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L’après-fusion : quelle place pour les femmes ?

Le 4 novembre 2001, le Québec connaîtra ses premières élections municipales d’après les fusions. Parmi les enjeux délaissés de cette vaste réforme: la représentation politique des femmes. En danger ou en transition?

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Le 4 novembre 2001, le Québec connaîtra ses premières élections municipales d’après les fusions. Parmi les enjeux délaissés de cette vaste réforme : la représentation politique des femmes. En danger ou en transition? Avec la cohorte de fusions municipales engendrées par le projet de loi 170 qui a été adopté en décembre dernier, les femmes ne risquent-elles pas de voir soudain fondre comme neige au soleil le peu de pouvoir politique qu’elles avaient réussi à acquérir de peine et de misère ces dernières décennies? Faut-il voir là, au contraire, l’éclosion d’une nouvelle ère dans leur rôle actif en politique, notamment dans ces lieux multiplicateurs de pouvoir que sont les instances municipales? Bref, qu’ont-elles à perdre ou à gagner dans cette vaste entreprise de refonte?

Points d’interrogation

« De toute évidence, c’est un aspect important des choses que le gouvernement n’a absolument pas eu à l’esprit », dit Nicole Brais, du Centre de recherche en aménagement et développement de l’Université Laval. Depuis ses débuts en 1993, elle participe aux travaux de la Commission consultative Femmes et Ville de la Ville de Québec. C’est d’ailleurs elle qui a rédigé le mémoire du collectif Femmes et restructurations municipales de la capitale présenté en commission parlementaire en réaction au projet de loi 170. Alors, évidemment, elle ne cache pas son inquiétude. « En dépit de tous les engagements qu’il avait pris, notamment en 1997, lorsqu’il a adopté sa cinquième orientation politique en matière de condition féminine voulant que les femmes soient plus présentes au sein des instances locales et régionales, le gouvernement du Québec nous fait reculer de 20 ans. Il aurait pu au contraire saisir l’occasion des fusions pour envoyer un message clair à toutes les municipalités et donner un exemple concret de sa volonté d’égalité entre les sexes. Déjà symboliquement, en veillant à ce que ce principe soit inscrit dans le préambule de la loi! » Ce travers de la loi inquiète aussi beaucoup Winnie Frohn, professeure au Département d’études urbaines et touristiques de l’UQAM, qui s’intéresse depuis longtemps à la politique municipale. Elle ne s’est pas contentée d’y réfléchir et s’est jetée dans la mêlée comme conseillère municipale à Québec de 1985 à 1993. Elle est de celles qui ont jeté les bases de la Commission consultative Femmes et Ville du conseil municipal de Québec, une instance unique au Canada. Aujourd’hui, cette spécialiste est formelle : à moins d’un sérieux changement structurel — comme une modification du mode de scrutin ou une loi de parité à la française —, elle a du mal à voir comment la représentation féminine dans la vie politique municipale ne risquerait pas d’en prendre un coup pour de nombreuses années. « Ce qui m’inquiète là-dedans, dit-elle, c’est d’abord la manière : la loi 170 nous a été parachutée d’en haut, sans guère de consultation. Mais j’ai d’autres raisons d’être perplexe. D’abord à cause de l’attribution des postes disponibles. Dans notre système électoral qui est strictement territorial, la loi implique un élu par district. Comme le nombre global de districts sera réduit, les candidates, qui étaient déjà si peu nombreuses sur la scène municipale, auront encore bien moins d’occasions de se faire élire. » Ici, il faut tout de même signaler que l’effet de rétrécissement vaut aussi pour les hommes. La question cruciale étant de savoir si la proportion des élues sera réellement moindre. « Dans l’immédiat, poursuit Winnie Frohn, je crains que les anciens maires en place (seules 10 % des mairies sont de toutes façons tenues par des femmes!) n’aient tendance à se faire élire dans leur arrondissement ou, à tout le moins, à se porter candidat au poste de conseiller : toujours moins de place pour les femmes ».
