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Anna, résistante polonaise

Anna Kielman-Kokinski rêvait de devenir actrice. Le rôle de sa vie, elle le tiendra sous l’occupation allemande.

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Anna Kielman-Kokinski rêvait de devenir actrice. Le rôle de sa vie, elle le tiendra sous l’occupation allemande.

Se battre pour un idéal, défendre sa patrie au péril de sa vie, défier la mort : voilà, dans l’imaginaire collectif, des valeurs essentiellement viriles. Pourtant, de tout temps, des femmes ont posé des actes de courage au nom de la liberté. La Polonaise Anna Kielman-Kokinski était l’une de celles-là.

J’ai connu Mme Kokinski à Québec, où elle avait émigré au début des années . Une grande femme (elle mesurait 6 pieds), avec un visage anguleux et un regard sombre, elle avait un accent à couper au couteau et un intérêt pour tout ce qui concernait les arts. Comme elle était très cultivée, ça donnait des conversations passionnantes, parfois autour d’un gâteau au pavot ou de marinades aux champignons sauvages. Pour moi, Anna Kokinski symbolisait le comble de l’exotisme. Parmi les mères de mes amis, elle était la seule qui se serait privée de nourriture pour pouvoir se procurer une place au théâtre.

Née Anna Kielman vers (par coquetterie, elle s’était rajeunie de quelques années), à une époque où la Pologne n’existait pas encore comme État indépendant, Mme Kokinski rêvait de devenir actrice. Comme son père s’y opposait, elle s’était résignée à se rendre à Varsovie pour travailler chez un de ses parents qui possédait un magasin de chaussures au 3, rue Chmielna. Elle était en train de servir un client lorsque les premiers stukas allemands ont surgi au-dessus de sa tête.

L’invasion de la Pologne par les troupes d’Hitler ce marque le début de la Seconde Guerre mondiale. Anna a une vingtaine d’années. Son cousin, le propriétaire du magasin, est resté bloqué en Suisse. Pendant un mois, soit jusqu’à la capitulation de Varsovie, elle reste seule dans cette boutique, dormant tout habillée, se nourrissant comme elle peut. « Les bombardements se succédaient, de plus en plus longs et de plus en plus destructeurs. Chaque attaque laissait les maisons éventrées et les incendies se propageaient… Il m’est alors venu à l’esprit que le jour du dernier jugement était arrivé », écrit-elle dans ses mémoires rédigés à l’intention de ses proches quelques mois avant sa disparition à Québec, en .

À la mort de sa mère, son plus jeune fils m’a remis une copie de ses souvenirs. Quelque temps plus tard, de passage à Varsovie, je me suis rendue au 3, rue Chmielna, où se trouvait toujours, à mon grand étonnement, un magasin de chaussures. C’était dimanche et les commerces étaient fermés. J’ai contemplé la rue et ses devantures impeccables. Comment Anna avait-elle trouvé le cran pour faire face à la violence, à l’incohérence, à la tuerie ? Derrière son comptoir, elle devait se sentir totalement désemparée.

« Désemparée ? Pas du tout, corrige sa fille Anne-Marie Kokinski, fonctionnaire à Ottawa. Dans son magasin, elle est heureuse, elle est le boss. Pour la première fois dans sa vie, elle a du pouvoir. Imagine cette jeune fille, élevée dans la vieille tradition européenne, qui tout à coup découvre son indépendance. Bien sûr, elle a peur, surtout au début alors que les Allemands font pleuvoir leurs bombes. Mais elle réalise que malgré la situation précaire, elle tient enfin son destin en main. La guerre lui a permis de se réaliser. Pour moi, c’est ma mère féministe que je vois dans ces événements. »

Quand les canons se taisent le , Varsovie n’est plus qu’un tas de ruines fumantes. Le Grand Théâtre, la gare, l’Opéra : « la grande culture allemande avait complètement anéanti la nôtre », écrit Anna dans ses mémoires. Dans la Pologne occupée, elle rejoint la Résistance sous le nom de guerre de Pivonia. « Il y a eu trois courants de résistance en Pologne, explique Anne-Marie. La Résistance communiste, la Résistance juive et la Résistance nationaliste. Ma mère appartenait à cette dernière. »

