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La dérobade, implants mammaires

Chaque année, environ 8 000 Québécoises se paient la poitrine de leur rêve. Une décision prise à leurs risques et périls …

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Chaque année, environ 8 000 Québécoises se paient la poitrine de leur rêve. Une décision prise à leurs risques et périls, malgré le bannissement des implants de silicone. Car les nouvelles prothèses continuent d’inquiéter. Et pendant que l’on joue à la roulette russe avec la santé des femmes, ce marché mondial se porte à merveille!

En Amérique du Nord, l’augmentation mammaire arrive au deuxième rang des interventions esthétiques, tout juste derrière la liposuccion. Un marché mondial à la hausse qui atteint les 500 millions de dollars. Ah! être mince et avoir de beaux seins ronds et fermes! « Normal, c’est exactement l’image à laquelle les femmes sont incitées à se conformer, commente Renée Ouimet, agente de recherche à Relais Femmes. Cette image encore très stéréotypée que les médias colportent place la majorité d’entre nous en échec constant. » D’accord avec cette analyse, Sharon Batt, du groupe Action cancer du sein Montréal, ajoute que l’industrie de l’esthétique exploite l’insécurité sexuelle des femmes.

« Il faut dire aussi que notre système de santé considère de plus en plus le corps humain comme une machine que l’on transforme à volonté, sans tenir compte de son histoire ou de ses particularités, observe Mme Ouimet. Autrefois, on portait un corset. Aujourd’hui, on l’a plutôt intégré : on se fait brocher l’estomac, on s’expose à des carences alimentaires, on se fait remonter les seins. »

« Ce qui est le plus cruel dans le cas des prothèses mammaires en silicone, juge Mme Ouimet, c’est que le même regard social qui encourage des femmes à avoir des seins plus gros s’en est complètement détourné lorsque celles-ci ont subi des conséquences imprévues. »

Double victimisation

« Si vous achetez un nouveau rouge à lèvres et qu’après usage votre bouche tombe, allez-vous vous résigner sous prétexte que vous n’aviez qu’à ne pas vous maquiller? », lance Bonnie O’Hearn dans un mouvement d’indignation. Présidente d’Accès information silicone, elle défend la cause d’une trentaine de milliers de Québécoises porteuses de prothèses mammaires en silicone implantées avant le moratoire de 1992. Pour elle, il n’y a aucun doute possible : la siliconose, ou maladie causée par la silicone, existe et se manifeste de multiples manières, comme des atteintes neurologiques, de la fatigue chronique ou des maladies immunitaires (lupus, arthrite rhumatoïde et sclérodermie).

Après avoir porté de semblables implants pendant quatorze ans, Mme O’Hearn éprouve elle-même quelques symptômes « inexplicables », notamment un taux sans cesse élevé de globules blancs, d’où des transfusions de plasma aux six semaines. Elle a aussi entendu des centaines d’histoires identiques à la sienne. Pour elle, la situation est claire : des femmes ont choisi cette chirurgie sans jamais savoir qu’elle pouvait entraîner de telles conséquences. Pire : les autorités politiques et médicales nient encore aujourd’hui l’existence de la maladie.

À vrai dire, les effets de la silicone sur la santé des porteuses font toujours l’objet de controverses scientifiques. « Que les implants en silicone soient bannis depuis sept ans et que nous ayons gagné des recours collectifs, cela n’a rien changé, puisque la maladie dont nous souffrons n’est pas encore reconnue par les autorités », affirme Mme O’Hearn.

Il faut dire que les enjeux sont énormes et qu’ils s’apparentent à ceux de certaines maladies industrielles. « Prenons le cas de la silicose, la maladie des travailleurs qui utilisaient les jets de sable, avance Mme O’Hearn. Chaque malade coûte au gouvernement québécois 440 000 $ par année en frais médicaux et en pension d’invalidité. Cette maladie industrielle n’aurait jamais été reconnue sans le poids des syndicats. » Mais voilà, les milliers de porteuses de prothèses mammaires n’ont pas ruiné leur santé au travail, cause noble portée haut par des organisations syndicales et soutenue par l’opinion publique. Elles ne font que subir les effets d’une décision intime, de nature sexuelle, rarement basée sur une information complète puisque inaccessible. De surcroît, une pratique qui alimente un secteur économique astronomique.

Quel est le problème?

Dans le secret du cabinet du plasticien, près de 8 000 Québécoises prennent chaque année la décision de se payer la poitrine de leur rêve — des raisons esthétiques expliquent 80 % des augmentations mammaires. Les implants que l’on propose aujourd’hui ressemblent à ceux des années 60 : un disque en silicone souple, rempli d’eau salée. Mais dans les années 70 et jusqu’au moratoire de 1992, c’est le disque rempli de gel de silicone qui a eu la cote. Apprécié pour son allure naturelle, il a été commercialisé en 950 modèles par 98 compagnies! Certains d’entre eux, comme la fameuse prothèse MÊME, étaient en outre recouverts de polyuréthane, une mousse qui empêchait le disque de s’affaisser.

Dans son laboratoire de l’Institut des biomatériaux du Québec, Robert Guidoin a examiné depuis dix ans plus de 700 prothèses que l’on venait de retirer aux femmes. Ses travaux montrent que le gel de silicone migre inévitablement à l’extérieur de l’implant, soit par suintement, soit parce que la paroi finit par percer. « Après avoir passé neuf ans dans le corps d’une femme, la moitié des implants montrent des ruptures; après 20 ans, c’est presque 100 %. » Quant au polyuréthane, deux ans suffisent quelquefois à le dissoudre. « Au bingo des implants mammaires, toutes les femmes sont assurées de gagner des problèmes. Outre les effets secondaires, le chercheur fait référence aux opérations chirurgicales destinées à remplacer les implants perforés.

