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Quand les ménagères ménageaient

À l’époque de nos grands-mères, les femmes tenaient es cordons de la bourse… seulement si la bourse ne pesait pas lourd, dit l’historienne Denyse Baillargeon.

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À l’époque de nos grands-mères, les femmes tenaient les cordons de la bourse… seulement si la bourse ne pesait pas lourd, dit l’historienne Denyse Baillargeon. On entend souvent dire que les Québécoises ont derrière elles une longue tradition de gestionnaires. À l’époque de nos grands-mères, les hommes qui remettaient leur paie à leur femme n’étaient pas rares. Ce sont leurs épouses qui se chargeaient de payer le loyer, le téléphone, le charbon ou le gaz, d’acheter les provisions pour la famille et les vêtements des enfants. Et, dans bien des cas, de trouver mille et une façons d’arriver à joindre les deux bouts. L’historienne Denyse Baillargeon, auteure de Ménagères au temps de la crise (Remue-Ménage, ), tient à nuancer cette image de femme forte. « Plus on monte dans l’échelle sociale, moins il est vrai que les femmes géraient les finances de la famille. Dans les milieux fortunés, ce sont les hommes qui s’occupaient des questions d’argent », explique l’auteure, qui a interviewé une trentaine de femmes ayant connu la crise des années pour rédiger son ouvrage. Au début de l’industrialisation de masse au 19e siècle, c’est-à-dire dès le moment où la classe ouvrière se constitue, les femmes mariées vont effectivement administrer le budget familial, pour la simple et bonne raison qu’elles ne travaillent pas ou peu à l’extérieur de la maison. Elles peuvent donc faire les courses ou payer le loyer au propriétaire. « Ce phénomène n’est pas unique au Québec, précise Denyse Baillargeon. Partout dans le monde industrialisé — en France, en Angleterre, aux États-Unis —, ce sont les femmes qui, dans la classe ouvrière, géraient le budget familial. » Bien sûr, il y a toujours eu de riches veuves qui veillaient sur leurs biens ou qui exploitaient leur propre commerce. « Contrairement aux femmes mariées, dont l’incapacité juridique n’a pris fin qu’en , les veuves et les célibataires ont toujours eu le droit de brasser des affaires », dit l’historienne Johanne Daigle, spécialiste de l’histoire des femmes aux 19e et 20e siècles à l’Université Laval. Au temps de la colonie, les veuves tenaient souvent des auberges ou des cabarets. Au 18e siècle, relate L’Histoire des femmes au Québec depuis quatre siècles (Collectif Clio, Les Quinze, ), la veuve Marie-Anne Barbel « obtient un permis de traite des fourrures, investit dans l’immobilier, intente des procès d’affaires et achète une fabrique de poterie » ! En ville, les bourgeoises occupaient souvent une place importante dans le commerce de leur époux. « De tout temps, les femmes ont été des collaboratrices essentielles dans les entreprises familiales, même si leur nom disparaît souvent derrière celui de leur mari », note Johanne Daigle. Par exemple, elles travaillaient au magasin général. En , Dorimène Roy-Desjardins aurait été une véritable cofondatrice, avec son époux Alphonse, du Mouvement Desjardins. Ses deux filles, Adrienne et Albertine, secrétaires particulières de leur père, auraient également joué un rôle important dans la mise en œuvre du projet. Avant l’industrialisation et la migration vers les villes, au 19e siècle, alors que la majorité des gens vivaient encore à la campagne, très peu d’argent circulait à la maison. « C’était une économie de subsistance, souligne Denyse Baillargeon. On produisait à la ferme la majeure partie de ce que la famille consommait. Donc, les femmes achetaient très peu de choses à part le sucre et le tissu. Elles pouvaient aller au marché