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Violence : l’omertà autochtone

Au Québec, on compte sur les doigts d’une seule main les maisons d’hébergement en milieu autochtone. Malgré leur isolement, les Amérindiennes sont de plus en plus nombreuses à briser l’omertà, le tabou du silence qui garantit l’impunité des agresseurs.

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Au Québec, on compte sur les doigts d’une seule main les maisons d’hébergement en milieu autochtone. Malgré leur isolement, les Amérindiennes sont de plus en plus nombreuses à briser l’omertà, le tabou du silence qui garantit l’impunité des agresseurs. Une quarantaine de personnes écoutent Mani Astamajo, 40 ans et des poussières, raconter comment elle a été violée à l’âge de 16 ans. Comment, un soir d’hiver, alors qu’elle sortait de chez une amie, un homme de son village lui a offert un « lift » en motoneige. Comment, pétrifiée de froid et de peur, elle a subi ses assauts sexuels et pourquoi elle s’est tue toutes ces années alors qu’elle croisait régulièrement son agresseur dans la communauté. Un long silence d’un quart de siècle… Cela se passe à Mingan, à Ekuanitshit, une petite communauté innue de 500 personnes. La soirée est organisée par Jean-Charles Pietashu, un des très rares chefs qui ont pris l’engagement de travailler à la promotion de la non-violence. Je n’étais pas sur place pour entendre Mani. Et j’ai du mal à imaginer cette femme que j’ai connue il y a une vingtaine d’années, petite souris grave et silencieuse, oser dénoncer publiquement le geste d’un homme de sa propre communauté. « Ma timidité est partie. Il faut parler. C’est à la femme de briser le silence ». La Fondation autochtone de guérison, un organisme d’Ottawa, confirme que depuis les cinq à sept dernières années, de nombreuses collectivités commencent à débattre ouvertement du problème de la violence sexuelle. Mani l’a fait dans l’espoir d’aider d’autres victimes à mettre un terme au cycle de la violence et à rompre le tabou qui garantit l’impunité des agresseurs. Au téléphone, elle me raconte comment, pendant des années, elle s’est sentie sale, responsable même de ce viol. « Je me disais que je n’aurais pas dû me trouver là. J’avais si peur de lui. Je me sentais seule, partout, partout ». Une honte muette qui l’a menée à accepter les violences de son époux, trouvant même cela normal. Après cinq années de mariage, Mani a osé lui raconter le viol subi des années plus tôt. Il a semblé compatissant. « Mais lorsqu’il prenait un coup, il m’accusait d’être une femme facile et me frappait ». Son agresseur, a-t-elle appris par la suite, a violé d’autres jeunes filles. Mais elles aussi avaient peur et gardaient le silence.

Froid dans le dos

On estime qu’au Canada, 80 % des femmes autochtones ont été ou sont encore victimes de violence! Dans la plupart des cas, le conjoint est l’agresseur. Une femme sur deux (57 %) aurait été victime d’agressions sexuelles. « C’est le propre d’un peuple colonisé, qui retourne la violence contre les siens. Quand on n’est pas capable de se définir, d’avoir confiance et l’estime de soi, on se définit par quelque chose d’autre: la violence », explique Pierre Picard, un Huron de Wendake, spécialiste des questions d’agressions sexuelles et fondateur du Groupe de recherche et d’intervention psychosociale en milieu autochtone. Les chiffres donnent froid dans le dos. Ces données proviennent de l’Association des femmes autochtones de l’Ontario, qui a mené une étude auprès de 85 organismes régionaux (1989). La situation n’a-t-elle pas changé depuis? Malheureusement pas, affirme Sherry Lewis, de l’Association, qui a entrepris une nouvelle étude et s’attend à ce que les conclusions soient à peu près les mêmes. D’abord, parce qu’on a mené peu d’initiatives pour contrer la violence, explique-t-elle. De plus, l’argent dépensé à cette fin l’a surtout été dans les grands centres, et non dans les petites communautés, où habitent la majorité des Amérindiens. Une récente enquête (2001) du Centre national de prévention du crime confirme que 88 % des autochtones interviewés ont été victimes de violence dans leur enfance ou à l’âge adulte. Sherry Lewis déplore que seulement 15 à 25 % des victimes de violence conjugale ou sexuelle aient recours à la police. D’après les services policiers autochtones, plus de la moitié des Amérindiennes du Québec ne portent pas plainte. Par peur de leur conjoint, peur de se faire juger par sa communauté. L’Association des femmes autochtones du Québec, qui a effectué une tournée de consultation pour comprendre les problèmes auxquels se heurtent ces femmes, pointe du doigt le manque de soutien et d’accompagnement. Ainsi, les policiers, comme les travailleurs sociaux des communautés autochtones, n’ont pas de formation adéquate pour accompagner les victimes à la cour. Les centres d’hébergement à proximité des réserves sont presque inexistants, ce qui oblige les femmes à se réfugier à l’extérieur de leur communauté.

