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Magalie Marcelin : Haïti de tous les rêves

En Haïti, une femme sans homme n’a pas de statut. La violence y règne à un point tel que chaque femme risque d’en être victime …

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En Haïti, une femme sans homme n’a pas de statut. La violence y règne à un point tel que chaque femme risque d’en être victime au moins une fois au cours de sa vie! Magalie Marcelin habite ce pays que mine une culture sexiste séculaire, le plus pauvre des Amériques. Bien que cette battante féministe se soit engagée dans l’âpre combat du changement des mentalités, elle refuse de porter sur ses seules épaules le poids d’un monde à refaire. Elle aime beaucoup trop la vie pour se laisser gruger par l’amertume d’une lutte sans merci.

Une volonté en droite ligne semble nourrir l’engagement de Magalie Marcelin au sein de Kay Fanm — le terme signifie « maison des femmes » en créole —, une importante organisation féministe haïtienne. Depuis 1993, elle y assume les fonctions de porte-parole, de formatrice et de conseillère en service juridique. L’automne dernier, la juriste de 36 ans a passé quelques semaines à Montréal où elle a participé à la première rencontre internationale préparatoire à la Marche mondiale des femmes de l’an 2000. La Gazette des femmes a profité de l’occasion pour parler avec elle de son riche parcours.

Magalie Marcelin s’insurge contre le système politique et socio-économique de domination qui étouffe depuis trop longtemps la société haïtienne. Armée de son courage, de son charisme et de ses précieuses connaissances juridiques, elle lutte à la fois pour faire pression sur l’État et pour éduquer, informer et mobiliser les femmes : théâtre de sensibilisation, conférences, ateliers de réflexion. Depuis plus de vingt ans, elle multiplie les initiatives pour améliorer les conditions de vie des Haïtiennes.

De tous les maux qui affligent ce pays des rêves brisés, pourquoi avoir choisi de se battre pour libérer les femmes du joug du patriarcat? « Parce qu’ici comme ailleurs c’est un problème récurrent pour lequel peu de personnes militent. Embrasser une autre cause, on dirait que ça fait partie de la normalité. Impulsivement, on peut dire que l’on va faire quelque chose pour les enfants, pour les Noirs ou pour n’importe quelle catégorie d’opprimés; mais, pour les femmes, c’est autre chose… »

En entrevue, la militante présente avec émotion l’horreur de la condition des Haïtiennes aux prises avec une violence à leur égard qui repose sur la cohésion d’un système patriarcal bien ancré. Elle rappelle l’augmentation systématique des viols durant le coup d’État de 1991, dénonce le sexisme de la justice et condamne l’énorme dépendance affective des femmes envers les hommes. En fait, l’affranchissement de cette dépendance s’avère le moteur de son engagement.

Ce combat n’est pas gagné d’avance, car, à Haïti, une femme sans homme n’a pas de statut. D’une façon plus imagée, Magalie Marcelin dira « qu’il faut qu’il y ait un pantalon suspendu dans la maison! » Même si l’homme ne réside que temporairement au domicile conjugal, ses vêtements indiquent une présence masculine, preuve tangible que la femme n’a pas raté sa vie. La militante explique que la dépendance affective naît de la peur des femmes : peur d’être jugées et méprisées pour avoir choisi le célibat; peur de ne pouvoir accomplir seules les tâches manuelles dans la maison. Aucune n’y échappe complètement. Même cette fière battante au profil de guerrière. « Je vois mon adolescente faire toutes sortes de petits travaux manuels et je l’envie pour ça. Moi, une féministe, je crains encore de ne pas être capable de poser des clous, de bricoler! », confie l’intellectuelle.

Magalie Marcelin ne reçoit pas un sou pour le boulot considérable qu’elle abat pour Kay Fanm. Et elle ne veut surtout pas être payée. « Je fais des analyses juridiques et je produis du matériel didactique pour une seule finalité: l’obtention de droits pour toutes les femmes. Bien sûr, je fais d’autres activités en vue d’obtenir un salaire : des évaluations de projets de développement pour des organismes haïtiens ou étrangers, par exemple. Mais je ne mélange pas le travail avec le militantisme. »

Comment cette juriste cultivée en est-elle arrivée à s’intéresser au sort des moins fortunées qu’elle? Vers 7 ou 8 ans, la petite orpheline de bonne famille (sa mère étant décédée lorsqu’elle était très jeune, sa marraine, propriétaire d’un hôtel-restaurant, l’a élevée) prend conscience des inégalités sociales en côtoyant les enfants de la rue avec lesquels il lui est interdit de jouer. Naïvement, elle s’imagine alors que la prière et la charité supprimeront la misère. Préadolescente, elle réalise que la justice sociale ne peut résulter que de changements politiques. Enflammée par de ferventes discussions avec un prêtre marxiste, la voilà devenue révolutionnaire à 14 ans!

Persuadée qu’une éducation traditionnelle allait l’opprimer, la jeune contestataire abandonne l’école au premier cycle du secondaire. Aujourd’hui, elle interprète plutôt ce comportement comme une manière originale de faire sa crise d’adolescence! Magalie trouve alors un emploi de professeure dans une école primaire et fait du théâtre de rue pour dénoncer la dictature. À 18 ans, quelques mois après son mariage avec un journaliste politisé (elle a divorcé et s’est remariée depuis), le gouvernement de Jean-Claude Duvalier l’expulse du pays pendant « une véritable razzia pour enfreindre les libertés de presse et de parole. »

Expatriée au Venezuela, elle y séjourne un an, puis émigre au Québec où elle réside de 1981 à 1987. Elle y donne naissance à une fille qu’elle élève tout en poursuivant des études universitaires en sciences juridiques à l’UQAM ainsi qu’en gestion des coopératives à l’Université de Montréal. Plus que jamais impliquée dans la cause des femmes, elle participe, entre autres, à la création du Mouvement patriotique des femmes haïtiennes. Dès son retour au pays, au départ des dictateurs, elle devient membre fondatrice de Kay Fanm et ne cesse depuis de travailler à bâtir une société égalitaire. Grâce à elle, par exemple, une centaine de femmes pauvres et analphabètes ayant été violentées ont pu entreprendre des poursuites judiciaires et des milliers d’autres ont pris connaissance de leurs droits. Sa plus récente réalisation, la participation à la mise sur pied d’un Tribunal international contre la violence à l’égard des femmes en Haïti (voir l’encadré « Coup d’éclat »), a constitué un point marquant dans la lutte des Haïtiennes.