Derrière son comptoir où elle a dissimulé un poste de radio, elle doit répondre aux soldats allemands qui viennent se procurer des bottes de cavalerie, une spécialité de la maison. Elle apprend même l’allemand pour être plus efficace. Mais le soir venu, elle suit l’avancée des Alliés sur la BBC. À mesure que le temps passe, elle se sent investie d’une mission. Ainsi elle s’imagine être un « chevalier au poste qui subit la guerre ».

Un jour, une balle l’atteint à la jambe alors qu’elle tente d’échapper à une milice. Elle réussit tout de même à fuir, mais doit subir une opération sans anesthésie sur une table de cuisine. Cet accident ne l’empêchera toutefois pas de poursuivre ses activités clandestines. « Elle livrait des messages, participait à des actions de sabotage… Elle n’a jamais vraiment précisé », dit sa fille. Dans les derniers mois de l’Occupation, Anna est arrêtée et envoyée dans un camp de prisonniers de guerre, en Allemagne. Ironiquement, c’est au stalag qu’elle a pu enfin réaliser son rêve de monter sur les planches, puisqu’on organisait des spectacles de théâtre dans les camps. Après la guerre, elle gagnera la France où, dans un camp de réfugiés, elle rencontrera Jerzy Kokinski, un officier de l’armée polonaise.

La Pologne vient alors de tomber entre les mains des communistes. Des rumeurs circulent : on exécuterait les résistants nationalistes. Pour Anna et Jerzy, le retour au pays natal est impensable. Après quelques années dans la région de Nice, le couple s’embarque pour le Canada avec ses deux premiers enfants (il en aura quatre en tout). Arrivés à Halifax le , ils prennent le train pour Montréal. En chemin, une tempête de neige les immobilise à Québec. Avec les petits, Anna s’enregistre à l’Hôtel de l’immigration, qui se trouve alors dans le bassin Louise, pendant que Jerzy va faire une promenade. Au retour, il annonce qu’il a trouvé une place comme bûcheron dans la forêt. Il part sur-le-champ. Anna s’installe donc à Québec avec sa famille. Elle y restera jusqu’à son heure dernière.

Les gens ordinaires qui sont confrontés à des événements extraordinaires restent avant tout… des gens ordinaires. Leurs exploits n’ayant pas été officialisés par l’Histoire, leurs récits nous parviennent en tableaux fragmentés, parfois contradictoires. C’est ainsi qu’il faut envisager le parcours de ces inconnus. Héroïque, sans doute, mais incertain, imprécis comme la vie même.

Davantage que les souvenirs, la liberté est toujours restée pour Anna quelque chose de très concret; une valeur d’autant plus précieuse que, comme femme et Polonaise, elle ne lui a jamais semblé totalement acquise. Aussi, lorsque les réfugiés polonais commencent à affluer au Canada, au tournant des années , elle décide de s’en mêler. En Pologne, à cette époque, un syndicat libre dirigé par Lech Walesa défie le pouvoir communiste. Poursuivis, les militants de Solidarité tentent par tous les moyens d’émigrer. Parmi eux, on compte plusieurs marins qui fuient leur bateau en arrivant à Québec — Solidarnosc est né sur les chantiers navals de la Baltique. Anna se met au service des réfugiés et se bat pour leurs droits, ce qui lui vaudra une médaille du ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration du gouvernement canadien.

Inspirée par les grands personnages tragiques qu’elle avait admirés au théâtre durant sa jeunesse, Anna Kielman-Kokinski s’est servie de l’Histoire comme d’une scène pour exprimer sa soif de justice et son amour de la liberté. Son mérite aura été de saisir dans l’instant la possibilité de devenir qui elle était. Sans demander la permission à personne.