local vendre du lait, des œufs ou des légumes, mais cet argent retournait à la bourse commune. » Lorsqu’il y avait des transactions importantes à faire, concernant l’achat d’une terre ou d’équipement agricole, « ce sont les hommes qui s’en occupaient ». Selon l’historienne, le même phénomène s’observait à la ville. Les épouses d’ouvriers payaient les comptes courants, achetaient la nourriture ou les vêtements. Cependant, quand il s’agissait de dépenser de fortes sommes pour acquérir du mobilier ou des appareils ménagers, par exemple, les achats se faisaient toujours en compagnie du mari, quand il ne s’en chargeait pas seul. Si l’image de la Québécoise tenant les cordons de la bourse est trompeuse, celle de la femme plus instruite que son mari — donc plus « qualifiée » pour gérer le budget familial —, l’est tout autant. « Un cliché », affirme Johanne Daigle. À la campagne, il est vrai que les filles allaient davantage à l’école que les garçons, car on avait moins besoin d’elles à la ferme. Les fils, qui s’absentaient souvent pour faire les travaux agricoles, accumulaient du retard et finissaient par décrocher plus tôt que les filles. « Mais, à la ville, ce sont les garçons qui fréquentaient l’école plus longtemps, souligne Denyse Baillargeon. Et, dans un cas comme dans l’autre, la différence de scolarité n’a jamais été très grande. » De toute façon, il fallait peu d’instruction pour gérer le maigre salaire que rapportait un ouvrier au début de l’industrialisation. Selon L’Histoire des femmes au Québec, la majeure partie de la classe ouvrière vivait sous le seuil de la pauvreté. C’est en réponse à la menace morale que l’exode massif vers les villes faisait peser sur la population que les écoles d’arts ménagers sont apparues au 19e siècle. On voulait « rendre le peuple meilleur et former des épouses comprenant que “l’ordre, le savoir-faire, l’économie et le travail raisonné […] mènent à la prospérité” », explique Nicole Thivierge, auteure du chapitre sur l’enseignement ménager dans l’ouvrage Maîtresses de maison, maîtresses d’école, dirigé par Nadia Fahmy-Eid et Micheline Dumont (Boréal-Express, ). En réalité, écrit-elle, « apprendre à équilibrer son maigre budget par des miracles d’économie sur la nourriture et le vêtement, c’est aussi apprendre à se contenter de sa condition sans revendiquer ». Un rapport du département de l’Instruction publique de la fin du 19e siècle mentionne la nécessité d’insister moins sur les arts d’agrément et davantage sur l’économie domestique et la tenue des livres de comptes, dans les cours destinés aux jeunes filles. Les auteurs soulignent aussi l’importance de savoir coudre. « La préoc­cupation pour la question financière montre que les écoles commençaient à recruter des jeunes filles de milieux plus modestes, dit Denyse Baillargeon. En fait, on se souciait davantage de leur apprendre des trucs pour ménager, comme la couture, que de leur enseigner à gérer le budget familial. » Avant , les gens ordinaires ne possédaient pas de compte bancaire. Les femmes mariées n’auront d’ailleurs le droit d’en ouvrir un à leur nom qu’en . À l’époque, le salaire des ouvriers leur était versé en argent comptant, dans une enveloppe, et c’est cette fameuse enveloppe qui, souvent, était remise à l’épouse. Pas tout le temps cependant : des maris méfiants ont toujours gardé le contrôle de la bourse. Dans certaines familles, le mari prenait une part de l’argent et donnait le reste à sa femme pour les dépenses du ménage. Dans d’autres, il lui confiait tout le contenu de l’enveloppe, et elle lui allouait une somme pour couvrir ses dépenses personnelles. Avec cet argent, les hommes payaient leurs vêtements, leurs cigarettes et le petit verre pris à la taverne pour oublier le dur travail à l’usine.
