Aller directement au contenu

Héroïnes

Janouk a dix ans de plus que moi. C’est une des raisons pour lesquelles j’aime me tenir avec elle. Janouk a dix kilos de moins que moi. C’est une des raisons pour lesquelles elle aime se tenir avec moi.

Date de publication :

Auteur路e :

Janouk a dix ans de plus que moi. C’est une des raisons pour lesquelles j’aime me tenir avec elle. Janouk a dix kilos de moins que moi. C’est une des raisons pour lesquelles elle aime se tenir avec moi. Les autres raisons sont, par ordre décroissant: une passion commune pour le poisson cru, une façon identique de discuter trop fort, et l’utilisation modérée du même parfum.

D’autres appelleraient ça de l’amitié. Il nous arrive aussi de travailler ensemble. Comme en ce moment. En ce moment, Janouk et moi, nous discutons trop fort de la Cause, installées devant des assiettes de sole marinée et d’oursins au citron. La Cause est, bien entendu, celle qui a démaillotté les femmes de leur cocon dégueulasse pour leur permettre de laisser pousser leurs ailes. C’est de ça que nous discutons, à vrai dire, de femmes à ailes. Nous cherchons l’Héroïne qui représente le mieux le fruit ailé de la Cause, l’héroïne ordinaire qui a le mieux volé, une fois ingurgité l’élixir lévitant de la Cause.

— C’est la Babyboumy, affirme Janouk. Entre 40 et 55 ans. Autrement dit toi et moi.

Je proteste que je n’ai pas tout à fait 40 ans, mais je proteste délicatement pour ne pas blesser Janouk qui, elle, les dépasse largement.

— Assume, dit Janouk. Assume ta babyboomerie. Ce ne sont pas quelques mois de moins qui te rendent plus rare. Babyboomy, donc, est la plupart du temps une artiste fauchée ou son exact contraire, une pro des affaires et du pouvoir qui a réussi à se remplir les goussets. Ou quelqu’un comme moi et toi, une quidam moins spectaculaire, un mélange émoussé des deux catégories.

En ce moment, je suis celle qui prend des notes, puisqu’elle est celle qui parle. Je lui demande si on ne pourrait pas biffer le mot « émoussé », qui nous dénigre injustement.

— On pourrait, accepte-t-elle de bonne grâce.

— Babyboomy a commencé sa jeunesse en pleine révolution. Avaler la pilule anticonceptionnelle et le féminisme en même temps, ça te fait un méchant cocktail dans les intérieurs, ça te brasse un cocon, ma chérie. Les 20 ans de Babyboomy ont été illuminés par la liberté, et ils en sont devenus indestructibles. Babyboomy, BBB pour les intimes, sera toujours dans sa tête celle qui à 20 ans a fumé des pétards et copulé sauvagement au son de musiques planantes, en toute impunité. Comment veux-tu vieillir, avec une image fondatrice pareille?

Je suis d’accord: tu ne veux pas.

— Bref, BBB est une battante, parce qu’elle a tout choisi de sa vie. À cause de la Cause, survenant à ce moment charnière où l’humain s’écrase à jamais ou prend au contraire son élan immortel, BBB a reçu une décharge de confiance qui lui a fait envisager toutes les directions possibles. Créer des histoires ou des images, ou des projets, ou des PME, ou des partis politiques, ou une descendance, choisir la solitude, ou la famille, ou des enfants sans père, ou un père sans enfants, ou deux amants en même temps, ou une maîtresse, ou les deux à la fois, ou rien du tout, et c’est très bien comme ça, ou la campagne et son propre pain fait de son propre levain, ou la ville et ses trépidations guerrières, ou la carrière et l’ambition, ou le dépouillement et le Bouddha, ou voyager, ou rester là, bref tout tout tout devenu possible et interchangeable. Sauf la passion, ah! ça, la passion, indispensable.

Elle se tait parce que le thon à queue jaune vient d’amerrir à notre table, et que peu d’arguments peuvent rivaliser de perfection avec la chair nacrée du thon à queue jaune.

