Aller directement au contenu

Et le plaisir, bordel?

Le cheveu court et l’air espiègle, Sylvie Pinsonneault aime le plaisir. Assez pour y avoir consacré son mémoire de sexologie en 1984. Depuis, la passion d’enseigner ne l’a pas quittée. À l’UQÀM, où elle forme des générations de sexologues éducatrices, elle écoute, questionne et constate.

Date de publication :

Auteur路e :

Le cheveu court et l’air espiègle, Sylvie Pinsonneault aime le plaisir. Assez pour y avoir consacré son mémoire de sexologie en 1984. Depuis, la passion d’enseigner ne l’a pas quittée. À l’UQÀM, où elle forme des génér ations de sexologues éducatrices, elle écoute, questionne et constate. Le plaisir, justement, est-il au paroxysme?

Ariane Émond : Comme enseignante au bac, vous rencontrez depuis une vingtaine d’années des milliers de jeunes femmes de 20 à 25 ans. Que disent-elles de leur sexualité?

Sylvie Pinsonneault : Deux choses. D’abord, elles expriment clairement une certaine souffrance. Sans exagérer, près de la moitié disent vivre avec un passé de violence. Et ça, c’est nouveau. Il y a quinze ans, elles me parlaient fréquemment de problèmes d’alcoolisme ou de toxicomanie dans leur famille. Aujourd’hui, elles m’écrivent, dans leurs travaux : « J’ai été abusée à 4, à 6 ans ». Ou : « J’ai été violée à 20 ans ». Elles en ont 22! C’est donc hier… Je dis « elles » parce qu’il y a à peine 10 % de gars inscrits en « sexo ». Ça, ça ne change pas. Comme si l’éducation sexuelle restait pour toujours un rôle féminin.

Et la seconde chose que vous avez constatée?

Je dirais que c’est la portée de l’héritage féministe. Plusieurs affirment : « Au lit, je ne ferai jamais quelque chose que je ne veux pas, que je ne désire pas ». Elles expriment clairement leur désir d’un rapport égalitaire. Je leur demande : « Et si votre conjoint vous demandait, insistait, même, pour que vous fassiez ceci ou vous placiez comme cela, pour lui faire plaisir ou pour expérimenter »? Elles rétorquent : « Pourquoi je ferais ça si ça ne me tente pas »? Bien sûr, entre les jeunes femmes déjà abusées et celles très en contrôle de leur sexualité, il y a toutes les nuances…

Les jeunes, en général, ont la parole facile. Mais à quel point leur pratique sexuelle est-elle en concordance avec ce qu’elles affirment? Nulle ne le sait vraiment, non?

Exact. Mais — et vous savez, j’en vois beaucoup aussi à l’extérieur de l’université — elles semblent avoir des critères très serrés pour choisir un amoureux ou un amant. Le mot respect est sur toutes les lèvres. Cela dit, elles sont assez radicales, retranchées dans leur valeurs : « C’est comme ça, sans discussion ». Leur aurions-nous légué, en même temps qu’un droit de parole sur le sexe et sur elles-mêmes, un faible sens de l’écoute? Elles affirment aussi qu’elles n’attendent pas le Prince charmant. Elles sont pragmatiques, souvent tranchantes. L’individualisme domine, chez les jeunes universitaires et les autres. Le « moi » passe avant le « toi » et avant le « nous ». Elles répètent sans arrêt leur volonté de s’exprimer, de comprendre, mais manifestent vite un rejet des pensées ou des explications de l’autre.

Vous me décrivez des jeunes filles assez dures. Déjà désillusionnées peut-être? Ou qui ont peur de se faire avoir?

Oui. Tout ça, sans doute. Elles ont de la difficulté à exprimer des sentiments, à les vivre, à aller dans ces régions-là. Depuis quelques années, elles disent toutes avoir reçu une éducation sexuelle assez technique de leurs mères, des femmes de 45-50 ans…

Notre âge, quoi?

Oui, notre âge. Mais des femmes finalement peu à l’aise avec la sexualité dans toutes ses dimensions. Elles ont parlé à leurs filles des menstruations, des contraceptifs, d’avortement au besoin, mais peu des sentiments, rarement des méandres du désir ou des bouleversements affectifs liés à la sexualité. À l’adolescence, leur mère leur a dit : « Tu le feras si tu te sens prête ». Elles me demandent aujourd’hui : « Est-ce que j’étais prête, même si j’en avais le goût à 14 ou 16 ans »? Elles regrettent qu’on ne leur ait pas raconté la « première fois ». Le père, s’il était là, a été encore plus avare de confidences. Elles, elles me jurent qu’elles parleront d’amour et de sexualité à leur progéniture.