Qu’advient-il de la silicone une fois à l’extérieur de la prothèse? On en trouve souvent dans le voisinage de l’implant. Mais la substance peut aussi entreprendre un long voyage dans le corps humain, grâce au système immunitaire qui cherche à évacuer l’imposteur. Qu’arrive-t-il si une petite quantité de silicone se réfugie dans les reins ou les poumons et s’y dégrade? Si le suintement de silicone fait réagir le système immunitaire pendant de longues années? Si d’autres intrus s’ajoutent, introduits par exemple par la fumée de cigarette? Voilà le genre de questions auxquelles il est difficile de répondre : les rares travaux scientifiques portant sur ces sujets ne peuvent pour l’instant qu’indiquer des pistes, tantôt dans un sens, tantôt dans l’autre… c’est que « la recherche des effets de la silicone à long terme a été négligée par les bailleurs de fonds gouvernementaux qui la jugent “politiquement incorrecte” », estime André Castonguay, chercheur à la Faculté de pharmacie de l’Université Laval.

Devant la justice

« Nous voulons avant tout que le syndrome de la siliconose soit reconnu par l’Organisation mondiale de la santé et que la maladie soit officiellement décrite, explique Bonnie O’Hearn. Les omnipraticiens recevraient alors des lignes directrices, car la plupart du temps, ils ne savent pas à qui adresser une patiente qui a des prothèses mammaires ou comment la traiter. Cette reconnaissance permettrait aussi de financer la recherche sur les effets de la silicone. » L’organisme de pression exige également que les acteurs assument leurs responsabilités : que les plasticiens, les fabricants et les gouvernements qui ont permis la vente de ces produits admettent leurs torts. Et que celles qui ont perdu leur santé obtiennent une rente d’invalidité.

Mais la partie est loin d’être gagnée. Dans le cas des trois poursuites en recours collectif intentées au Québec, les fabricants n’ont jamais reconnu leur responsabilité. « Le bon côté, c’est que les femmes n’ont pas non plus à établir des liens de causalité entre leur santé et la silicone pour toucher une indemnité », remarque Jannick Desforges, responsable du dossier à Action Consommation de Montréal. Les indemnités versées varient de quelques centaines de dollars à plus de 30 000 $ par porteuse, selon l’âge d’apparition des premiers symptômes.

Depuis quelques mois, la justice se penche sur un autre aspect du dossier complexe des implants mammaires : la section des délits commerciaux de la Gendarmerie royale du Canada (GRC) mène une enquête auprès du ministère canadien de la Santé. La GRC tente de déterminer s’il y a eu des rapports malhonnêtes entre fabricants d’implants et autorités gouvernementales chargées d’approuver le matériel médical. Une procédure qui ne déplaît pas à Pierre Blais. Pour avoir révélé publiquement des études alarmantes sur les effets de la silicone et sur la qualité des prothèses, avant le moratoire, ce chimiste a été mis à pied par son employeur… le ministère canadien de la Santé. Il avait notamment découvert que le polyuréthane des prothèses même provenait parfois de lots destinés au rembourrage de sièges d’automobiles et comportait donc diverses impuretés! Aujourd’hui Pierre Blais, devenu consultant privé, continue de déranger. Il dénonce les implants de solution saline que l’on pose toujours dans le corps des femmes. « Le problème n’est plus la substance qui suinte de la prothèse, mais celle qui y pénètre, du sang entre autres choses. Après quelque temps, la solution saline ressemble à l’eau d’un aquarium négligé. Comment savoir quel effet ces déchets organiques produisent sur l’organisme quand l’implant perfore? » Par ailleurs, le chercheur vient de révéler qu’une centaine de Canadiennes ont reçu, depuis 1995, des prothèses d’huile de soya non approuvées par le gouvernement fédéral — des implants bannis par la Grande-Bretagne.

Une décision éclairée

Depuis 1997, le nombre de clientes a rattrapé celui d’avant le moratoire, soit environ 8 000 par an au Québec. « Ces femmes doivent prendre une décision éclairée, dit Bonnie O’Hearn. Dans les années 70 et 80, on nous a menti en nous promettant des prothèse à vie, sans danger. Mais une jeune de 25 ans doit plutôt s’attendre à changer ses prothèses trois ou quatre fois au cours de sa vie et à courir un risque en ce qui concerne sa santé. »

Or, difficile de compter sur l’objectivité du chirurgien, qui puise avant tout son bagage scientifique des fabricants de prothèses, lesquels ont tout avantage à vanter leur produit plutôt qu’à décrire ses effets secondaires possibles. Tout de même, le ministère canadien de la Santé vient de publier une brochure qui renseigne les femmes sur les risques à court terme d’une telle chirurgie : infection et hématome (jusqu’à 3 % des cas), durcissement permanent (25 %), perte de sensibilité (15 %), dégonflement. On s’en tient toutefois à la version « aucune preuve scientifique » pour ce qui est des effets à long terme de la silicone ou de la solution saline.

Même si la chose lui semble incroyable, Mme O’Hearn craint le retour en douce des implants en silicone. Le moratoire canadien de 1992 stipule que, pour les réintroduire, les fabricants doivent prouver leur innocuité. Ce qui s’avère aussi difficile à établir… que son contraire. « Une compagnie vient d’obtenir une licence de précommercialisation. Une autre a lancé sur le marché européen une prothèse remplie d’un polymère qui ressemble drôlement à la silicone. » Et le marché mondial des implants mammaires est toujours en très bonne santé financière!