Aller directement au contenu

Les seins — Crise inflationniste, seinbolique

Les seins Crise Inflationniste les Nord-Américaines semblent engagées dans une quête désespérée de la poitrine parfaite.

Date de publication :

Auteur路e :

Les Nord-Américaines semblent engagées dans une quête désespérée de la poitrine parfaite. Selon toute apparence, nous traversons une terrible époque aux seins bourrés de complexes. Derrière cette profusion mammaire se cache une féminité piégée, soumise au regard des autres.

Vous vous souvenez sans doute de ce classique du cinéma dans lequel le héros, personnifié par Woody Allen, est poursuivi par une paire de nénés qu’une espèce de docteur Frankenstein a fait enfler jusqu’au gigantisme. Le film Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur le sexe sans jamais oser le demander a beau accuser vingt ans de carrière, la scène des nibards fous n’a pas pris un pli et reste toujours aussi criante de drôlerie et d’actualité. Plus que jamais dans l’histoire, les seins nous poursuivent et nous obsèdent. Les femmes tout autant que les hommes. Puisque si les messieurs consomment beaucoup d’images de bustes affriolants, les dames, elles, semblent engagées dans une quête désespérée de la poitrine parfaite. Diététistes, publicitaires, esthéticiennes et plasticiens ne le savent que trop bien, eux qui font profession d’exploiter, de façonner et de bichonner les nichons.

Derrière cette profusion mammaire se cachent des femmes tristes et amères, car celles qui aiment leurs lolos tels quels ne sont pas légion. C’est du moins ce qui se dégage de multiples sondages en la matière : l’immense majorité des femmes entretiennent des sentiments mêlés à l’endroit de leur buste. Certaines études vont jusqu’à une proportion astronomique de 92 % de Nord-Américaines insatisfaites de leur poitrine. Imaginez-vous un seul instant pareil pourcentage de gens qui n’aimeraient pas leur nez ou leurs yeux. Pire encore, un récent sondage dans lequel on demandait aux hommes s’ils encourageraient leur petite amie à passer sous le bistouri si on leur offrait une chirurgie gratuite a récolté un inquiétant taux de 55 % de réponses positives. Faisons-nous face à une génération de lamentables mal sevrés ou les hommes sont-ils simplement contaminés par les fantasmes de la silicone colportés par les starlettes d’Alerte à Malibu?

Le sein dans la tête

Selon toute apparence, nous traversons une terrible époque aux seins bourrés de complexes. Toutes les femmes aspirant à l’inaccessible tétin nommé perfection, ça commence à faire du monde au balcon. Sont-elles équipées pour veiller tard qu’elles en donneraient bien aux autres qui serrent les hommes plus près de leur cœur, lesquelles déplorent par contre en manquer. Air connu : la poitrine d’à côté est toujours plus pleine, plus sensuelle que la sienne. « Les seins sont une source de préoccupation à un point tel que l’on jurerait parfois que toute la féminité du corps tourne autour, constate Mireille Dansereau. Mais c’est une féminité piégée, soumise au regard des autres. » La cinéaste a tourné Les seins dans la tête, un documentaire de l’Office national du film qui connaît une carrière peu commune; il rebondit régulièrement dans les médias, cinq ans après sa sortie. « J’ai fait ce film pour tenter de comprendre cette obsession de la poitrine qui m’est soudainement tombée dessus à ma première grossesse. Jusque-là, mon idéal physique était un corps filiforme aux jambes graciles, celui de la danseuse classique et moderne que j’ai été pendant quinze ans. Et voilà qu’enceinte je me retrouve avec une belle gorge, pleine et ronde. Des seins que j’aurais volontiers gardés pour le reste de ma vie. C’est à ce moment que j’ai réalisé que des femmes souffrent comme moi d’un deuil, celui du sein idéal qu’elles n’ont pas. Un sein qui est dans la tête. »