« Au début du 20e siècle, la consommation d’alcool — majoritairement le fait des hommes — était nettement plus élevée qu’aujourd’hui, dit Denyse Baillargeon. Dans beaucoup de familles, une part importante du salaire y passait et c’était un grave problème. Mais, même sans cela, les salaires n’étaient souvent pas suffisants pour soutenir une famille. Cela explique d’ailleurs pourquoi les hommes se désintéressaient du budget. »
Qui souhaite relever le défi de gérer un salaire de misère ? En confiant la gestion du budget à leur femme, les ouvriers pouvaient toujours l’accuser d’être une mauvaise gestionnaire ou de trop dépenser. « Ils évitaient ainsi de se confronter à une image de mauvais pourvoyeur, à une époque où le rôle de soutien de famille était extrêmement valorisé par la société. » Selon Denyse Baillargeon, les femmes n’étaient pas dupes. Elles savaient bien que la gestion du budget ne leur conférait aucun pouvoir particulier. Par contre, elles étaient fières de réussir à s’organiser avec les moyens du bord. « Pour elles, joindre les deux bouts sans se plaindre du manque d’argent était la marque d’une bonne maîtresse de maison. C’était une façon de démontrer leurs talents de ménagère et d’administratrice et d’éviter du même coup de remettre en question les capacités de pourvoyeur de leur mari ; elles ménageaient ainsi sa dignité. » Pour arriver à équilibrer leur budget, les femmes achetaient le moins possible et à bon compte. Elles allaient rarement dans les grands magasins, sauf pour profiter des soldes ou faire les emplettes de Noël. S’il y avait suffisamment d’argent pour acheter de la viande, elles choisissaient une pièce de plusieurs kilos (c’était plus de travail de la débiter, mais ça revenait moins cher). Elles l’apprêtaient d’une manière différente chaque jour de la semaine. Avec toutes les bouches à nourrir, il fallait tirer parti de tous les morceaux, même les moins tendres, ce qui nécessitait de longues heures à préparer bouillis, ragoûts, saucisses et fricassées. Quand il n’y avait pas de viande, on trouvait des solutions. « Je faisais de la sauce blanche avec des patates, de la sauce blanche avec des œufs, de la sauce blanche avec des petites fèves, de la sauce blanche au saumon. On a mangé pas mal de colle ! », raconte, dans le livre de Denyse Baillargeon, une ménagère à propos de la crise des années . Pour boucler le budget, on économisait sur tout : le gaz, le charbon, l’électricité, dont on réduisait la consommation en s’abstenant d’utiliser les appareils électriques. (J’entends encore ma grand-mère me houspiller quand j’oubliais d’éteindre une lampe !) L’hiver, on gardait la nourriture dehors, dans la glacière, pour économiser sur la glace. Le soir, après avoir fini les autres corvées de la journée, les femmes s’installaient à leur machine à coudre pour confectionner ou rapiécer les vêtements de la famille. Certaines devaient en plus trouver le temps de faire un travail rémunéré?: lavage, couture ou repassage pour des voisines. Une minorité avait un emploi dans une usine. Évidemment, une partie de la population a toujours joui de meilleures conditions de vie. Mais, même si elles ont souvent été les collaboratrices de leur mari dans toutes sortes de domaines, les femmes des classes plus aisées n’avaient généralement pas le dernier mot au sujet du budget familial. En fait, dès qu’un ménage était assez riche pour avoir un surplus, les hommes en prenaient le contrôle, dit Denyse Baillargeon. « Lors de la période de prospérité économique des années , quand les ouvriers qualifiés ont commencé à gagner un salaire suffisant pour améliorer leurs conditions, ils prenaient les décisions financières importantes. Au cours de ma recherche, des femmes m’ont dit qu’elles auraient préféré acheter une maison, mais que leur mari avait choisi d’avoir une automobile. » Avec l’augmentation progressive du niveau de vie qui a suivi l’après-guerre, on a vu se raréfier les cas de maris confiant la gestion de leur salaire à leur femme. Les cours de préparation au mariage offerts à partir des années visaient d’ailleurs à amener ceux de la classe moyenne à s’impliquer davantage dans l’administration du budget domestique. Finalement, c’est un autre mouvement, celui des femmes intégrant en masse le marché du travail, à partir des années , qui a complètement modifié le partage des ressources dans le couple. Dès le moment où elles sont devenues pourvoyeuses à leur tour — et plus autonomes financièrement —, les femmes ont souvent perdu le « privilège » de gérer la paie de leur mari. En revanche, elles ont acquis plus de pouvoir sur les finances familiales qu’elles n’en avaient eu jusque-là.