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Prostitution le modèle suédois

La Suède a frappé un grand coup pour régler le problème de la prostitution. Depuis janvier 1999, une loi criminalise carrément les clients des prostituées. Très dissuasive comme mesure.

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La Suède a frappé un grand coup pour régler le problème de la prostitution. Depuis , une loi criminalise carrément les clients des prostituées. Très dissuasive comme mesure. L’avocate Gunilla Ekberg, spécialiste du trafic sexuel, Suédoise devenue Canadienne, suit l’affaire de très près. Alors que la Fédération des femmes du Québec vient de terminer une tournée de consultation sur la question et qu’un comité du Bloc québécois propose d’établir des zones désignées pour le libre exercice du métier, alors que 5 000 à 10 000 personnes vivent de ce commerce à Montréal seulement, que les féministes ne savent plus trop qu’en penser et que le Conseil du statut de la femme prépare un avis, Gunilla Ekberg plaide avec fougue contre la tendance assez générale à la décriminalisation. La Gazette des femmes a rencontré cette minoritaire qui tient un discours à contre-courant. Convaincante.

Qu’est-ce qui a amené la Suède à pénaliser les clients?

D’abord, je n’utilise pas le mot « client », qui nous place dans une logique de travail. Je dis : les acheteurs du corps des femmes. L’initiative venait bien sûr du mouvement féministe. Nous disions depuis longtemps que les prostituées ne sont pas des criminelles mais les victimes d’une forme de violence masculine contre les femmes, et que les acheteurs étaient les vrais criminels. Il fallait donc décriminaliser les unes et criminaliser les autres.

Quel contexte politique a-t-il fallu pour que cette lutte féministe devienne loi?

ROKS, le regroupement suédois des refuges pour femmes violentées, revenait à la charge avec cette demande depuis . Le fait que maintenant 40 % des députés sont des femmes a beaucoup aidé. Deux d’entre elles, des sociales-démocrates, ont poussé le projet au Parlement jusqu’à son adoption en , à l’intérieur d’une loi plus vaste sur la violence envers les femmes. Désormais, un homme qui achète des services sexuels occasionnels peut être poursuivi et condamné à six mois de prison au maximum, ou à des « jours-amende ». Médecin ou manœuvre, la personne condamnée à un jour-amende verse son salaire d’une journée.

On interdit les relations occasionnelles, donc un homme pourrait avoir des relations suivies avec la même prostituée?

C’est un trou dans la loi… qu’on a découvert après qu’un homme a justement échappé à la condamnation grâce à cela. Ce sera corrigé. On interdira aussi l’achat par un tiers, pour dissuader les compagnies qui paient des services d’escorte pour les hommes d’affaires.

La loi est-elle difficile à appliquer?

En général, les policiers s’en disent très satisfaits. Dès , le gouvernement a alloué sept millions de couronnes (environ un million de dollars canadiens) aux policiers des trois plus grandes villes. En plus, la loi prévoit l’octroi de fonds publics (près de six millions de dollars) pour aider les femmes à s’en sortir : financement d’organisations non gouvernementales, accès à des refuges, à de l’aide socio-psychologique, à l’éducation et à la formation professionnelle.

Comment l’opinion publique a-t-elle réagi à l’adoption de cette loi?

Des sondages à répétition ont démontré de 75 % à 80 % d’appui. Non pour des raisons morales, mais parce que la prostitution est vraiment perçue comme une violence inacceptable contre les femmes. Certains voudraient abolir la loi, bien sûr. Trois femmes universitaires, adeptes de postmodernisme et de la théorie « queer », font beaucoup de bruit avec les arguments connus : la prostitution est un travail, un choix, donc un droit. Et certains hommes ont défendu dans les journaux leurs droits d’acheteur.

Un peu comme V.S. Naipaul, le prix Nobel de littérature , avouant sans gêne qu’il fréquentait souvent les prostituées dans ses périodes creuses?

Le public était horrifié, pas tant par la moralité de l’écrivain, mais par le fait qu’il reçoive ce prix dans un pays où prostitution égale violence!

Trois ans après l’entrée en vigueur de la loi, comment évalue-t-on ses effets?

Un effet direct, d’abord : on a surtout arrêté des hommes dans la rue, les prostituées y étant plus fragiles et les clients plus faciles à épingler. Au printemps , plus de 160 acheteurs ont été arrêtés : 67 ont été relâchés par manque de preuves, et des 43 hommes jugés en cour, 25 ont été reconnus coupables et ont payé des amendes. Des chiffres qui semblent minces, mais il ne faut pas sous-estimer le deuxième effet de la loi, plus global et dissuasif : on a placé la norme de régularisation d’une société et affirmé que les femmes et les filles n’étaient pas à vendre.

