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Grands Lacs africains : effort de paix

Aux Grands Lacs africains, le meilleur côtoie le pire. Le pire: une région blessée par le génocide rwandais, la plus grande tragédie humaine de la fin du XXe siècle.

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Aux Grands Lacs africains, le meilleur côtoie le pire. Le pire : une région blessée par le génocide rwandais, la plus grande tragédie humaine de la fin du XXe siècle. Le meilleur : « l’effort de paix » des femmes. Impressionnant, ont pu observer les journalistes Ariane Émond et Johanne Lauzon .

Kigali, capitale du Rwanda, avenue de la Justice. Ça bourdonne comme une ruche dans les bureaux de ProFemmes Twese Hamwe (qui signifie en kinyarwanda « Toutes ensemble, Tutsies et Hutues »), quartier général de la grande fédération des 38 associations féminines du pays. Ici, la paix conjuguée au développement et à l’égalité des sexes est au cœur de l’action. En toile de fond : ne plus jamais revivre le cauchemar de . En parcourant le pays, j’ai compris une réalité troublante et occultée. Cultiver la paix est devenu l’obsession des militantes rwandaises, ainsi que celle de leurs sœurs du Burundi et du Kivu, pour une raison très claire et très pénible à admettre : les femmes ont appartenu aux deux camps, celui des criminelles comme celui des victimes.

Examen de conscience

Scrupuleusement planifié durant deux ans pour que tous et chacune y trempent les mains, le génocide rwandais a été conçu par des hommes… et des femmes, il faut le dire, instruits et élevés dans les valeurs chrétiennes. L’efficacité de son exécution tient au fait que la majorité de la population hutue a répondu à l’appel et a activement pris part, de gré ou de force, au massacre de ses voisins, de ses connaissances et parfois des membres de sa famille. Les miliciens et les militaires ont fait le plus gros du travail, avec l’aide de la population, à 90 % rurale. Le résultat d’un siècle de conditionnement raciste, de culture d’exclusion sociale, de préjugés profondément ancrés que les uns et les autres n’avaient pas le même poids devant la vie, Hutus ou Tutsis.

Bien que plusieurs Rwandaises aient été, courageusement, les remparts et les alliées de gens traqués par les génocidaires, les aidant souvent au risque de leur vie, on ne peut nier qu’elles furent aussi des actrices importantes aux côtés des tueurs. Et que leur violence est inexcusable. « Sur la scène internationale, leur rôle d’agresseur a été occulté. » Cette phrase, tirée de l’ouvrage Moins innocentes qu’il n’y paraît : quand les femmes deviennent meurtrières (Africa Rights, Rwanda, ) dont on peut difficilement mettre la valeur en doute, a résonné à mes oreilles tout au long de mon séjour. Y est expliqué en détail la connivence des intellectuelles, enseignantes, journalistes, paysannes, et aussi de certaines religieuses, de mères accompagnées d’enfants. Le travail de propagandistes des politiciennes et autres responsables locales liées au pouvoir hutu de l’époque y est longuement décrit. Tout comme les aspirations de celles qui ont cherché, en prêtant main-forte aux tueries, à bien se faire voir des autorités en place, mais aussi à s’enrichir, à se venger, à agir « pour le bien de la nation » en se dédouanant la conscience parce que c’est ce qu’on leur avait demandé. Je sais aussi que le gouvernement intérimaire qui a perpétré l’innommable comptait deux femmes ministres. Lune, Pauline Nyiramasuhuko, ironiquement ministre de la Famille et de la Condition féminine, s’est révélée la plus redoutable passionnaria du génocide.

Les femmes, ne faisant ni partie des milices entraînées ou de la gendarmerie, ont tué dans une proportion moindre que les hommes. Mais leur participation aux massacres, leur refus de porter secours, leur concours à la dénonciation des voisins, à la compilation de listes de gens à faire abattre, au pillage, aux viols parfois, sont désormais bien documentés. Au Rwanda, le rôle des femmes a fait l’objet d’un débat national, m’a-t-on dit. Il a mis en lumière la dégradation des valeurs humaines, notamment de la dignité et du respect de la vie, comme une cause encore plus profonde que la pauvreté et la surpopulation pour expliquer le génocide et son extraordinaire succès de frappe.