Le film de Mireille Dansereau montre des femmes de tout style et de tout âge, certaines ayant souffert de volumineux « deux pintes », d’autres dont le drame fut d’avoir très peu de poitrine. Des femmes qui — il y a tout de même de l’espoir — ont aujourd’hui accepté leur corps. On ne peut toutefois s’empêcher de remarquer que la douleur paraît avoir été beaucoup plus aiguë chez les femmes peu pourvues que chez leurs consœurs aux formes épanouies. « Ne pas en avoir du tout est vécu comme un ostracisme, dit Mireille Dansereau. Les plasticiens que j’ai consultés lors de ma recherche doivent régulièrement ramener à la réalité des clientes qui exigent des ajouts mammaires hors de proportion. »

Pommes de discorde

Et les médecins, sont-ils vraiment les alliés des femmes dans tout ça? Il est une scène du film de Mireille Dansereau qui en fait douter. On y voit un spécialiste de la reconstruction des tissus mammaires tâter négligemment la poitrine flasque d’une patiente : « Rien à faire, ils ne seront jamais beaux ». Ainsi tranche avec froideur l’homme de l’art sans apparemment se soucier de la détresse qu’il provoque chez sa patiente. Selon Mireille Dansereau, nombre de spectatrices ont éprouvé de la colère envers cet homme qui paraît symboliser un pouvoir millénaire exercé sur le corps de la femme.

Car s’il y a eu un temps où le sein maternel commandait aux mâles un respect sacré, il n’y en a plus aujourd’hui que pour cette autre identité de la poitrine féminine : celui qu’Armande Saint-Jean décrit, ainsi qu’il se doit, comme une paire « comprenant le sein-plaisir et le sein-désir. Mais le plaisir et le désir de qui? Voilà la question qu’il faut poser. Il n’y a qu’à observer les premières socialisations adolescentes pour comprendre que les petites filles voient très vite leurs seins comme des appâts à l’usage des garçons. Vouloir être désirable est tout à fait légitime, mais plaire à tout prix est une aliénation. Allez vous étonner après ça que des femmes acceptent de se soumettre jusqu’à la mutilation à des diktats esthétiques! » Selon la professeure de communication à l’Université de Sherbrooke, ce n’est pas un hasard si l’image des soutiens-gorge lancés dans le feu est devenue une espèce d’icône du mouvement de libération des femmes dans les années 70. « Cette histoire n’est même jamais arrivée, dit Armande Saint-Jean. Elle fut inventée de toutes pièces par une journaliste féministe qui cherchait une formule-choc dans son compte rendu d’un grand rassemblement de femmes. La symbolique d’un événement comptant plus que sa véracité, l’autodafé des soutiens-gorge a fait le tour du monde, car il résumait bien l’appropriation réelle du corps — en l’occurrence, ces seins corsetés au cours des âges — comme enjeu vital du féminisme. »

Couvrez ce sein…

Associer libération de la femme et émancipation du nibard devait-il pour autant aller jusqu’à la polémique qui fait rage au Canada anglais depuis la mémorable canicule de juillet 1991? Ce jour-là, Gwen Jacob enleva son corsage pour faire prendre l’air à ses aréoles oppressées de chaleur. Coup de sang des policiers alarmés devant ces seins malséants; la belle Gwen écope d’une amende de 75 $ pour indécence, mais ne baisse pas les armes. Convaincue de son bon droit, elle choisit de soutenir ce qu’elle avance devant la cour provinciale ontarienne qui lui donne raison en 1996, ce qui déclencha une réaction en chaîne. Un peu partout au pays, des émules de la jeune femme se dépoitraillent à qui mieux mieux, ce qui sème le trouble et la confusion dans les parcs publics. Débordés, les constables verbalisent contre les appels de phares intempestifs, les juges sont embêtés, tandis que se créent d’invraisemblables groupes de pression comme le KTO (Keep the Tops On) qui s’amuse à jouer les Ku Klux Klan du mamelon. Dans la foulée, les féministes se rangent du côté des topless improvisées qui revendiquent des poitrines libérées de leur lourd statut d’excitants sexuels.