« Celles qui se lanceront, poursuit-elle, devront donc faire campagne dans des districts élargis. L’élue qui représentait par exemple l’Île-des-Sœurs devra couvrir tout Verdun pour se faire réélire! Les candidates devront aussi disposer de plus de fonds, ce qui n’est pas, on le sait, le point fort des femmes. »
Christine Chabot, du bureau régional du Saguenay-Lac-Saint-Jean du Conseil du statut de la femme, fait par contre une lecture plus nuancée de la situation. « À court terme, l’impact des fusions va sans doute être négatif pour les femmes. Ce sont en général elles qui sont arrivées les dernières et qui, étant les moins aguerries, risquent d’avoir tendance à laisser leur place à des candidats plus forts qu’elles dans les nouvelles villes qui vont surgir. Mais je ne serais pas du tout surprise que dans un deuxième temps, elles fassent tout à fait leur affaire de cette nouvelle donne. Notamment parce que dans ces grandes villes nées des fusions pourraient bien naître des partis qui — comme c’est déjà le cas à Montréal et à Québec — favoriseront leur présence et leur élection. Il ne faut donc surtout pas qu’elles lâchent prise. » Les points d’interrogation — nombreux — demeurent. La démocratie locale qui risque de se compliquer avec l’élargissement des territoires; la fonctionnarisation et la plus grande complexité d’une tâche qui, dans plusieurs villes, pouvait s’exercer jusqu’à présent à temps partiel; la nécessité dans bien des partis de payer pour sa propre campagne. Tout cela pourrait-il profondément changer la nature de l’engagement politique municipal? Notamment pour les femmes qui ont déjà traversé bien des embûches et accompli fièrement leur parcours de combattante? Mairesse de Farnham de 1991 à 2000, Lyse Lafrance-Charlebois a perdu ses élections en mai de l’année dernière. Après avoir cependant accumulé l’une après l’autre ces médailles de première qu’elle afficherait presque comme un général : première présidente de la commission scolaire, première mairesse de cette ville de 6 800 habitants (une fois fusionnée avec sa voisine, Rainville, elle en comptera 7 900) et première préfète de la région, en 1998. Passionnée de politique, elle s’assombrit en réalisant qu’elle ne vivra pas le « beau défi » de la fusion. Par contre, elle éclate de rire en évoquant les innombrables remarques paternalistes entendues au fil de sa carrière : « Vous savez bien, quand les hommes se mettent à vous expliquer longuement une évidence, comme si vous étiez la dernière des nounounes!. » Lorsque les pionnières d’hier racontent leurs faits d’armes — comme il est toujours plus difficile de prendre sa place dans les sphères politiques, de se voir accorder le temps de parole aux réunions, de concilier la vie de famille avec les contraintes de la fonction officielle, etc. —, un parallèle s’impose à l’esprit. La lente marche vers le pouvoir politique rappelle la conquête du marché du travail depuis les années 70, et en particulier des postes de responsabilité. Dans les deux cas, elles ont tout eu à apprendre : « À piler sur les pieds des autres pour prendre sa place, alors qu’on ne le ferait pas naturellement », dit Yvette Biondi, conseillère municipale depuis 1994 à Ville Saint-Laurent. « À se retrouver toutes seules dans des gangs de gars à défendre notre point de vue, alors qu’on n’a pas nécessairement envie de jouer les pionnières », ajoute la chercheuse Nicole Brais. « Et est-ce qu’il faut attendre d’avoir 50 ans comme moi pour y aller? », demande Jocelyne Bates, la mairesse de la Ville (non fusionnée!) Sainte-Catherine. « Car même si le partage des tâches a évolué, quand il y a de jeunes enfants, ce sont toujours les femmes qui se retrouvent coincées à la maison le soir! »