Les femmes et les jeunes filles n’ont pas été les principales victimes du génocide, comme on aime le croire. Les premières cibles furent les hommes tutsis, les plus instruits et aisés, et les jeunes gens forts qu’on a éliminé pour s’assurer qu’ils ne grossiraient pas les rangs des soldats du Front patriotique rwandais. « C’est précisément parce que la population masculine a été décimée que la plupart des survivants sont en réalité des femmes et des jeunes filles. L’ampleur des viols subis par les femmes et filles tutsies permet aussi d’expliquer qu’à l’international, l’accent ait été mis sur les souffrances des femmes », peut-on lire dans l’ouvrage d’Africa Rights. Et j’ajouterais que le pouvoir hutu qui a diabolisé les femmes tutsies a permis qu’on atteigne des sommets de cruauté envers elles.

En lisant le bouquin d’Africa Rights, un bout de phrase d’une conversation me revenait. Celle de la journaliste Immaculée Ingabire, figure de proue des droits humains au Rwanda, rentrée de son exil en Ouganda avec la première cohorte de la diaspora à l’été : « Mon peuple m’échappe, il m’arrive de ne pas le comprendre. »

Pour un dollar

La moitié de la population du Rwanda n’a pas 15 ans et l’espérance de vie n’en atteint pas 50. Les femmes sont encore légèrement plus nombreuses (54 %) que les hommes (46 %). L’immense majorité sont des agricultrices, massivement analphabètes, des mères de sept enfants et plus. Avec moins de un dollar par jour, elles gagnent ce qu’il faut pour nourrir d’un seul repas la famille très élargie. Elles bossent 14 heures quotidiennement dans les bananeraies ou les plantations de thé ou de café, mais surtout sur une parcelle de terre qui ne leur appartient pas. Au marché, elles sont petites revendeuses. Elles sillonnent les routes à pied, un bébé sur le dos, un parasol multicolore à la main et une charge sur la tête. De loin on dirait une vague de petits pavillons rouges, jaunes et blancs oscillant sur un lacet ocre.

Les Rwandaises « d’après »

À travers la brume de mon décalage horaire, la voix chaude de Suzanne Rubonéka, chargée de projets à Pro-Femmes : « Au lendemain du génocide, il a fallu faire un douloureux examen de conscience. Qu’est-ce que nous, les femmes de la société civile, mais aussi sur une base personnelle, avions réellement fait pour empêcher et contrecarrer le génocide? Il a fallu s’entendre répondre : pas assez, pas tout ce que nous aurions pu. Alors il devenait clair que pour nous laver de cette honte, nous devions prendre en charge les conséquences du génocide — nous occuper des centaines de milliers d’orphelins notamment, épauler les veuves et les survivants, aider les adolescentes qui, par dizaine de milliers, sont devenues chefs de famille, reconstruire les habitations, remettre les champs et les petits marchés en opération, sans le concours des hommes (morts, en fuite ou emprisonnés). Bref, sortir des sentiers battus de la tradition et relever des défis que nous ne croyions pas les nôtres. »

À quelque chose malheur est bon, dit l’adage. Les lendemains du génocide auront permis aux femmes de prendre une place inespérée et inattendue dans la société. Car il faut savoir que les Rwandaises « d’avant », comme on dit ici, étaient généralement sans pouvoir, beaucoup moins éduquées que les hommes, perçues comme des citoyennes de seconde zone. Le fait qu’elles aient dû se ressaisir et occuper le terrain laissé vacant par les hommes leur aura permis de déployer des initiatives et des compétences insoupçonnées.

Elles sont devenues, au sens propre, des femmes de la construction, apprenties maçons, érigeant des maisons de terre adobe. Un peu croches au départ. Il faut dire que les Rwandaises portent des pagnes. Alors elles montaient dans les échelles et faisaient les travaux en bonne partie la nuit, pour éviter les regards indiscrets… Le jour où on leur a fourni des salopettes, les maisons ont commencé à être plus droites et plus solides! Elles ont replanté des forêts d’eucalyptus, travaillé à la réfection des routes, conduit des camionnettes, toutes choses interdites par la coutume. Elles ont aussi mis sur pied des orphelinats et des associations pour s’épauler, pour aider les adolescents, les sidéens. Elles brisent maintenant des tabous, acceptent de se présenter à des postes électifs dans les communes, comme on a vu lors des élections de , viennent d’obtenir le droit à l’héritage, à des peines plus lourdes pour les violeurs. Elles peuvent désormais faire partie des groupes de sages qui entendront certaines causes de génocide dans les gachacha, sorte de tribunaux traditionnels de justice populaire.