Et l’effet sur les prostituées elles-mêmes?

Les travailleuses sociales du regroupement Pros-centrum, qui travaillent auprès des prostituées en bordel à Stockholm, m’ont confirmé que 60 % de ces femmes sont sorties de la prostitution pour toujours. La loi a été pour elles un incitatif pour chercher de l’aide. La police de Stockholm estime que la prostitution de rue a diminué de 50 % dès la première année, et que le nombre d’acheteurs a baissé de 80 %. Autre effet positif, une policière haut placée, qui est rapporteuse pour EUROPOL concernant la traite des femmes en Suède, m’a affirmé que le nombre de victimes du trafic sexuel, des pays baltes ou de la Russie vers la Suède, a diminué depuis . Les trafiquants trouvent que ça devient trop compliqué et veulent un marché libre…

Les acheteurs de la rue ne se sont-ils pas simplement tournés vers les bordels, les agences d’escorte ou Internet?

Selon la police, non. La plupart n’ont pas changé de lieu. Il y a une grande différence entre partir du travail, arrêter dans la rue, se payer une pipe en dix minutes, rentrer chez soi retrouver femme et enfants et se rendre au bordel, payer une somme plus importante, devoir expliquer où l’on était en rentrant à la maison… La police n’a aucune preuve que la prostitution dans Internet ait augmenté. Dans tous les pays, elle est plus accessible à cause de la technologie, mais ça n’a rien à voir avec la loi.

La Suède est-elle le seul pays où l’on criminalise les acheteurs?

Les féministes ont réussi à faire passer une loi semblable au Venezuela! La Suède est le seul pays européen. Mais ça ne va pas en rester là. En Belgique, à l’instigation d’une sénatrice socialiste, le Sénat a repris la loi suédoise, qui reste à être adoptée par l’autre chambre. Ce serait bien, puisque la Belgique, au centre d’une Europe sans frontières, est une plaque tournante de la prostitution. Le trafic d’Africaines est fréquent dans cette ancienne colonie. En Norvège, les femmes sont bien organisées pour contrer la traite et la prostitution. Alors cela risque de changer. Et un événement très important est survenu en  : le Lobby européen des Femmes, constitué de quelque 3 500 groupes, a pris la résolution de faire pression auprès de leur gouvernement respectif pour adopter une loi similaire à la Suède. C’est incroyable parce que plusieurs pays européens ont déjà légalisé la prostitution : l’Allemagne et les Pays-Bas, bien sûr, mais aussi la Grèce et l’Espagne.

Est-ce que ça veut dire que toutes les féministes d’Europe sont d’accord avec la stratégie suédoise? Sûrement pas!

Non, il y a beaucoup d’opposition en Europe comme en Amérique du Nord. Dans les pays où la prostitution est légalisée, tels les Pays-Bas, des groupes féministes soutiennent la légalisation, comme par hasard. Mais même là, d’autres féministes veulent une loi contre les acheteurs parce qu’elles voient bien que la prostitution légale et normalisée a un effet terrible sur toutes les femmes.

Pourquoi? Elle accroît le nombre des prostituées? Elle aggrave la violence exercée contre elles et les femmes?

Oui, à toutes ces questions. Le plus important pour les trafiquants, c’est d’avoir accès aux marchés locaux. Théorie économique 101: un marché, une demande et on fournit le produit. En Australie, par exemple, la prostitution a été légalisée dans plusieurs États pendant les années 80, soi-disant pour minimiser la violence, pour l’éliminer des quartiers résidentiels et pour réglementer l’industrie. Dans l’État de Victoria, la violence a augmenté pour les filles de la rue. En même temps, à Melbourne, les bordels pullulaient : plus de 102 licenciés et 200 illégaux.

Dans ces bordels, on trouve des Australiennes blanches, des Asiatiques ou des aborigènes?

Des femmes d’ailleurs, surtout : la traite a triplé et les enfants sont plus nombreux qu’avant. C’est l’effet le plus visible de la légalisation. Mais toute la société subit les contrecoups. Par exemple le gouvernement, très conservateur et pro prostitution, a décidé que l’Australie n’allait pas ratifier le protocole des Nations Unies sur l’élimination de toutes formes de discrimination envers les femmes (CIDAW).