Pendant quelques minutes, nous ne parlons pas et nous ne pensons plus, la bouche pleine de septième ciel. Je nous observe à la dérobée, nos restants de passion agrippés à une bouchée de thon cru et à une gorgée de Meursault frais.

Donc, ce serait nous. Moi et elle, héroïnes fameuses, privilégiées de l’histoire? Toutes lisses, toutes dodues — surtout moi —, toutes gavées par le destin favorable? Ça ne va pas. Plus je nous regarde, moins ça va. J’écris quelques mots décisifs, puis, je les lui livre, en manière de bémols:

Fallait-il en rire ou en pleurer? Rien ne se déroulait comme prévu. Babyboomy, maintenant libérée et accomplie, passait ses samedis soirs seule avec Vidéotron, et d’aventure, quand un Babyboomer partageait sa vie, ou son repas au restaurant, c’est elle la plupart du temps qui payait l’addition.

À cela, hélas, Janouk ne peut rien rétorquer, elle qui combat son célibat comme une maladie de plus en plus incurable, et moi en face d’elle, dont la vie s’accompagne d’un quelqu’un passé maître dans l’art de sortir le dernier son portefeuille. Elle ravale son enthousiasme et crache un rire jaune.

— Rien n’est parfait pour personne, dit-elle à rebrousse-poil. Nomme-moi quand même une seule mieux nantie que nous…

J’embraye à mon tour, à mon tour je suis intarissable.

— Mais une Jeune, ma chérie, qui d’autre veux-tu? Une Jeune et une Sexy, une qui a assisté de loin à la fin de nos luttes titanesques et qui n’a certainement pas l’intention de prendre en charge nos pesantes bannières. Une Légère, comprends-tu? Du moins en apparence. Entre 15 et 29 ans — très important, ce neuf d’avant le trente…-, et jamais plus de 55 kilos, c’est capital.

Janouk me contemple avec tristesse et prend possession du crayon et du cartable. Par chance surviennent sur ces entrefaites le foie de lotte, coiffé d’un spirituel chapeau de caviar de saumon, et l’anguille chaude plus mœlleuse que de la mœlle. Ce sont là joies charnelles auxquelles bien peu de tristesses peuvent résister. Elle sourit. Je redouble de ferveur.

— Barbiesexy, affirmai-je. Je l’appellerai Barbiesexy, non pas parce qu’elle est idiote et poupounesque, mais au contraire, parce que sa lucidité et son efficacité sont sans faille. Barbiesexy, BBS pour les intimes, a très bien pigé le tableau d’ensemble, grâce aux leçons de ses aînées. Le tableau d’ensemble est sexuel, vu que l’humanité est sexuelle sous tous ses habits civilisés. D’un côté, donc, il y a en très petit nombre les détentrices de fesses et de seins jeunes, et de l’autre côté, il y a en très grand nombre les amateurs de fesses et de seins jeunes. BBS, faut-il le souligner, appartient au premier groupe.

— Tu es crue et vulgaire, dit Janouk en se léchant les doigts avant de les river sur le crayon.

Fruits de mères

Lorsque le féminisme est devenu affaire d’État au Québec, Monique Proulx avait 20 ans. Les années 1970 battaient leur plein. Les mœurs évoluaient à fond de train. « Un moment historique. Et j’en ai tiré profit », raconte-t-elle. Alors que sa mère — « qui écrivait très bien » — avait dû, à son infini regret, se cantonner à la tâche d’élever des enfants, cette auteure a pu se consacrer à la littérature. En 1983 paraissait Sans cœur et sans reproche, que la Société canadienne des écrivains a aussitôt couronné du prix Adrienne-Choquette. Première page d’une œuvre couverte de distinctions.

« Les femmes autour de moi sont épanouies. Elles n’ont pas cette frustration que ma mère avait de ne pas pouvoir faire ce qu’elle voulait », observe la romancière, nouvelliste et scénariste, qui a publié l’an dernier Le cœur est un muscle involontaire. De là à rédiger une nouvelle sur le sujet… C’était casse-cou, juge la Babyboomy, qui craignait de sombrer dans le didactisme. « La Cause n’est pas un veau d’or! J’ai voulu insuffler au texte une certaine ironie. Une légèreté piquante ».