Se faisant, leur estime d’elles-mêmes a crû et a rejailli sur leur société. Le retour des femmes de la diaspora — souvent des filles qui avaient dû fuir avec leurs parents au cours des précédents massacres tutsis (, , , ) — a été bénéfique pour le mouvement des femmes. « Leur influence est palpable. Souvent plus instruites, plus habituées à revendiquer, avec une expérience de travail et de vie différentes, elles ont bousculé les habitudes d’effacement, de soumission des Rwandaises; elles leur ont insufflé un vent de réconfort et leur ont permis de prendre les bouchées doubles ». Angèle Aubin, responsable d’un vaste programme régional d’appui aux droits démocratiques (PADD) pour le Centre canadien d’étude et de coopération internationale (CECI), travaille dans la région depuis longtemps. Pour elle comme pour plusieurs autres personnes interviewées, il ne fait pas de doute que les Rwandaises ont entrepris une sorte de révolution et que, conjointement avec les Burundaises et les femmes des deux Kivu, elles sont en train de jeter les bases de quelque chose de fondateur pour l’avenir de cette région.

Ont-elles le choix?

Aujourd’hui, il reste en fait bien peu de traces apparentes de la violence qui a balayé le pays il y a sept ans. Pourtant… Au détour d’une route, ou dans le labyrinthe d’un marché, le regard croise ici et là une cicatrice sur un bras, une balafre à la tête, un membre en moins. « Un certain nombre de personnes ne s’en sortent pas, mais la majorité y arrive, étonnamment », me dira Jeanne Mukamusone, infirmière spécialisée dans le traitement post-trauma et directrice du secteur psychosocial à AVEGA, association des veuves du génocide. « Souvent, celles qui ont le plus souffert s’en sortent encore plus vite. Peut-être parce qu’elles veulent revenir de l’enfer à tout prix? Peut-être aussi parce qu’il y a un monde à refaire et que la vie est toujours plus forte? Je ne sais pas. »

On réalise que les militantes ont raison : au-delà de la reconstruction physique du pays et des appels à la réconciliation du gouvernement, ce sont surtout les têtes et les cœurs qu’il faut s’acharner à rebâtir. Autrement, tout pourra s’embraser à nouveau. Le défi est double : construire une identité rwandaise qui transcende l’appartenance ethnique et permettre une réconciliation fondée sur la justice et non l’impunité. Et inévitablement sur le nécessaire pardon. Pour cela, il faut que tous les faits soient connus, tous les crimes démasqués, avoués, jugés, et éventuellement pardonnés.

Faire naître la paix quand on est à peu près sans pouvoir économique ni politique, n’est-ce pas de l’utopie pure? « Les Rwandaises sont bien placées pour savoir que l’horreur fait partie de nous. Et que les stratégies de guerre et de vengeance n’ont jamais accouché d’un monde meilleur. De plus en plus de femmes semblent dire qu’elles ont intérêt à trouver les clés de leurs menottes. À long terme, ne pas dépasser nos antagonismes nous condamne à revivre le pire. » D’origine rwandaise, Natalie Gisabo Gahunga a été élevée au Congo et a étudié en Europe. Mue par un désir d’agir pour le pays de ses parents, elle met les pieds pour la première fois au Rwanda en . Et visite un village de veuves infectées sciemment du virus du sida par des violeurs. « J’ai eu peur de me mettre à haïr. » Elle choisit de travailler à faire naître des comportements pacifiques et démocratiques dans ce pays contaminé par la violence et l’« ethnicisme ». Elle a travaillé à titre de personne-ressource du PADD à la mise sur pied d’une grande concertation de plus de 80 associations féminines de la sous-région des Grands Lacs africains — du Burundi (CAFOB), du Rwanda (Pro-femme Twese Hamwe), du Nord Kivu au Congo (CAFED) et du Sud Kivu (COPRONAF) —, concertation née dans la foulée de la Marche mondiale des femmes.

Ces militantes ont cherché depuis deux ans à montrer à la face de leur gouvernement, de leur société civile et du monde entier, que des femmes des Grands Lacs pouvaient surmonter ce qui les divise. Elles travaillent et réfléchissent ensemble, s’affrontent et discutent fermement. En développant la capacité de dépasser les clivages ethniques, les rancunes historiques et les préjugés, elles bâtissent une plate-forme commune pour paver le chemin vers la paix durable, entraîner d’autres gens avec elles et commencer à donner du sens à du non-sens.

