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Les dieux du stade

Des phrases semblables ne passent pas inaperçues. Proférées surtout en plein colloque scientifique par une femme …

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La culture sportive est le lieu d’apprentissage et de légitimation de la violence masculine. Des phrases semblables ne passent pas inaperçues. Proférées surtout en plein colloque scientifique par une femme à la blondeur angélique, à la douceur trompeuse. La scène se déroule en mai 1996, au congrès annuel de l’Association canadienne-française pour l’avancement des sciences. Nathaly Gagnon, alors professeure de sciences du loisir à l’Université Concordia, dévoile les résultats de sa recherche sur les liens entre sports et violence conjugale. Sans pouvoir établir noir sur blanc qu’il y a une relation directe de cause à effet, la chercheuse démontre amplement que la culture sportive banalise et enseigne la violence, qu’elle se nourrit de stéréotypes discriminatoires envers les femmes et qu’elle a des effets pernicieux sur les petits garçons qui y sont, de près ou de loin, soumis. La violence, très répandue dans les sports professionnels les plus populaires, est légitime, perçue comme normale, explique-t-elle. « Certains sports — hockey, rugby, soccer, boxe, football — sont des enclaves de l’expression socialement acceptable, ritualisée et plus ou moins dirigée de la violence physique. » Or, la culture sportive est pour les garçons un lieu de socialisation dominant : on y construit une masculinité définie comme l’antithèse de ce qui est féminin ou efféminé, comme une solidarité entre mâles, trempée de compétitivité et de performance. « Cette masculinisation par le sport s’effectue au sein de cultures (occidentales) où toutes les autres formes de prouesses physiques ont perdu de leur valeur et toutes les autres formes d’agressions directes sont officiellement illégales. » Dans l’armée et la police, ajoute-t-elle, on a commencé à réprimer la violence gratuite. Pas dans le sport. Bref, dans le stade comme sur la patinoire, on encourage encore les garçons et les hommes à être agressifs, forts et dominateurs, en toute impunité. Quant aux athlètes de salon, ils sont abreuvés de matchs où la violence est devenue un ingrédient très rentable du spectacle. Moins de violence, moins de spectateurs, avouent les promoteurs sportifs. Le sport, école du sexisme? Peut-être. Le sport responsable de violence envers les femmes? Plus difficile à prouver. Y a-t-il vraiment plus d’actes violents à la suite d’une défaite du Canadien comme ce serait le cas dans les heures qui suivent le Super Bowl? Nathaly Gagnon et ses collaboratrices ont longuement interrogé 30 personnes : 10 conjoints violents traités en thérapie; 10 hommes non violents et intéressés aux sports; 10 personnes-ressources auprès de femmes violentées ou de conjoints abuseurs. Tous les hommes voyaient le lien entre socialisation masculine et violence sportive. Les conjoints violents allaient plus loin : leur violence envers les femmes faisait écho à leur violence dans les sports, surtout les sports d’équipe dans lesquels abonde le mépris envers elles. Ils reproduisaient dans leur couple, par exemple, la mentalité du sportif qui doit gagner à tout prix. La chercheuse se rappelle certains de leurs propos : « Pour moi, taper sur une balle ou taper sur une femme, c’était la même chose » ou « Je revenais d’une partie de golf. Comme mon chum avait triché, je me suis vengé sur ma femme… » Attention, dit Nathaly Gagnon, « ce n’était qu’une recherche exploratoire, sur un thème neuf et controversé. » En fait, ce mardi de mai 1996, la chercheuse vient de lancer une bombe. Le journaliste André Pratte est dans la salle : son article fait la une de La Presse. Et c’est l’explosion. Assiégée par tous les médias, Nathaly Gagnon défend sa recherche contre les Paul Houde, Jean-Luc Mongrain, Paul Arcand, Richard Martineau, et raccroche au nez de Pierre Pascau… Car les réactions de beaucoup d’hommes, journalistes, scientifiques, sportifs ou non, sont épidermiques et négatives, sinon violentes. En s’attaquant au dernier bastion traditionnel des hommes, cette féministe-là est vraiment allée trop loin! On ridiculise la démarche, on critique la méthode de travail de cette universitaire qui s’attaque aux valeurs du monde sportif. Étonnamment, Nathaly Gagnon reçoit un accueil plus favorable en Australie et surtout en Grande-Bretagne, où elle présente ses résultats à des gens alertés par les excès du hooliganisme. Trois ans plus tard, voit-elle émerger une culture sportive moins violente? Pas vraiment. « On s’interroge quand il y a un accident grave, mais l’establishment sportif n’a pas changé de message. Les grosses brutes du hockey se font huer… mais elles sont toujours repêchées! » Quant à sa recherche, Nathaly Gagnon a dû renoncer à la poursuivre. Les organismes « subventionnaires », à Ottawa comme à Québec, lui ayant refusé toute nouvelle subvention.