Ont-elles plusieurs amants — ou amantes? Que disent-elles de la fidélité?

Gars comme filles affirment deux choses. D’abord, personne n’est intéressé par le one night stand, l’aventure d’une nuit. Ensuite, c’est tout à fait correct, même rassurant, d’avoir un ami avec qui baiser, un fuck friend, comme elles disent. Quelqu’un avec qui elles ont une relation agréable, sans nul désir d’entreprendre une relation de couple. Une fois engagées dans une relation exclusive, elles disent avoir besoin de passion, de fidélité, d’honnêteté… et d’une sexualité libre de toutes contraintes. Tout, quoi!

La masturbation est-elle toujours tabou, même chez les plus jeunes?

Absolument. Rien n’a changé. Elles disent : « Mon chum absent, je me suis occupée de moi-même » pour dire qu’elles se sont caressées, non pas : « Je me suis satisfaite moi-même »… Elles préféreraient ne pas avoir à se masturber. Pour elles, c’est uniquement lié au manque. C’est un palliatif, pas une conquête. Elles sont moins gênées que nous avec les gadgets sexuels, vibrateurs et autres objets de sex shops. De là à dire en public qu’elles en utilisent? Pas vraiment.

Et la porno, l’utilisent-elles? Au fait, y a-t-il un cours consacré à la pornographie pendant le bac en éducation sexuelle?

Pas une seule minute. Avec l’expansion insidieuse de la porno, il le faudrait pourtant! Les jeunes femmes répètent ce que tant de gens disent : « On ne voit pas pourquoi on ne pourrait pas l’utiliser. Pourquoi ne pas la conseiller même »? Pour elles, la porno peut mousser le désir en berne, quand l’excitation n’est pas assez grande, quand on s’ennuie… Je ne sais pas si elles en consomment, cependant. Elles lisent avec plaisir des romans du genre Histoires à faire rougir (Marie Gray, Éd. Guy Saint-Jean) et disent que ça les excite.

Et vous, que pensez-vous de la porno et de la place grandissante qu’y prennent les femmes?

La porno, ça déclenche en moi de la colère. Voir affiché le corps dénudé d’une adolescente dans n’importe quelle revue de deuxième ordre, ça m’écœure. Ça m’écœure aussi qu’on fasse tant de profits sur le dos (oups!) de la sexualité des femmes, et ce n’est pas la sexualité que je souhaite vivre. Cela dit, je ne condamne personne, ni celles et ceux qui en consomment, ni les femmes d’affaires qui en produisent. Mais c’est fou : on marche sur des œufs, aujourd’hui, quand on exprime son désaccord. Comme si on n’avait plus le droit d’être contre la porno!

Là, je sors un peu de mon rôle d’interviewer. La porno m’a toujours déprimée. Toute cette mécanique des organes génitaux, ces culs, queues et vulves qui ressemblent à des pistons ou à des pompes! C’est d’une tristesse et d’un ennui! Pourtant, quand j’en vois, l’excitation me gagne aussi. C’est d’abord l’efficacité de la porno qui explique son rayonnement?

La porno a quelque chose d’extrême. Elle déclenche vite l’adrénaline, et l’excitation est instantanée. Comme les sports extrêmes! On veut des émotions fortes, garanties. Pas besoin de fantaisie, de respect, d’attention, de délicatesse du geste. Aucune communication, sinon un commandement plus ou moins soft, un accès direct au plaisir. La porno dit que tout nouvel amant, d’autorité, peut prendre ta main et la placer directement sur son pénis. C’est une des leçons de la porno : les hommes ne sont que leurs organes génitaux.

Pourtant, les femmes en consommeraient de plus en plus. Pourquoi?

