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Liberté, égalité… fumée

Plus que jamais, les empereurs du tabac ciblent les femmes et les atteignent. Se pourrait-il que la cigarette soit le cadeau empoisonné …

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Plus que jamais, les empereurs du tabac ciblent les femmes et les atteignent. Se pourrait-il que la cigarette soit le cadeau empoisonné de la libération des femmes?

Horreur! En , une commission royale d’enquête canadienne révélait le pot aux roses. Jusqu’alors, on avait cru que les femmes étaient protégées contre la disgracieuse habitude de la cigarette. Or, il n’en était rien : à l’abri des regards, dans le secret des fumoirs des demeures bourgeoises, ces dames fumaient! De fait, elles fument depuis toujours. Marginal au début du XXe siècle, le tabagisme chez les femmes a pris des proportions endémiques. À l’heure actuelle, quelque 200 millions de femmes fument sur la planète, s’inquiète l’Organisation mondiale de la santé (OMS); elles dament même le pion aux fumeurs dans de nombreux pays. Au Canada, 31 % sont des accros de la cigarette contre 29 % des hommes. Et le Québec remporte la palme avec 32 % de fumeuses. C’est plus que n’importe où dans le monde!

En Europe ou en Amérique du Nord, même combat : non seulement les femmes fument, mais elles commencent à le faire de plus en plus tôt. Une enquête effectuée récemment révèle que 43 % des Québécoises de 15 à 24 ans ont coché oui à l’énoncé « Je fume occasionnellement ou régulièrement »; 33 % des gars seulement en faisaient autant.

« You’ve come a long way, baby » (« Tu en as fait du chemin, chérie ») clamait flatteusement une célèbre publicité de la Virginia Slim dans les années en guise de coup de chapeau à l’émancipation grandissante des femmes. Dès les débuts, les empereurs du tabac ont su flairer la rentabilité et ont rapidement fait rimer « fumée » avec « libérée ». Déjà, dans une annonce datant de , l’Américaine Amelia Earhart, la première pilote à traverser l’Atlantique, racontait s’être fiée à ses Lucky Strike durant son périple pour combattre le stress. (En réalité, elle ne fumait pas.)

Les multinationales, maintenant frappées d’ostracisme par les lobbies antitabac dans les sociétés industrialisées, jettent aujourd’hui leur dévolu sur les femmes et les jeunes filles du Tiers-Monde. Auprès de qui elles jouent avec constance la même bonne vieille carte. Et elles remportent la mise. « Dans de nombreux pays en voie de développement, où le niveau de scolarité et le pouvoir féminin évoluent à grands pas, l’industrie du tabac fait des gains en associant ses produits à la libération de la femme […]. Jusqu’à 50 % des jeunes femmes y fument maintenant, un phénomène tout à fait nouveau », confirme l’OMS qui parle de « catastrophe de santé publique ».

Pour avoir fait du chemin, on en a fait. Au Canada, de à nos jours, la fréquence du cancer du poumon chez les femmes est passée de 9 cas par 100 000 à 45. Depuis , il a supplanté celui du sein comme première cause de mortalité par cancer chez les femmes. Dans le monde, une femme meurt des suites du tabagisme toutes les .

La publicité a montré la voie. Les femmes ont suivi avec enthousiasme, en associant elles aussi cigarette et pouvoir d’affranchissement. La question mérite d’être posée : se pourrait-il que le tabagisme soit le lot pervers de l’égalité?

Le rôle social est effectivement une variable qui pourrait expliquer bon nombre de comportements en matière de santé, soutient Gaston Godin, professeur de santé communautaire à l’Université Laval et responsable d’un projet de recherche intitulé Les processus d’adoption et de changement des comportements dans le domaine de la santé. « Un macho n’aura pas tendance à utiliser un condom pour demeurer conforme à l’image qu’il veut projeter. De même, à partir du moment où la révolution féministe a modifié la condition des femmes, celles-ci ont choisi d’adopter des comportements que la publicité leur vendait comme faisant partie intégrante de leur nouvelle condition. L’hypothèse est loin d’être farfelue; l’accession à l’égalité n’est pas le seul facteur qui joue dans le tabagisme au féminin, mais il joue. »