Devinette

Combien trouve-t-on de maisons d’hébergement pour femmes victimes de violence conjugale parmi les 42 communautés autochtones du Québec? Seulement cinq! Sous-financées, elles ont toutes 11 ans ou moins d’existence. Le Canada en compte 35, ce qui couvre à peine 5 % des Premières Nations et une fraction des besoins. Au Québec, la maison Haven House, à Listuguj, en territoire micmac, est vue comme le modèle à suivre. Ouverte depuis 10 ans, elle a su s’adapter malgré les difficultés, dont le manque de confidentialité au sein d’une petite communauté. Ainsi, les résidants connaissent l’adresse de la maison et toutes les intervenantes qui y travaillent. « Beaucoup de femmes n’osaient y venir par peur d’être cataloguées et pour une question de sécurité », explique la directrice, Sheila Swasson. « Vous savez, il est déjà arrivé qu’on doive défendre une maison d’hébergement et ses résidantes à la pointe du fusil… Il aurait été plus facile d’avoir un centre à l’extérieur de la communauté ». La solution? Haven House s’est ouverte sur la communauté. On y trouve un comptoir alimentaire et à vêtements, une cuisine collective et une bibliothèque et on y donne aussi des ateliers sur la santé. Bref, on a misé sur la diversité des services et des activités, et sur la prévention pour attirer la clientèle sans la marquer au fer rouge. Sheila Swasson note un changement qui la réjouit. « Avant, les femmes arrivaient avec des blessures corporelles. Maintenant, elles s’adressent à nous avant d’êtres battues, lorsqu’elles se sentent menacées. Et parfois, très rarement, les hommes viennent avec elles chercher de l’aide ». Le cadre juridique impose de petites sentences. À la première offense, c’est souvent une condamnation à suivre une thérapie pour hommes violents… en ville, dans la culture dominante et dans une langue que l’agresseur ne maîtrise pas toujours. C’est ce qui est arrivé à l’Attikamek Reginald Flamand, dont la conjointe, Thérèse Dubé — tous les deux sont dans la trentaine —, a porté plainte à deux reprises. Deux condamnations pour voies de fait. Elle est à ses côtés et opine doucement. « J’ai porté plainte pour que cela arrête. Mais je l’aimais »… La première fois, il a dû suivre une thérapie de six mois en « milieu blanc », comme il dit. Il a abandonné au bout de quatre mois et avoue que « cela ne l’a pas beaucoup fait réfléchir ». Puis il a récidivé et a été condamné à trois mois de prison. Au bout de… six semaines, il était de retour chez lui.

La guérison plutôt que la prison

Il n’est pas facile de dénoncer et de poursuivre son agresseur devant les tribunaux dans une communauté tricotée serrée. Si l’on poussait la logique jusqu’au bout, il faudrait parfois emprisonner jusqu’à la moitié de la communauté! Et puis, il n’est pas rare de voir la victime arriver au Palais de justice dans la voiture conduite par l’agresseur… Devant l’insuccès de la judiciarisation, le couple attikamek a plutôt suivi une thérapie « en milieu naturel ». « C’est ce qui nous a sauvés ». Une thérapie dans le bois, basée sur les principes des Alcooliques anonymes mais adaptée à leur culture. Reginald avait aussi été victime de violence dans sa famille, en plus d’avoir subi des attouchements sexuels. Lui aussi avait besoin d’aide. Tous les deux ont maintenant entrepris une thérapie de couple dans le but d’y engager leurs enfants. Et Reginald a publiquement demandé pardon à sa conjointe. Leur façon de marquer le coup, d’entreprendre une nouvelle vie ensemble. Mani raconte qu’il lui a fallu des années de thérapie pour en venir à parler et à se sentir bien, en possession de ses moyens. Avec son conjoint, elle a suivi une session de guérison donnée par un autochtone de l’Ouest canadien. Elle est maintenant suivie par une psychologue à chaque mois. De plus en plus d’autochtones lorgnent vers ces solutions qui tiennent compte des spécificités culturelles et qui sont plus inclusives parce qu’elles visent aussi les besoins des agresseurs. Des voix s’élèvent pour réclamer une justice faite pour et par les autochtones. Dans son Document d’orientation en matière de justice (2001), l’Association des femmes autochtones du Québec écrit que « les femmes ont un intérêt particulier pour les alternatives à l’emprisonnement et autres pratiques traditionnelles qui assurent une réinsertion plus harmonieuse des personnes violentes dans les communautés ».

