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Notes de Palestine

La journaliste Raymonde Provencher revient d’un séjour en Israël, dans les territoires occupés, où la deuxième Intifada a déjà fait plus de 600 morts.

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La journaliste Raymonde Provencher revient d’un séjour en Israël, dans les territoires occupés, où la deuxième Intifada a déjà fait plus de 600 morts. De son carnet de bord, elle tire ces propos de femmes palestiniennes.

Mohammed se promène fièrement autour de sa mère qui parle de lui. Devant les autres femmes de la coopérative qui transforment le lait en fromage du pays, Sanaa énumère les prouesses de son rejeton : « Il est toujours le premier sur la ligne de tir. On lui a montré comment récupérer les bonbonnes de gaz lacrymogène lancées par les soldats et comment les enterrer avant qu’elles n’explosent! J’ai beau lui dire d’arrêter, il n’écoute pas. »

Le rire de Sanaa dément la sévérité de ses paroles. Autour d’elle, les autres femmes rient aussi. Quand je m’étonne du fait qu’elles n’empêchent pas leurs enfants de lancer des pierres aux soldats israéliens de Tsahal, elles rétorquent : « Mais ils n’obéissent pas! »

Mohammed a 10 ans. Des yeux d’un vert saisissant, les cheveux bouclés, il s’amuse ferme des propos de sa mère. Sanaa ajoute : « Il n’y a pas seulement mon fils qui lance des pierres, il y a ma fille aussi! » Moins nombreuses, mais quand même souvent dans le feu de l’action, les filles se sont jointes à la deuxième Intifada. Des pierres contre de vraies balles. Un combat d’une terrible inégalité. Qui fait de nombreuses victimes, de plus en plus jeunes.

Le discours est au point. La mère de Mohammed déclame : « Tant que nous serons des prisonniers dans notre propre pays, nous nous battrons les pierres à la main. Nous n’avons pas le choix : tant qu’à mourir à petit feu, nous combattrons jusqu’au dernier! »

Saida, assise juste à côté, ne dit pas grand-chose. Je demande : « Est-ce que ce sont les enfants de tout le monde, c’est-à-dire ceux des dirigeants palestiniens comme des gens ordinaires, qui se battent?. » Quand Sanaa donne une réponse affirmative et enthousiaste, Saida lui renvoie : « Tu en connais beaucoup, toi, des fils de tanzim qui lancent des pierres?. »

Les tanzim, ce sont les membres de la section armée du FATAH, le parti de Yasser Arafat. Et c’est un secret de polichinelle : ce ne sont pas les enfants des classes aisées et dirigeantes qui tombent sous les balles des soldats israéliens. La plupart de ces jeunes Palestiniens viennent des quartiers surpeuplés et sans avenir de Gaza et de la Cisjordanie. Si les pères ne les encouragent pas à affronter les soldats, les femmes me disent qu’ils ne les en dissuadent pas non plus.

Car la voie est sans issue. Dans cette société terrorisée par des années de guerre et d’occupation, où tous les horizons sont bouchés, qu’importe s’il faille se battre à mains nues contre des militaires équipés des dernières trouvailles de l’industrie militaro-industrielle. Quel choix reste-t-il? Crever à petit feu, ou crever sous les balles?

Dans le sous-sol de la mairie de Beit Fouriq, à huit kilomètres de Naplouse, dans le nord de la Cisjordanie, des dizaines de femmes, la tête soigneusement recouverte d’un foulard, écoutent avidement un psychologue venu de Jérusalem. Il est question de cette deuxième Intifada, de la peur qui étreint le ventre de tout le monde, des enfants qui échappent aux familles.

Celle-ci raconte que depuis plusieurs mois, sa fille ne fonctionne plus à l’école. Indisciplinée, elle conteste le professeur, refuse d’écouter ses parents. Celle-là dit que sa fille a maintenant peur du noir et refuse de monter seule à l’étage pour dormir. Elle a 15 ans. Et cette autre dont les enfants sont agressifs et rêvent d’en découdre avec les soldats.

À Ain Ariq, à quelques kilomètres de Ramallah, Youssef parle un anglais presque impeccable. À 14 ans, il est poli, discipliné. Sa mère lui a demandé de nous accompagner pour visiter une église, tout en haut du vieux village. Chemin faisant, nous parlons de l’Intifada. « Toi, tu lances des pierres aux soldats? »« Non. Ma mère ne me le permettrait pas. » « Et tu obéis à ta mère »? « Oui. »

La mère de Youssef est une Palestinienne qui a grandi à Chicago. Éduquée, elle est rentrée en Palestine pour se marier. Chaque année, elle envoie ses enfants passer quelques mois aux États-Unis, dans la famille maternelle, histoire de bien apprendre l’anglais. Et de se familiariser avec l’American way of life. Youssef ne lancera pas de pierres aux soldats. Dans cette famille de classe moyenne, on attache de l’importance à la résistance contre l’armée israélienne, mais pas au prix de sacrifier un enfant. Pour lui, la famille a d’autres projets…