Points de suspension

Il ne faudrait quand même pas croire que la tornade des fusions s’abat sur un monde politique glorieusement féminisé, faisant voler en éclats de grands pans d’acquis. Au contraire. Dans ce Québec où est née la Marche mondiale des femmes, le pouvoir politique réel de celles-ci est encore fragile, absolument pas représentatif de 52 % de la population. Le pouvoir municipal diffère des autres ordres de gouvernement : il est fait de contacts, de services sociaux et culturels, de proximité. Il semble donc coller naturellement aux femmes, qui ont l’habitude de faire leurs armes dans le bénévolat, à l’école, dans le domaine de la santé ou des loisirs. Pourtant, non. La proportion de celles qui ont réussi à ravir un poste de conseillère plafonne sous la barre des 25 % (très précisément à 23,1 % en 2000), et à peine plus de 10 % des postes de maires sont occupés par des femmes. « Et ça, c’est le résultat de 20 ans de travail acharné! », souligne Winnie Frohn avec fougue. « Il y a fort à parier que les fusions ne feront rien pour arranger les choses, mais avouons qu’il y a déjà une grande injustice en ce bas monde : un quart seulement de nos élus sont des femmes! Il y a là une discrimination systémique, qui ne dépend pas de l’énergie et de la bonne volonté des femmes, mais aussi de la volonté des partis politiques et de l’ensemble de la population. » Marguerite Pearson-Richard fait écho à ces propos. Longtemps conseillère municipale de Saint-Hubert, au sud de Montréal, elle était élue en juin chef du Ralliement démocratique, le tout nouveau parti municipal qui va essayer de rafler la mairie de ce qui sera bientôt, avec les fusions, la troisième ville de la province : Longueuil. « La question de fond, dit-elle, c’est celle-là: comme société dite évoluée, sommes-nous prêts à reconnaître aux femmes la même compétence pour un travail qui reste encore très majoritairement confié à des hommes? Sommes-nous collectivement si prêts que ça?. » La question mérite d’être posée. Quand on se penche sur les chiffres du comité Femmes et développement régional du Conseil régional de développement de l’île de Montréal, on constate immédiatement à quel point le déficit démocratique féminin est énorme sur la scène politique locale. Et comme le joli mot de parité est resté à ce jour absent du vocabulaire municipal. Car les élues ne composent que 25 % des conseils municipaux des 28 municipalités de l’île de Montréal. Seules 2 mairesses et 64 conseillères y ont jusqu’à présent partagé le pouvoir avec… 26 maires et 193 conseillers. Où sont les acquis menacés?
« À moins d’un coup de barre en haut lieu, évalue Winnie Frohn, je ne vois pas comment on pourra redresser la situation avant longtemps. Par contre, ce qui pourrait bouleverser bien des choses, c’est qu’un peu partout dans la province de plus en plus de personnes se posent ces questions. Alors si les fusions ont au moins le mérite de provoquer tout ce remue-méninges… »