Elles estiment que la recherche de la paix exige une société civile solidaire et organisée. Elles bâtissent en commun des plans d’action, organisent des ateliers d’analyse des conflits et des événements communs, dans l’une ou l’autre ville, Bukavu, Goma, Bujumbura ou Kigali. De diverses manières, elles tentent de promouvoir la tolérance et le pluralisme, mais aussi le courage et le réalisme, tout en travaillant à l’avancement et à la protection des droits des femmes. Bien sûr, elles sont encore loin des lieux qui décident ou stoppent les guerres. Peu nombreuses dans les cercles du pouvoir, s’unir devient la seule façon de donner suffisamment de force à leurs voix. Ont-elles le choix? « Avons-nous le choix »? Combien de fois ai-je entendu cette remarque. On a toujours le choix. Celui de subir, de se taire, de ne rien risquer de peur d’échouer… C’est l’exact contraire de ce pour quoi les militantes ont opté.

Les femmes des Grands Lacs ont survécu aux guerres, aux viols, aux camps, au deuil et à la honte. Au Burundi et au Congo, elles sont encore les cibles des miliciens, des militaires, des assaillants de toutes sortes qui ne savent plus toujours pourquoi ils continuent de violer et de piller. Cela aussi les mobilise collectivement : ne sont-elles pas encore celles qui engendrent les jeunes mercenaires et les enfants guerriers? Ne sont-elles pas les épouses, les sœurs de criminels? Sur ce fond de scène, la paix est urgente. Et il n’y a pas de défi qui leur paraisse insurmontable. Oui, ont-elles le choix au fond…

« Si ça ne vient pas d’elles, ça ne viendra jamais. Et ça viendra, il y a des signes. Elles étaient sur leur lancée, commençaient à s’organiser avant le génocide. Tout ça les a ramenées en arrière. J’ai confiance, je les ai vues à l’œuvre. La culture de la guerre importe encore trop aux hommes. Les femmes la vomissent aujourd’hui. Elles veulent proposer une alternative. » C’est ce que me dira à mon retour le général Roméo Dallaire — qui fut responsable de la mission des Nations Unies pour l’assistance au Rwanda en — dans une salle de maquillage de Télé-Québec. D’accord général. C’est mon avis également.

L’héritage des jeunes

« La paix, il faut d’abord la faire en nous-mêmes. J’ai confiance qu’on y arrivera, collectivement. Dans deux ou trois générations. Il faut redonner une chance à l’espoir. » Jeanne Mukamusone, infirmière spécialisée dans le traitement post-trauma, est directrice du secteur psychosocial à AVEGA, association des veuves du génocide. Comme tant d’autres, son espoir repose sur les enfants, les Rwandais de demain. Elle en a trois, leur père a été assassiné en .

On m’a raconté cette histoire tragique et belle qui s’est passée en , à Kibuye, je crois. Il y avait alors encore au Rwanda des attaques surprises de miliciens Interahamwe (à la solde des extrémistes hutus). Les assaillants ont pris d’assaut un pensionnat de jeunes filles et leur ont demandé de se séparer des Tutsies pour pouvoir « nettoyer l’endroit ». Deux d’entre elles ont refusé de bouger. Elles ont dit : « Nous ne Sommes ni Hutues ni Tutsies, nous sommes Rwandaises. » Elles furent tirées à bout portant. Une a survécu. Les miliciens ont pris la fuite. L’histoire de ces jeunes filles a fait le tour du pays.

« Une culture de la paix : pour certaines personnes, ces mots sonnent creux. Tant pis. Pour les jeunes et les femmes, ça fait beaucoup de sens aujourd’hui. » La journaliste Immaculée Ingabire sillonne le pays comme para-juriste, donne de la formation en règlement de conflits auprès des jeunes, anime des tables rondes sur les valeurs de justice et des discussions sur les dangers de l’impunité. Selon elle, le travail des femmes auprès des plus jeunes est primordial. Des leaders d’opinions et des associations de jeunes, de concert avec des associations féminines, mettent sur pied des clubs de paix dans les préfectures pour favoriser les échanges de points de vue sur les valeurs d’entraide, de justice, de respect. Se multiplient les camps de solidarité, où l’on crée des lieux de discussion et des journées de valorisation des différences et des complémentarités. Sans compter la formation diverse à des petits métiers et la création de programmes générateurs de revenus, parce que le chômage touche massivement les jeunes qui deviennent les proies des petits mafieux de toutes sortes.

Immaculée Ingabire est catégorique et, tout compte fait, optimiste. « Dans les écoles et les universités, les jeunes sont avides de nouveaux modèles. Le génocide les a fait vieillir très vite. Ils savent que la culture de guerre ne mènera jamais à une société plus juste et qu’ils vivront dans le Rwanda qu’ils auront façonné. »