Même aux Pays-Bas, où il y a tellement de défenseurs de la prostitution, on doit constater que le crime organisé est plus impliqué qu’avant, et que de 40 % à 80 % des prostituées illégales (non inscrites) sont en fait des immigrantes clandestines, donc des femmes victimes des trafiquants. En , 80 % des prostituées, légales ou pas, étaient des immigrées. En Allemagne, la moitié des 400 000 prostituées viennent d’ailleurs. Si ce n’est pas du trafic, qu’est-ce que c’est?

La Fédération des femmes du Québec vient de consulter ses troupes avec un document qui expose les deux positions : la décriminalisation ou l’abolition. Comment pensez-vous que le débat s’engage au Québec?

Moi qui ai habité deux ans à Montréal, j’aime le Québec et j’admire qu’ici on cherche tout le temps le consensus. On ne veut pas trop se battre. Mais dans ce cas, je pense qu’il est impossible de marier les deux positions, trop opposées. Ça me dérange qu’on puisse envisager une décriminalisation de tous les acteurs incluant les clients, les proxénètes et les propriétaires de bordels. Réseaux de crime organisé et motards criminels aussi peut-être?

Pour vous, il est naïf de penser qu’on puisse décriminaliser en évitant les effets pervers, dont le crime organisé et la traite?

On oublie que la prostitution est avant tout une industrie. Le débat est abordé sur un plan très individuel, présenté comme un choix de style de vie. C’est une vieille approche très libérale : « Moi, je peux faire ce que je veux avec mon corps! »

C’est l’argument des féministes pour défendre le choix de l’avortement, non?

L’argument ne fonctionne pas pour la prostitution parce qu’il ne repose pas sur une analyse structurelle de l’oppression des femmes. Ce n’est pas juste un truc individuel, la prostitution. C’est l’une des pires formes de la violence faite aux femmes par les hommes. Il faut analyser les effets de cette violence. Qui en profite? Qui a le pouvoir dans tout ça? Vous allez me faire croire que ce sont les femmes? Elles n’auront jamais le pouvoir là-dedans, même si elles s’organisent en syndicats.

Vous n’approuvez pas le mouvement de syndicalisation des travailleuses du sexe comme aux Pays-Bas ou aux États-Unis?

Ce mouvement, visible en Amérique du Nord et en Europe, je le vois un peu comme un luxe. Aux Philippines, par exemple, il n’y a pas de revendications syndicales. Les féministes là-bas ont une analyse plus politique. Pour elles, l’oppression est claire et à combattre, pas à accommoder.

Les féministes se sont battues pour que les femmes aient le choix. Certaines prostituées adultes affirment qu’elles ont choisi ce métier, qu’elles ne sont pas exploitées, mais qu’elles veulent de meilleures conditions de travail. Vous ne les croyez pas?

Je ne peux pas les croire ni les contredire. Partout, en Allemagne, en Grèce, ici, des femmes disent qu’elles ont choisi ce « travail ». Selon mon expérience, c’est une petite minorité. Moi, j’ai travaillé avec des prostituées en Suède, au Danemark et à Vancouver. J’ai des amies très proches qui sont passées par là. Certaines avaient le même discours quand elles n’avaient pas le choix et n’imaginaient pas pouvoir faire autre chose. D’autres étaient prises là-dedans parce qu’elles y trouvaient un milieu, des amies, presque une famille.

Dans la littérature européenne et américaine, il y a éclosion de récits de prostituées, dont le très littéraire « Putain », de Nelly Arcan. Est-ce que cela contribue à banaliser le métier?

Il y en a toujours eu des romans de ce genre, écrits par des femmes — ou par des hommes sous pseudonymes. Comme il y a des femmes qui défendent la soumission des femmes dans le mariage! Pour moi, ça ne change rien, parce que la grande majorité des prostituées, au Canada comme ailleurs, sont exploitées et violées tous les jours, et n’ont pas d’autres solutions. Pour survivre, elles deviennent une sous-classe de femmes qui vont servir les hommes. On ne remet jamais en question, dans ces romans ou ces discours-là, le droit des hommes d’avoir accès aux femmes, aux filles ou aux garçonnets, simplement en payant. Ce n’est donc pas une question de conditions de travail, mais de l’invasion du pénis des mâles, chaque jour. Toutes celles qui pensent que la prostitution est un choix, tous ces intellos bien payés qui écrivent pour dire que les étudiantes devraient se prostituer, qu’ils viennent vivre dans un bordel durant deux semaines pour voir! Qu’ils demandent à des femmes qui s’en sont sorties ce que ça leur faisait d’avoir à baiser 15 hommes par jour, à sucer toutes ces queues mal lavées à répétition, ou autres choses… La violence n’est pas juste dans les conditions de travail, mais dans l’acte lui-même.