Nuha-la-rousse, Nuha-la-Palestinienne qui m’accompagne dans cette recherche en terre moyen-orientale, reste silencieuse. Plus tard chez elle, à Ramallah, dans la douceur du soir qui descend, lorsque l’appel à la prière résonne, elle me dit son inquiétude. Elle a elle-même deux enfants, dont un garçon. Pour rien au monde, elle ne voudrait voir ce fils tant aimé risquer sa vie en tenant tête aux soldats israéliens. « Mais sinon, comment venir à bout de cette occupation qui nous mine, comment sortir de toute cette horreur? » dit-elle tristement. La question reste suspendue dans l’air, dans l’attente d’une réponse qui ne vient pas. Pendant ce temps, la guerre continue. Celle qu’on voit tous les jours au téléjournal, avec ses kamikazes, ses actes de terrorisme désespérés, ses vendettas. La haine qui attire la haine en Terre sainte. Mais l’autre guerre aussi se poursuit, celle dont on ne parle pas beaucoup, plus compliquée, plus insidieuse, dont les victimes ne sont pas couvertes de sang, mais exsangues, faméliques, malades.

Cette deuxième Intifada, c’est l’étranglement économique. Les hommes n’ont pas travaillé depuis sept, huit ou neuf mois. La plupart d’entre eux étaient embauchés comme manœuvres sur les chantiers d’Israël, ou comme journaliers à la petite semaine, hommes à tout faire de l’économie dominante de la région. Depuis le bouclage des zones palestiniennes, le chômage se fait durement sentir. Le niveau de vie de la plupart des familles a dégringolé.

À Beit Fouriq, dans la famille Es-Zamout, on ne mange presque plus de viande et de légumes frais, et ce, depuis huit mois. Dans le regard d’Itaf, la mère, il y a une fatigue, un épuisement qui ne sont pas le seul fait de la chaleur.

L’eau dans les puits se fait rare, et les habitants de ce village de 8 000 âmes doivent maintenant acheter de l’eau livrée par camion-citerne. Chaque réservoir coûte 150 shekels (4,10 $CA). Dans la famille Es-Zamout, il n’y a plus d’argent depuis trois jours. On emprunte de l’eau aux voisins, dans l’espoir que le chef de famille, Sami, puisse trouver un petit boulot dans la communauté.

Selon la quatrième Convention de Genève, Israël, en tant que puissance occupante, a le devoir de fournir de l’eau aux gens des territoires. L’eau, puisée dans les nappes phréatiques ou le lac de Tibériade, est d’abord disponible pour les Israéliens et leurs cultures qui font « refleurir, le désert ». Elle l’est ensuite pour les colonies juives disséminées sur tout le territoire. En troisième lieu viennent les Palestiniens. Aujourd’hui, un citoyen israélien consomme au moins cinq fois plus d’eau qu’un Palestinien. Israël, qui nie occuper le territoire, ne reconnaît pas cette quatrième Convention.

À 31 ans, Itaf Es-Zamout est enceinte de son septième enfant. Elle souffre d’anémie grave et d’infections urinaires, que la médecin venue de Naplouse lie à la pauvre qualité de l’eau à Beit Fouriq. Elle pourrait élargir son diagnostic à toute la communauté, tellement le manque d’eau potable et de nourriture saine fait des ravages. « Vous voulez pleurer, quand vous voyez ça », dit-elle doucement.

Au moins une trentaine de villages comme Beit Fouriq, autour de Naplouse, vivent la même situation. Depuis trois ans, la sécheresse sévit dans toute la région. Le niveau de l’eau du lac de Tibériade — Kinneret pour les Israéliens — n’a jamais été aussi bas depuis 150 ans. On craint maintenant le pire. Il faudra se résigner à abattre le bétail, chèvres et moutons, au fur et à mesure que l’été avancera, ce qui amplifiera la pauvreté dans tous les villages des territoires occupés.

Cette pauvreté, on la sent partout. Ici, une vieille femme, le visage à demi rongé par une tumeur, quête un peu d’argent pour consulter le médecin. Là, des femmes charrient des seaux d’eau sur leur tête, comme à l’époque biblique, sous le soleil qui tape dur. Les hommes, désœuvrés, passent leur journée à attendre, devant l’unique petite épicerie du village, où l’on ne trouve que des légumes défraîchis, des boites de conserve poussiéreuses, mais pas une seule bouteille d’eau. Les jeunes n’ont plus grand espoir et ne rêvent qu’à quitter le pays.

Les femmes tentent de tenir le coup, mais sont épuisées. Itaf me confie : « Mon mari et moi, nous avons déjà vécu notre vie. Pour les enfants, on espère un meilleur avenir qu’ici à Beit Fouriq. J’aimerais qu’ils aient une carrière, qu’ils aillent à l’université, qu’ils voyagent à l’étranger. Puisse Dieu nous permettre de les éduquer et de les sortir de cet épouvantable pays, de ce pays condamné. »