C’est fort possible, évalue aussi Simon Langlois, sociologue spécialisé en consommation à l’Université Laval. « En sortant de la maison pour travailler à l’extérieur, les femmes ont tout pris sans discrimination, les bons côtés comme les mauvais : le stress, la pression et la cigarette. »

Louise Guyon, chercheuse en toxicomanie au Centre de recherches et intervention sur les substances psychoactives du Québec, pose la question autrement : « Fumons-nous davantage parce que nous sommes soumises à plus de pression depuis que nous sommes sur le marché du travail? » La théorie est acceptée en ce qui concerne l’alcool. Il faudrait vérifier si c’est aussi le cas avec la cigarette. Une chose est cependant indéniable : les causes du tabagisme au féminin sont loin d’être univoques. « À titre d’exemple, nous savons maintenant que le contrôle du poids est une des raisons qui poussent nombre de filles et de femmes à fumer. » Avec la folie de la minceur qui sévit, les géants du tabac ont la partie belle. Mais ce n’est pas d’hier qu’ils titillent la fibre de la coquetterie féminine. « Reach for a Lucky instead of a sweet » (« Au lieu de prendre une sucrerie, fumez une Lucky ») proclamait la toute première pub de cigarettes destinée aux femmes… en .

La prudence est de mise avant d’avancer que le tabagisme est un cadeau empoisonné de l’égalité, avertit pour sa part Huguette Dagenais, sociologue féministe à l’Université Laval. La pente est glissante. « Peut-être y a-t-il là un lien, je l’ignore. Mais prenons garde en creusant la question de faire le jeu de la droite, qui n’attend que des arguments de ce genre pour tourner nos efforts de libération en dérision. »

En , Huguette Dagenais signait un ouvrage intitulé Condition féminine, rapport hommes-femmes et tabagisme? ou Pourquoi l’habitude de fumer devrait être une préoccupation féministe. Si elle s’est depuis orientée vers d’autres champs de recherche, son idée reste inchangée. Il ne faut pas se laisser obnubiler par cette histoire d’égalité : les raisons qui poussent les femmes à fumer sont liées à leurs façons à elles d’être au monde et à leurs conditions de vie.

C’est aussi la thèse défendue par la féministe américaine Bobbie Jacobson dans le best-seller The Ladykillers : Why Smoking is a Feminist Issue paru au début des années . L’auteure y signale déjà l’urgence de réagir devant les percées meurtrières des multinationales du tabac dans les rangs des femmes et de faire de la lutte contre le tabagisme une priorité féministe. Vingt ans plus tard, où en est-on?

« Le tabagisme est loin d’avoir suffisamment retenu l’attention des féministes, déplore Lorraine Greaves, directrice du Centre d’excellence pour la santé des femmes de la Colombie-Britannique, et, depuis nombre d’années, une des plus ardentes militantes de la cause au pays. À l’échelle internationale, il existe un merveilleux réseau de femmes contre le tabac. Mais au Canada, et pire encore au Québec, trop peu de chercheuses scrutent le thème du tabagisme en y appliquant une grille féministe. Plus que jamais, les multinationales exploitent les femmes et mettent leur santé en péril. Plus que jamais, le tabagisme devrait faire partie des chevaux de bataille des groupes de femmes. »

Lorraine Greaves est catégorique : établir une relation de cause à effet entre l’égalité et le tabagisme est simpliste. C’est plutôt l’absence d’égalité qui cause problème. « Les femmes ont toujours souffert d’un statut inférieur dans la société. Et ça continue. Elles subissent des conditions économiques difficiles, sont souvent seules et aux prises avec la double tâche. Pour beaucoup, fumer permet de s’évader du pénible quotidien. Ce n’est pas un hasard si les fumeuses se trouvent chez les femmes les moins instruites et dans les milieux défavorisés. » Elle endosse la thèse de Bobbie Jacobson. Les femmes fument à cause du stress ou pour cacher des émotions négatives comme la colère ou la tristesse. Les hommes, par plaisir.

