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Le corps, c’est trop physique

Être un artiste et monter sur scène, c’est fatalement prendre un risque, se mettre en danger.

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Être un artiste et monter sur scène, c’est fatalement prendre un risque, se mettre en danger. Il y a le stress, il y a la peur; peur de ne pas être à la hauteur, peur de se planter, peur de se ridiculiser.En tant que femme, tu dois ajouter à cela la dimension du corps et de la séduction. Car tu as la certitude que non seulement ta performance et ton intensité seront évaluées, mais aussi ton corps, ton look et ta façon de bouger. Tu dois être forte et déterminée pour passer pardessus cette pression et te donner. Et arrêter de te juger.

Tu es habituée depuis l’adolescence à ce que ton corps soit évalué, au travail, à l’école, dans le métro, quand tu marches dans la rue, quand tu entres dans un café. Et pas juste par les hommes. Souvent aussi, très souvent en fait, par les autres femmes.

Combien de fois ai-je entendu des commentaires sur une telle qui est trop maigre ou trop grosse. Trop sage ou trop vulgaire. Trop sexy ou pas assez. Rarement vu des hommes faire l’objet de telles critiques. Tout leur est permis, que ce soit la bedaine proéminente ou les gestes provocateurs, qu’on a plutôt tendance à trouver charmants.

Quand tu es une performeuse (et pire encore, interdisciplinaire, donc inclassable et inclassée!), il faut aussi que tu fasses ta place. Et ça commence dès que tu mets les pieds dans la salle de spectacle. Comment vas-tu apprivoiser les techniciens, par exemple? Même si tu sais ce que tu veux, tu dois parfois te battre avec l’un d’entre eux, qui a déjà « son » idée de ce que tu veux. Il te faut toujours convaincre et prouver que tu sais ce que tu fais. Tu as plusieurs techniques: plaisanter, avoir l’air décontractée, être gentille. Surtout pas d’affrontement, tu dois garder ton énergie pour ton spectacle.

Je suis une guerrière et je dis souvent qu’il faut choisir ses batailles. J’ai performé sur scène et j’ai dirigé des dizaines de spectacles, ici et à l’étranger. J’ai dû apprendre la stratégie. Lâcher prise sur certaines choses pour en obtenir d’autres. Me faire respecter avant tout par mon professionnalisme, mon humour et mon intelligence.Mais je ne suis pas naïve. Je sais que j’ai eu droit à certains privilèges (plus de temps de montage, un spot supplémentaire, un accessoire) parce que j’étais gentille ou que j’avais un beau sourire.

Pour moi, le respect est la base de tout. Quand tu te sens respectée et acceptée, tu deviens très puissante. C’est comme ça que je travaille au Festival Voix d’Amériques. En permettant aux artistes de prendre des risques. Bien sûr, je ne travaille pas qu’avec des femmes,mais je suis toujours particulièrement heureuse quand je rencontre des « filles électriques »– ce n’est pas pour rien que j’ai nommé ma compagnie ainsi. J’aime les filles qui débordent,qui sont« trop », qui parlent trop fort, qui prennent trop de place, qui ne sont pas dans la norme, qui dérangent, qui ne correspondent pas aux modèles. Je les trouve fascinantes et émouvantes.

C’est pourquoi j’ai développé une mission sociale pour ma compagnie, parallèlement aux productions artistiques. Nous travaillons avec des femmes en difficulté, par l’entremise de projets d’écriture, en collaboration avec des maisons d’hébergement. Nous avons déjà publié trois livres et un quatrième est en chantier, Temps d’agir, un projet fort et porteur qui donne la parole à des femmes incarcérées.

Je me sens très proche de ces femmes aux parcours chaotiques, souvent des passionnées qui, comme moi, avaient tellement besoin d’intensité et refusaient les étiquettes. Elles n’ont juste pas trouvé le contexte pour se révéler. J’ai eu cette chance à cause de la création artistique.Mais nous sommes pareilles, filles frondeuses et fragiles, rebelles et écorchées, vivantes…et trop physiques.