Difficile à dire exactement. Vous savez, le fait d’être sexologue me permet de recueillir bien des confidences de manière informelle. Ce que j’entends, c’est que les conjoints veulent que leur femme regarde la porno avec eux. Elles sont souvent inconfortables quand ils suggèrent ensuite : « Est-ce qu’on essaie? J’aimerais que tu jouisses comme ça »! Une autre grande leçon de la porno, c’est que les hommes y sont confortés dans leur volonté de maîtriser la mise en scène de la sexualité du couple. Le discours de la porno, c’est aussi l’exigence de la vitesse, de la performance, de la répétition. Ce qu’elle diffuse en gros plan, ce sont des orifices dédiés au pénis, dont la fonction ultime est de les emplir, de les maîtriser, en un sens, sur des images de grande satisfaction!

Et tout ça sans qu’un poil vienne gâter la sauce! Il paraît qu’il y a désormais, surtout chez les jeunes, une véritable phobie du poil, pubien et autre?

Oui, c’est vrai. Beaucoup de jeunes me disent : « Sans poils, ça fait propre, c’est hygiénique et c’est tellement plus fort comme sensation! T’as pas essayé, alors tu ne sais pas de quoi tu parles! C’est le contact direct de la peau sur la peau »! Moi, je ne peux pas m’empêcher de voir qu’une vulve sans poil ou un corps d’homme sans poil, ça nous ramène à des images de corps d’enfants qui s’adonnent à des jeux d’adultes. Et ça aussi, c’est une image porno.

D’un côté, le discours de la porno banalisée. De l’autre, celui du corps perfectible à l’extrême. Est-ce que ce ne sont pas là deux côtés d’une même médaille?

Le corps prend trop de place dans nos vies! Pire, je dirais que nous ne sommes plus qu’un corps. « Mon corps, c’est moi ». Autrefois, les féministes lançaient : « Mon corps m’appartient ». Maintenant, c’est l’inverse. Je me réduis à mon corps, et si je le juge mal fait, laid, c’est toute ma personne qui n’est plus montrable! Ça change énormément le rapport au corps. Chez les jeunes, c’est ahurissant, tout le monde est insatisfait, les gars comme les filles d’ailleurs! Elles le cachent ou ne le dénudent plus au complet quand elles font l’amour! D’ailleurs, vous avez vu les nouveaux maillots? De plus en plus enveloppants, qui cachent les hanches, les cuisses trop fortes, serrent le ventre, masquent les seins… Le corps imparfait doit être retiré de la vue.

Et à l’autre bout, il y a nous, les femmes d’âge mûr. Nous ne sommes pas sorties de l’auberge, puisque la ménopause affecte la vie sexuelle, n’est-ce pas?

À la ménopause, les obstacles au plaisir sexuel s’accumulent. Il y a plein d’indices dérangeants : les bouffées de chaleur, l’extrême fatigue, l’assèchement vaginal et des vulves parfois très sèches aussi. Ça repousse les ardeurs! Et si l’on se retrouve célibataire à 50 ans, on repassera pour l’érotisation du condom! Les hommes de 50 ans ont souvent du mal à maintenir leur érection, c’est normal, alors le condom, plusieurs ne veulent pas en entendre parler. Et si l’on est en couple, après vingt-cinq ans de vie commune, c’est cliché mais c’est vrai, on s’ennuie… Or, les femmes sont encore responsables du maintien du désir dans le couple. Les magazines nous abreuvent de conseils pour bien comprendre les méandres du désir masculin. Beaucoup sont lasses de planifier les fins de semaine d’amoureux, de prévoir les chandelles et les dessous affriolants. Bref, il y a quelques raisons d’avoir un désir plus chancelant à 50 ans!!!

Encore là, l’image du corps peut être un frein, non? Est-ce que les femmes ne deviennent pas, en vieillissant, hyper-conscientes de leur corps, au lit?

C’est vrai des jeunes femmes aussi, de plus en plus! De toute façon, jeune ou plus vieille, quand on devient spectatrice de son corps au moment de l’amour, on s’éloigne de ses sensations, on stoppe les possibilités d’exploration sexuelle. Si on pense sans arrêt à se replacer, à corriger sa position pour camoufler le ventre gonflé, les cuisses et leur cellulite, le sein tombant, on s’éloigne de son plaisir. Et quand le plaisir est loin, on a moins le goût de recommencer! Si j’ai de la répulsion pour mon corps, je ne peux pas être satisfaite sexuellement. Si je veux un plaisir plus grand qu’un orgasme, il faut que je puisse m’abandonner. L’une des conditions majeures pour avoir une sexualité épanouissante, c’est d’accepter son corps.