La résistance des chefs

Or, l’Association s’inquiète du transfert des responsabilités liées à l’administration de la justice aux autorités politiques autochtones, le plus souvent représentées par des hommes. Depuis plusieurs années, elle revendique la représentation des femmes dans la mise en œuvre des nouveaux systèmes de justice et la prise en compte de leurs préoccupations relatives à la sécurité des femmes et des enfants. D’ailleurs, les victimes de criminalité et les principales intervenantes communautaires n’ont pas manqué de souligner, au moment d’une tournée dans plusieurs communautés à l’été 2000, « le manque de transparence de certains conseils de bande, le difficile accès à l’information et la nécessité de tenir davantage de réunions publiques d’information et de discussions sur les enjeux de société ». Dans ce contexte, on comprend qu’il soit difficile pour les groupes de femmes autochtones de faire admettre l’urgence d’agir aux associations politiques et aux conseils de bande. « Les chefs, ce sont des politiciens et, comme tous les politiciens du monde, ils s’intéressent à ce qu’il y a de plus payant: le développement économique. Ce qui donne le plus de visibilité, c’est de développer des projets à saveur économique, et non pas de s’attaquer aux problématiques sociales », explique Pierre Picard. Jean-Charles Pietashu, de Mingan, est un des rares chefs à avoir assisté au colloque sur la violence organisé par l’Association des femmes autochtones. Il s’y est rendu avec une quinzaine de personnes de la communauté. « Une dépense inutile », ont clamé certains membres du conseil de bande. « Un investissement, plutôt », a-t-il rétorqué. Une phrase de Bibianne Courtois, de l’Association des femmes autochtones du Québec, l’a particulièrement marqué: « Qu’allons-nous faire des territoires, de l’autonomie, si nos gens ne sont pas en santé »? Aussi, même s’il se dit préoccupé par l’emploi et la richesse collective de son peuple, il admet que le développement économique ne lui apparaît plus comme une solution miracle. « Des chefs autochtones, des ministres québécois, comme l’ex-ministre Guy Chevrette, nous ont fait miroiter que le développement économique allait régler tous nos problèmes. Je n’en suis pas sûr. L’argent ne règle pas tout ». Le Conseil de bande de Mingan a donc retenu les services de Pierre Picard afin que la communauté puisse se doter d’outils pour faire face à la violence. Objectif: d’abord former divers intervenants, ceux qui, à l’école, au sein des services sociaux et policiers, sont en contact avec les victimes et en mesure d’agir auprès d’elles, pour les aider à porter plainte notamment. « La trousse médico-légale, je ne connaissais pas ça avant ». Pierre Picard met ses espoirs du côté du féminisme autochtone, qu’il compare au féminisme américain des années 1950 et 1960. « C’est grâce à elles [les féministes autochtones] qu’on peut aujourd’hui parler d’abus, de violence, dans les communautés ».

Réalité frappante

  • La violence conjugale et le nombre d’agressions et autres infractions sexuelles, comme la pédophilie, sont cinq fois plus élevés dans les collectivités autochtones que dans la population en général.
  • On estime que les autochtones sont responsables de 20 à 25 % des 600 000 infractions sexuelles commises chaque année au Canada (alors qu’ils représentent environ 3 % de la population canadienne).
  • Une étude de cas (Anne McGillivray et Brenda Comaskey, 2000) menée auprès de 26 Amérindiennes à Winnipeg révèle que les milliers d’actes de violence physique, sexuelle et émotionnelle qu’elles ont subis dans leur enfance et à l’âge adulte ont été perpétrés par plus d’une centaine d’agresseurs.
  • À Canim Lake, Colombie-Britannique, 7 agresseurs ont admis s’en être pris à 277 victimes, tandis que 17 femmes ont estimé avoir été agressées par 122 hommes différents (Warhaft et autres, 1999).