Points d’exclamation

De fait, comme une patte d’ours plongée au fond d’une ruche, l’annonce des fusions a provoqué toute une effervescence dans l’univers municipal féminin. Une effervescence créatrice qui, des petites municipalités aux plus grosses, conduit à une mobilisation à l’échelle nationale. Ici, ce sont des banques de candidates qui grossissent à vue d’œil, alimentées gardes sites Internet fort bien faits pour armer les élues de demain, avec des sujets allant de la constitution d’un programme électoral aux mesures contre la diffamation. Là, ce sont des programmes de formation, de démystification, pour faire tomber les dernières peurs et transmettre la piqûre de la politique. La pionnière Commission consultative Femmes et Ville de la Ville de Québec fait des émules. En mai dernier, par exemple, le Comité Femmes et politique municipale de la Montérégie organisait à Saint-Jean un colloque sur l’incontournable thème des fusions, fort apprécié des quelque 150 élues présentes, conseillères et mairesses. « En premier lieu, dit Lyse Lafrance-Charlebois, l’ex-mairesse de Farnham qui siégeait au comité organisateur du colloque, cette activité était destinée à donner la piqûre à celles qui voudraient plonger en politique municipale. En second lieu, à développer des liens de solidarité et de complicité entre les politiciennes et les aspirantes. Nous voulons mieux outiller celles qui se présenteront cet automne. Maintenant, les femmes veulent du pouvoir, elles aiment l’exercer. Avant, quand une fille se présentait pour devenir présidente de classe, elle ne votait pas pour elle-même. Maintenant, c’est différent! » La Montérégie, où une cinquantaine de villes tiendront des élections cet automne, apparaît d’ailleurs comme un formidable vivier de personnalités et d’initiatives. Même si l’an dernier encore, on n’y comptait que 12 mairesses sur 101 postes, et 141 conseillères sur les 607 élus, la progression féminine depuis une décennie y est frappante : la proportion de mairesses est en effet passée de 4,8 % en 1992 à 11,9 % aujourd’hui et celle des conseillères de 16,9 % à 23,2 %. Cela donne des ailes à plus d’une. Il suffit d’entendre le rire frais de Kim Cornelissen, conseillère municipale de Saint-Marc-sur-Richelieu — qui s’occupe par ailleurs de la banque de candidates créée, en Montérégie comme ailleurs, dans la foulée du programme « À égalité pour décider » — pour se dire que rien n’est perdu. Cette grande refonte du pouvoir municipal était peut-être le bouleversement nécessaire, comme une grosse inondation ou une crise économique, pour que les femmes réfléchissent à leur engagement et se retroussent les manches encore plus haut. « Notre grosse erreur, dit Yvette Biondi, conseillère de Saint-Laurent, c’est souvent d’attendre qu’on nous offre des choses alors que notre place, il faut la prendre toutes seules. » Comme si elles avaient bien entendu le message, partout au Québec, des femmes travaillent à dépister et former les politiciennes de demain. Puisque le pouvoir est long à apprivoiser pour elles, ces candidates doivent fourbir leurs armes et apprendre à assumer leur visibilité. « Le chemin vers la politique municipale est loin d’être toujours le même, dit Kim Cornelissen. Les femmes s’impliquent d’abord dans des domaines variés qui sont très proches de leur vie. Pour arriver ensuite à la politique municipale, elles n’ont qu’un petit saut à faire »! Ce qui a décidé cette passionnée d’architecture et d’urbanisme à se lancer dans la course à la mairie (qu’elle n’a perdue qu’à sept voix près), c’est la défense d’une maison patrimoniale de 1760 au cœur de Saint-Marc. « J’ai confiance, dit-elle, je suis sûre que les femmes n’ont pas dit leur dernier mot. Il ne faut jamais sous-estimer leur capacité à s’adapter aux nouvelles réalités et à foncer. D’ailleurs, on peut avoir des surprises tous les jours! N’y aura-t-il pas une candidate à la future mairie de Longueuil? Une autre face au maire L’Allier à Québec? » Marguerite Pearson-Richard, justement, qui rêve de faire du Longueuil fusionné la plus belle ville du monde, en est convaincue : pour peu qu’on s’y attèle sérieusement, le terrain municipal reste de loin le plus beau de la politique. Depuis qu’elle est à la tête de son nouveau parti, elle tente d’en persuader le maximum de femmes. « Il faut quand même se rappeler que l’enjeu des fusions municipales n’était pas d’ouvrir une voie royale aux femmes! On ne procède pas à des bouleversements aussi importants sans qu’il y ait de dégâts. Ceci dit, ce ne sera jamais au gouvernement d’assumer la responsabilité du comportement des hommes à l’égard des femmes. Au contraire, dans cette affaire, il faut faire contre mauvaise fortune bon cœur. Il faut voir là l’occasion d’innover et de faire quelque chose de grand. Pour nous toutes. »