Femme dualiste, la fibre artistique semble chez elle aussi solide que son militantisme. Il faut dire que Magalie Marcelin ne se contente pas d’étudier les lois et de lutter pour l’émancipation des Haïtiennes; elle est également une danseuse, une conteuse et une comédienne accomplie. Les cinéphiles ont pu la voir, entre autres, dans Haïti dans tous nos rêves, un film coproduit ici et en France, réalisé par Jean-Daniel Lafont en 1995. Comme son travail de juriste et de consultante en projets de développement l’amène à se déplacer fréquemment sur tout le territoire haïtien, elle trouve difficilement le temps de mener la vie d’artiste. N’ayant jamais aspiré faire carrière dans ce domaine, elle monte sur scène par plaisir, entre deux contrats, et se sert du théâtre pour vulgariser certaines notions abstraites dans ses tâches professionnelles.

Magalie Marcelin se défend farouchement d’être une « militante pure et dure ». Ses yeux brillent lorsqu’elle parle des spectacles de danse auxquels elle adore assister; sa voix s’adoucit quand elle décrit sa fille, une étudiante de 16 ans toute menue, souvent prise pour une copine de sa mère! À la recherche de nouveaux défis, la féministe envisage même de passer le flambeau à d’autres femmes qui partagent ses idéaux, pour se consacrer à sa nouvelle passion : le tourisme écologique.

Prête à faire le grand saut, elle a commencé à construire des petites cases perchées au sommet d’une montagne qui offre une magnifique vue sur la baie de Jacmel, au sud-est d’Haïti. Si son projet voit le jour, ses clients pourront faire de l’équitation, cueillir les fruits d’un grand verger et déguster les viandes fumées que leur hôtesse aura elle-même cuisinées. Elle compte même mettre sur pied un atelier artisanal de production laitière. « J’y ferai du fromage et du beurre selon les techniques que ma grand-mère m’a transmises. C’est ce qui m’a permis de vivre pendant trois ans durant le coup d’État, au moment où les organismes d’aide au développement avaient plié bagage. »

Pour ne pas laisser sa colère se transformer en amertume, la militante refuse de porter sur ses seules épaules le poids d’un monde à refaire. Ne jamais cesser de s’émerveiller semble résumer sa philosophie de vie. Trouver le temps de danser. De cuisiner. Et, surtout, d’admirer la mer. Pour ne pas laisser l’horreur d’une violence sans nom balayer tout sur son passage.

Coup d’éclat

Comme un fléau invisible, la violence à l’égard des femmes fait partie de la normalité en Haïti. Là-bas, les croyances superstitieuses veulent que le viol d’une femme ayant un handicap mental ou physique soit porteur de chance et de richesse matérielle pour l’agresseur! Une enquête révèle que 80 % des hommes estiment que la violence est d’ordre strictement familial et justifient même qu’on y ait recours quand les épouses font preuve d’irrespect ou de désobéissance à l’égard de leur conjoint.

Pour dénoncer l’inaction de l’État et alerter la communauté internationale, l’organisation féministe Kay Fanm a décidé de recourir à une action d’éclat : constituer un Tribunal international contre la violence à l’égard des femmes en Haïti. Un vrai tour de force lorsqu’on sait qu’il y a quelques années seulement le viol est devenu une véritable arme politique. À partir du coup d’État de 1991 jusqu’en 1994, on a littéralement plongé la population féminine dans un état de terreur insoutenable en lui faisant subir des actes d’une violence inouïe : agressions sexuelles, mutilations aux organes génitaux et blessures aux seins.

Ce tribunal symbolique a permis de tenir des assises pendant trois jours à Port-au-Prince en novembre 1997, en présence de spécialistes sur la question de la violence faite aux femmes, d’observatrices venues de différents pays et de victimes qui ont trouvé le courage de raconter les coups, les insultes, les attouchements… « Il a eu un réel effet. Chaque jour d’audience, il y a eu une foule d’environ 400 Haïtiens et Haïtiennes. Partout au pays, on ne parlait que de cela. En dénonçant publiquement la violence, les femmes sont arrivées à briser le silence et à faire reculer la peur », commente fièrement Magalie Marcelin, membre du comité de gestion de l’événement.

Les huit juges du Tribunal symbolique ont remis au président du Sénat une liste de recommandations relatives à des changements législatifs et à des améliorations à apporter aux systèmes judiciaire et de l’éducation. Un an plus tard, leur travail commence à porter des fruits, notamment en ce qui concerne l’application du Code Napoléon qui fonde l’action des tribunaux et qui consacre le sexisme de la justice. « Selon le Code civil haïtien, une femme ne peut demander le divorce pour cause d’adultère, à moins de surprendre son mari dans la maison conjugale. Aucun autre endroit n’est admissible comme preuve. Sauf que, pour l’homme, l’acte peut avoir lieu n’importe où. » Signe d’espoir, cet article discriminatoire a été abrogé dans la foulée d’une série de recommandations proposées par le Tribunal international.