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En roue libre

Plus de 600 Québecoises ont leur permis de poids lourds. Elles ont du caractère ces dévoreuses de bitume.

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Plus de 600 Québecoises ont leur permis de poids lourds. Elles ont du caractère ces dévoreuses de bitume. Personnellement, je n’en avais jamais vues. Je n’avais jamais remarqué que des femmes, parfois, étaient aux commandes des mastodontes qui bloquaient mon rétroviseur. Les truckers, pour moi, avaient le pied pesant et le bras velu. Nathalie Trépanier est venue fracasser mes préjugés avec un documentaire poids lourd : 5 pieds 2, 80 000 lbs, produit à l’Office national du film (ONF). La P’tite, la Star, l’Ange blanc, la Chouette, P’tit Microbe, la Grenouille, la Puce sont entrées dans ma vie, puissantes et charmeuses, et je ne pourrai plus jamais voir un 10-roues sans les envier un peu. Car elles sont les camionneuses dont Nathalie Trépanier raconte les angoisses et les plaisirs. Des femmes fortes qui ont choisi un métier d’homme, qu’elles défendent avec passion, sans se plaindre des inconvénients parce qu’elles savaient à quoi s’attendre. Et parce que la passion est plus forte que tout. Passion des camions, parfois depuis l’enfance, et passion de la liberté. Quand la P’tite, 34 ans, dit : « Les camions, c’est la puissance, le pouvoir, c’est la liberté! », on la croit sur-le-champ tellement brillent ses yeux de Madelinotte. Quand l’Ange blanc, 36 ans, parle des magnifiques paysages de la Côte-Nord ou de Charlevoix qu’elle domine de sa cabine forteresse, dans une solitude pleine de réflexion, on sent le bonheur pur. Quand la Star, 38 ans, 4 pieds 11 de charme fonceur, dit : « Moi, j’ai dû choisir. Être une mère monoparentale sur le BS ou me prendre en mains et faire quelque chose dont je rêvais depuis que j’étais toute petite », on admire le courage sans prétention. Il y a un peu de Thelma et Louise chez ces dévoreuses de bitume, qui avalent facilement plus de 200 000 kilomètres par an. La route, c’est la liberté. C’est aussi la fierté d’exercer un métier rare et d’échapper en partie aux contraintes quotidiennes de la plupart des femmes. Ce métier, toutes l’ont choisi, affirme Nathalie Trépanier. Costaude, regard franc bleu et joues creusées de fossettes, la réalisatrice de 27 ans avoue que les camionneuses — et les camions — la fascinent depuis longtemps. Un souvenir lui remonte de son enfance à Nédelec, petit village du Témiscamingue. Elle a 3 ou 4 ans, est l’avant-dernière des huit enfants, et son père mécanicien l’amène tester le camion qu’il vient de réparer. « Je suis assise très haute, je vois tout, de loin, et ça m’impressionne terriblement… » Toute la famille, en fait, aime les chars, la mécanique, les effluves de cambouis. Elle grandit là-dedans, puis, à l’adolescence, choisit… le cinéma, qu’elle étudiera à l’Université du Québec à Chicoutimi. Pour revenir les week-ends à Nédelec — dix heures de route —, elle enfourche sa vaillante monture, une Pontiac Acadian 85, et trompe l’ennui en écoutant, sur CD, les discussions des routiers. Elle trouve là un métier fascinant, mais s’interroge : « Je ne captais jamais de camionneuses : j’étais sûre pourtant qu’il y en avait. » Elle décide qu’elle fera un jour un documentaire là-dessus. Entre-temps, la vie est dure pour les futures Anne-Claire Poirier. La fin du bac, en 1995, coïncide avec la mort de son père. Elle déménage à Montréal et, malgré le succès d’un premier court métrage, ses demandes de bourse sont refusées. Jusqu’à ce que la productrice Nicole Lamothe, de l’ONF, donne le feu vert aux camionneuses. Nathalie Trépanier découvre, étonnée, que 605 Québécoises ont leur permis de poids lourds sur les 43 000 camionneurs de la province. D’un téléphone à l’autre, elle joint des femmes généreuses, mais éparpillées géographiquement et sans réseaux vraiment organisés. Elle est frappée par leur humour, et par la façon subtile dont ces pionnières se comportent dans un bastion masculin. Se sentent-elles obligées de défendre constamment leur droit de travailler? Pas vraiment, dit la cinéaste. Elles ne crient pas à la discrimination, même si le métier est physiquement et moralement dur. « Y’a des gentlemen dans le tas, mais y’a aussi des brutus », dit la P’tite. Dans un restaurant de routiers, entourée de serveuses en petite tenue, elle avoue : « Il faut penser, parler et travailler comme les hommes… J’aime mieux manger avec eux que seule dans mon coin. » Elles doivent sans cesse refaire leurs preuves, même si on reconnaît qu’elles sont plus prudentes que les gars, et moins dures avec l’équipement. En fait, elles aiment leur mastodonte, qu’elles astiquent avec fierté. Dans le cas de la Star, le lien est troublant, presque charnel. Quand elle revoit la carcasse rose et rouille de son premier camion, anéanti lors d’un accident qui a failli la tuer, elle craque : « Il était beau, avec du nerf et fonceur, comme moi… J’avais travaillé si fort pour l’obtenir. » Il faut dire que c’est cher, un 10-roues : de 125 à 130 000 $ à l’achat, des traites mensuelles de 2 500 $… Les camionneuses propriétaires, assez rares, s’attirent un plus grand respect. Les dangers de la route, les délais trop courts, les longues heures, les pressions au rendement : qu’y a-t-il de plus difficile à vivre? La vie de famille, bien sûr, pour celles qui ont des enfants. Certaines sont à la tête d’une famille monoparentale. Plusieurs sont déchirées entre la culpabilité de l’absence et un métier qu’elles adorent. « On travaille très fort. On les fait vivre, mais on ne les voit pas. » La P’tite amenait sa fille avec elle, à 2 ans. La même Valérie, à 16 ans, trouve cool que sa mère vienne la chercher en van à la sortie de l’école. Bref, les camionneuses conjuguent travail et famille en se disant que leurs enfants ont au moins des mères heureuses de leur métier et que ça vaut bien des modèles. Métier d’avenir, camionneuse? Nathalie Trépanier en est sûre. « Il en manque près de 3 000 au Québec. Et à 50 000 $ par an, en moyenne, ce n’est pas mal payé. C’est un métier accessible. Il suffit de réussir la formation. Et d’avoir de l’humour, du caractère… pour remettre les gars à leur place des fois, comme dans tous les métiers non traditionnels! » Elle qui espère avoir donné le goût de ce métier à de futures Thelma restera au volant de sa caméra. À chacune sa passion. Un exemple : pour résoudre le problème de recrutement de camionneurs qualifiés sur le marché américain, le transporteur routier Cabano-Kingsway tente d’attirer un plus grand nombre de femmes, notamment en installant des transmissions automatiques électroniques.