Le mot « travail » est donc inacceptable?

Ce n’est pas un travail. Moi, quand je travaille comme avocate, je peux subir du harcèlement sexuel, et les lois me protégeront. En Australie, par exemple, où il y a de bonnes lois contre le harcèlement, un homme sort de son bureau et à 50 mètres, il peut acheter le sexe d’une adolescente, exploiter une sous-classe de femmes dominée par les hommes.

Pourtant, pour plusieurs, le terme « travailleuses du sexe » reconnaît plus de dignité aux femmes

On ne donne pas la dignité humaine par les mots. La dignité, c’est de ne pas être victime de ces actes humiliants et envahissants. S’il y a des femmes qui veulent se prostituer, je ne peux pas les arrêter. Mais pour toutes les femmes qui n’ont pas de voix, je dois parler. Les féministes québécoises devraient voir plus loin que le Québec. La prostitution est une industrie mondiale, et si le marché local se libère, les trafiquants vont arriver. L’approche de réduction des méfaits — avec légalisation et conditions de travail réglementées — vient des Pays-Bas, et comme pour la drogue, c’est le laisser-faire total. Les féministes d’ici, avec une bonne analyse, sont capables de ne pas se laisser intimider par l’impératif d’un consensus. Il faut revenir à l’essentiel. Qui a le pouvoir dans la prostitution? Qui en bénéficie? Est-ce qu’elle sert à combattre l’oppression des femmes, à améliorer leur situation?

Alors, quelle sorte de loi faudrait-il?

Ici, au Québec, la sollicitation est quand même interdite par le Code criminel, pour les clients comme pour les prostituées. Ce n’est pas assez dissuasif. Mieux vaudrait une loi plus claire, comme en Suède. En même temps, il faudrait aussi des mesures pour en sortir. Entre autres de l’assistance socio-psychologique, parce que la violence laisse des traces, affecte la santé mentale autant que physique, entraîne des problèmes de toxicomanie.

L’idéal pour vous serait donc l’abolition complète de la prostitution?

Oui, avec le temps. Bien sûr, on dit que la prostitution a toujours existé, comme la violence, comme le viol. Mais la prostitution, ce n’est pas le plus vieux métier du monde. C’est le plus vieux mensonge. Alors quoi? On renonce à lutter? Moi, je ne peux pas renoncer à lutter pour celles qui sont écrasées par cette violence, qui prennent des années à en sortir, comme des soldats victimes du stress post-traumatique.

Ne craignez-vous pas de passer pour irréaliste ou radicale?

On a le droit de rêver. Je ne veux pas céder et dire : OK, donnons-leur des condoms, des soins, et laissons-les à leur sort. Puis me tourner de bord et devenir une avocate prospère. Peur de passer pour radicale, ou conservatrice, ou puritaine? Non, je n’ai pas peur des mots, des mots comme « oppression » et « patriarcat ». Il est faux de dire que ce discours est dépassé. Au contraire, les jeunes que je vois, en Australie, au Canada, n’ont pas peur de ce radicalisme, elles en ont soif.

Gunilla Ekberg, fille de parents ouvriers, est née dans un petit village de Suède. À l’adolescence, elle voit certaines amies, abusées sexuellement, s’enfuir à Copenhague et tomber dans la prostitution. À 14 ans, elle s’abonne à Ms Magazine, le magazine féministe qui démarre aux États-Unis avec des slogans comme « Une femme sans homme, c’est comme un poisson sans bicyclette! » Cela change sa vie. Elle milite pour l’avortement puis plus tard, devenue travailleuse sociale, elle s’active sur le terrain contre la violence faite aux femmes, de la Scandinavie aux États-Unis et à Vancouver, où elle vit désormais. Avocate, chercheuse et formatrice, elle est porte-parole de la Coalition contre le trafic des femmes, qu’elle représente à diverses conférences internationales. En , elle s’envolait pour la Suède avec un mandat d’un an : coordonner une campagne d’information publique sur la traite des femmes et des filles dans les pays nordiques et baltes.