Il est temps de mettre en avant une approche féministe pour contrer le fléau, affirme une autre tenante de la thèse, Anna Alexander, de l’Institut Simone de Beauvoir de l’Université Concordia. La chercheuse s’intéresse aux phénomènes d’accoutumance chez les femmes, particulièrement à la cigarette. Que serait une bonne approche auprès des femmes? « Elle serait non culpabilisante et, surtout, très englobante. Elle ne se limiterait pas à focaliser sur la cigarette, mais tiendrait compte de la situation globale de chaque femme. » Anna Alexander propose notamment le recours à un journal intime. « Davantage que les hommes, les femmes perçoivent la cigarette comme une amie, une confidente. Au lieu de fumer ses émotions, pourquoi ne pas les écrire? J’ai testé, et ça fonctionne », dit celle qui raconte, jour après jour, l’histoire de sa rupture avec le tabagisme dans I, a smoker.

Pour l’instant, le tabagisme est encore très associé à la science médicale, évalue Anna Alexander. Et la science médicale n’a pas la réputation d’être à l’écoute plus qu’il ne le faut des besoins des femmes, de se préoccuper de subjectivation, de conflits de pouvoir ou de quête d’identité.

Mais, depuis quelque temps, on sent une ouverture, observe cette chercheuse. « Le système n’a plus le choix. Les traitements classiques ont leurs limites, et les millions investis en prévention le sont souvent en pure perte. Sans parler des dépenses de santé liées au tabagisme. Pour cesser de plafonner, nombreux sont ceux à dire qu’il faut s’y prendre autrement. C’est à dire en raffinant l’approche, en prenant davantage en considération la spécificité féminine. L’explosion est pour bientôt; on s’apprête à voir apparaître de plus en plus des approches et des traitements véritablement pensés en fonction de la réalité féminine. Féministes même », prévoit-elle.

À l’échelle planétaire, note l’OMS, « les programmes d’éducation sanitaire et de sevrage destinés aux femmes sont rares et principalement axés sur les effets du tabagisme féminin sur le fœtus ou l’enfant. Peu encouragent les femmes à cesser de fumer pour leur propre bien. »

On y vient. La direction de la santé publique de Montréal-Centre a récemment conçu une publicité radio de 30 secondes à l’intention des filles de 25 à 35 ans. Sur un ton enjoué, une femme proclame : « Vous avez réussi à perdre les cinq livres que vous aviez en trop, vous allez pouvoir vous acheter le petit bikini qui vous plaît tant! Vous venez d’obtenir votre diplôme? Vous allez avoir une augmentation de salaire? Vous avez mis votre fatigant de chum à la porte, vous allez enfin voir qui vous voulez. Qu’est-ce que vous attendez pour arrêter de fumer? »

Le message est clair : vous y arriverez, faites-vous confiance. « Les femmes ont besoin qu’on renforce leur estime d’elles-mêmes, explique Élizabeth Pérès, qui a participé à la rédaction de la pub. Au lieu d’être moralisateurs ou culpabilisants, on a démontré aux filles, exemples à l’appui, qu’elles savaient prendre leur vie en main, dès lors qu’elles le décidaient. L’équipe était parfaitement consciente d’explorer une nouvelle voie. »

Une voie féministe? « Je ne sais pas. Le “petit bikini” recevra-t-il la bénédiction des féministes? », s’interroge Élizabeth Pérès. La signature du message, certainement : « La cigarette, c’est fini. Aujourd’hui, moi d’abord. »

L’État de la Floride a confié à un groupe de jeunes, dont beaucoup de filles, la conception d’une campagne publicitaire contre le tabagisme intitulée Wholetruth. À partir du thème « La vérité sur l’industrie du tabac », ces concepteurs n’ont pas hésité à ridiculiser les dirigeants des compagnies de tabac et à détruire les mythes qu’ils véhiculent, comme en témoigne l’image ci-contre. L’approche innovatrice a porté des fruits, puisque, en un an seulement, 19 % des jeunes fumeurs floridiens auraient cessé de fumer. Pas très réjouissant pour les fabricants de cigarettes qui essaient de convaincre l’État de couper le financement de cette campagne. David pourra-t-il vaincre Goliath une fois de plus?

On ne fume pas, Miss

En Suède, on n’a pas hésité à frapper un grand coup. Désormais, aucune fumeuse ne pourra coiffer la couronne de Miss Suède. En plus, les aspirantes au titre doivent s’engager officiellement à participer à des campagnes antitabac dans les écoles!