France et aux États-Unis. « Or, ce que l’on annonce, ce sont des mesures financées uniquement à partir d’une réallocation d’une partie des fonds dégagés grâce à la baisse du nombre de prestataires depuis . » En fait, la chercheuse constate que la réforme repose sur une contradiction. « Le gouvernement met l’accent sur une approche cœrcitive qui tend à laisser croire que les pauvres sont responsables de leur situation alors qu’il n’est pas prêt à injecter les ressources budgétaires nécessaires pour que ces personnes puissent réellement donner suite aux obligations qui leur sont imposées. » « On ne met pas assez d’argent neuf, renchérit Françoise David. Et dire que, bon, ça ne change rien pour la majorité, c’est déjà un drame : le statu quo, ça signifie l’extrême pauvreté. » Sylvie Morel aurait plutôt souhaité une réforme pourvue de mesures pour que les personnes qui reçoivent de l’aide sociale puissent être véritablement intégrées comme citoyennes à part entière. « Hausser le niveau des prestations de base, donner des moyens financiers pour faciliter l’insertion tant sociale que professionnelle, reconnaître le travail domestique et les besoins des femmes et arrimer le programme à une politique féministe pour un nouveau plein emploi. » En somme, elle suggère de venir en amont et de revoir les choix budgétaires ainsi que les priorités politiques du gouvernement. Allouer plus d’argent? Impossible, estime Francine Séguin. « L’objectif de réduire la pauvreté des femmes est une chose; l’atteinte du déficit zéro en constitue une autre. Jusqu’où doit-on augmenter l’enveloppe budgétaire? Dans le contexte actuel, on ne pouvait pas accroître la part attribuée à l’aide sociale. Cette dernière doit demeurer un dernier recours, nuance-t-elle, et non pas devenir un revenu de citoyenneté. Il s’agit d’une aide en attendant de se donner les moyens de réintégrer le marché du travail, même si on sait que certains auront beaucoup de difficulté à le faire. Et que d’autres n’y parviendront jamais. » Réaliste, Francine Séguin préfère donner une chance au coureur plutôt que de tirer à boulets rouges sur une réforme imparfaite. « On ne doit pas dire non d’emblée, c’est du défaitisme. On doit travailler avec ténacité. Le système est tellement épouvantable à l’heure actuelle que ça ne peut pas être pire. »