Début mars, la ministre fédérale de la Justice, Anne McLellan, déclare qu’elle ne ferait rien pour préciser, dans le libellé du Code pénal, la nuance entre un sein légitimement nu et un indécent téton. Ce dénouement donnera peut-être un coup de main à Évangéline Godron, une jeune femme de Regina qui, bien qu’acquittée devant la cour provinciale de la Saskatchewan d’une accusation d’indécence, devra comparaître à nouveau relativement au bain de soleil impromptu qu’elle s’est offert en dégrafant son accroche-cœur en un bel après-midi d’août 1997. « C’est curieux, cet acharnement, dira son avocat, James Rybchuck. On jurerait que certains cherchent à rendre illégale une partie du corps plutôt qu’un comportement. À mon avis, l’indécence réside plus dans l’esprit de certaines personnes que dans le spectacle d’une paire de lolos dans un parc municipal. Nous voilà dans un débat moral qui nous retarde de 20 ans par rapport à la France. »

Caresse 101

Peut-être, après tout, le sein a-t-il quelque chose de subversif? Voyez cette insolente rondeur qui défie les rigoristes. Et ce mamelon ne se dresse-t-il pas avec toute l’arrogance de la liberté et de la sensualité pleinement assumées? Somptueux et satiné, le sein met bel et bien au défi les tartuffes et fauteurs de morale de ce monde. Mieux encore, il fut en son temps le porte-étendard du matriarcat, jusqu’à ce que la pensée platonicienne l’écrase de son poids. C’est du moins la grille d’analyse que propose Serge Bouchard, ethnologue et coauteur (avec son ami et confrère Bernard Arcand) des Lieux-communs, cette réjouissante émission de la radio de Radio-Canada, où l’on s’amuse à réfléchir sur nous-mêmes. « En des temps très anciens, la femme était déifiée par les hommes pour sa fécondité, son érotisme. Ses atouts suprêmes étaient l’enfantement et le mystère du désir. Elle était un temple sacré, vénérée pour ses courbes. Car, en cette ère oubliée, la rondeur régnait en maîtresse absolue de l’imaginaire. Il suffit de scruter un instant l’une des généreuses Vénus néolithiques toutes en fesses et en seins pour réaliser ce fait admis de la plupart des anthropologues. »

Ce temps béni du matriarcat, souligne Serge Bouchard, a perduré pendant quelques millénaires. Puis, les hommes contre-attaquèrent en jetant à bas la ronde féminité, en inventant les angles, la ligne droite, en « démonisant » les courbes et en substituant la froide analyse à la vaste pensée féminine qui, telle une cosmique mamelle, englobait l’univers. « Cette nouvelle vision, dit Serge Bouchard, a culminé avec la civilisation grecque — dont la nôtre est issue — qui dévalorisait systématiquement le corps de la femme (jusqu’à faire de l’homosexualité le seul acte charnel noble), et qui magnifiait plutôt les éphèbes au torse anguleux et aux fesses presque carrées. » Malgré cette terrible offensive du patriarcat, l’humanité n’a jamais oublié la mansuétude et la douceur de la rondeur féminine, d’où cette poursuite incessante du sein qui l’obsède. « Une attirance profonde, dit Bouchard, qui transcende les sexes. »

Encore qu’il faille distinguer une jolie poitrine d’un sein malsain. Les protubérantes mamelles consommées par les lecteurs de revues pornographiques témoignent, selon l’anthropologue Bouchard, d’une grossière hypertrophie du désir masculin « qui n’a rien à voir avec l’érotisme véritable du sein, le plus fin qui soit. Car la poitrine féminine est précieuse, fragile; elle civilise le mâle. Toutes les femmes vous le diront : celui qui traite les seins comme ils le méritent sait faire l’amour comme un homme et non comme une brute. Si ce n’était que de moi, on donnerait dans les cégeps des cours de caresse du sein à l’intention des jeunes hommes. »

Serge Bouchard aime les seins, mais il a surtout aimé une femme qui a vécu le drame absolu de l’ablation. Homme discret à l’opposé de tout exhibitionnisme, il n’a confié qu’en fin d’entrevue (« Vous ne me l’aviez pas demandé ») que la femme qui partageait sa vie est morte du cancer du sein, voilà trois ans. « Mais avant, elle a dû passer par la mastectomie, dit-il. Un deuil terrible que rien ne pouvait consoler. Elle croyait avoir perdu toute faculté d’être désirable, même si je lui répétais que ça ne changeait absolument rien pour moi. Je l’aimais, vous comprenez? »