En plein ce qu’il fallait pour relever la saveur du thon à queue jaune. Gourmande, Monique Proulx? « Oui! Les femmes le sont souvent; elles savent intégrer la sensualité à l’intellect ». À l’instar de ses Héroïnes, elle raffole de poisson cru.

Quant au féminisme, son avenir lui semble plutôt rose. « Il est dans sa meilleure partie: l’incarnation. Ce nouvel humanisme a imbibé toutes les couches de la société ». Les filles ne montent plus aux barricades? Tant mieux. Car on ne revendique jamais que ce qui nous échappe. Bien sûr, notre société n’est pas parfaitement juste; mais elle a conquis pour de bon l’égalité de droit. « Aujourd’hui, plus aucune femme ne peut ignorer qu’il est possible de vivre dans la dignité ».

— Et c’est là que l’époque est grande, et que la Cause porte fruit. Car BBS a maintenant le droit d’être crue et vulgaire, ce que ses sœurs plus vieilles, comme toi, n’avaient pas. BBS n’est pas empêtrée dans le puritanisme du début de la Cause, et elle peut dorénavant tout marchander, surtout son corps jeune et frais et siliconé jusqu’aux yeux. Et elle récolte, elle ramasse, elle engrange.

— Qu’est-ce qu’elle récolte? demande Janouk, hostile.

— Mais TOUT. Tout ce qu’elle veut récolter. BBS est cette étudiante perchée sur le bord de sa chaise avec sa jupe rase-bonbon et son décolleté invraisemblable, même en février à moins vingt-cinq, et le professeur lui donne des cours privés ou des notes de passage. BBS est cette pétillante animatrice de télé qui fait un tabac avec les cotes d’écoute de ses émissions soft porno. BBS est cette séduisante artiste qui peint ses parties génitales et les vend en pièces détachées contre une fortune. BBS est cette blonde écrivaine traduite en vingt-cinq langues qui raconte avec style et tristesse ses expériences de cul et de dure partouze. J’arrête là ou tu veux que je continue?

— Arrête, dit Janouk.

Elle crayonne frénétiquement pendant que j’en profite pour m’enfiler le reste de l’anguille, puis elle dépose sans façon le papier dans mon assiette, directement sur le gingembre confit.

Fallait-il en rire ou en pleurer? Rien ne se déroulait comme prévu. Barbiesexy avait tout misé sur le même édifice, tout bâti à force de chirurgies, de diètes et d’exercices, et voilà qu’une lézarde apparaissait dans sa magnifique façade, voilà qu’elle apprenait qu’elle était en train de vieillir.

Je proteste que c’est facile et moralisateur. Elle rétorque que ça ne l’est pas davantage que mes arguments de tout à l’heure.

Nous boudons un peu, pas longtemps, parce que ce n’est pas notre genre. Notre genre, c’est de commander de nouveau de l’oursin frais et du thon à queue jaune, et de remettre en branle nos neurones. Puisque les espèces ne parviennent pas à nous rallier, partons plutôt à l’assaut des individus. Individus aux destins assumés, hors de tout groupe, que nous pourrions connaître, que nous connaissons. Je cite ma voisine de palier, 29 ans, embaumeuse professionnelle le jour et Gothic le soir. Janouk cite sa propre mère, 87 ans, qui est de toutes les manifestations anti-guerre et anti-capital. Je cite mon neveu, 32 ans, babysittant ses moutards pendant que sa jeune femme s’épanouit au travail. Janouk cite le fils de sa meilleure amie, 28 ans, qui vient d’adopter une petite Chinoise. Et nous voici soudain complètement survoltées, complètement d’accord sur la seule espèce parfaite entièrement issue de la Cause sans le savoir. Ce sont eux, si nombreux autour de nous que nous avons failli ne pas les voir, pour raison de banalité.

25-39 ans. Pères attentionnés, adultes responsables, sportifs et virils, partageant les corvées domestiques comme aucun des générations d’avant n’a accepté de le faire. Les mecs costauds mais sensibles. MCMS, pour les intimes.

Hélas, déplore Janouk, ce sont des hommes. Pas de problème, la rassurai-je, on n’a qu’à changer de titre.