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Espadons et traditions

Tetua Temarii avait trouvé un truc infaillible pour suivre son grand-père et son père. Les jours de congés scolaires, la fillette de 8 ans se levait en pleine nuit et se cachait sous les filets du bateau de pêche.

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Tetua Temarii avait trouvé un truc infaillible pour suivre son grand-père et son père. Les jours de congés scolaires, la fillette de 8 ans se levait en pleine nuit et se cachait sous les filets du bateau de pêche. Retenant son souffle au vrombissement du moteur, elle restait cachée jusqu’à ce que l’île de Bora Bora devienne un petit point vert.

C’est alors seulement qu’elle sortait de sa cachette pour regarder les hommes pêcher en haute mer. Et les voir tirer des eaux bleues de l’océan Pacifique des thons, des mahi-mahi, des espadons de plusieurs dizaines, voire centaines de kilos. «  Mon père trouvait ça plutôt drôle. Il pensait que je venais en haute mer parce que j’aimais nager et passer du temps sur l’eau. Mais il ne savait pas que j’avais déjà la maladie de la pêche  », raconte Tetua. Depuis deux ans, elle est nulle autre que la championne de pêche sportive en haute mer de Bora Bora, toutes catégories confondues. Un titre prestigieux que se disputent 40 hommes et 20 femmes pour une population de 7 000 habitants.

Histoire de pêcheuses

Traditionnellement, les vahinés (« femmes » en langue polynésienne) ne pouvaient pêcher que les poissons tropicaux du lagon — un passe-temps qui se pratique en famille. La « pêche au gros » leur a été rendue accessible en 1986, avec la création du club féminin de pêche sportive Vahinera no Bora Bora (les femmes adorées de Bora Bora).

Pêcheuse de lagon depuis son enfance, Tetua a pour la première fois lancé sa ligne en haute mer en 2001. Cette année-là, elle a été acceptée dans le club des hommes, le Bora Bora Fishing Club, à l’insistance de son mari, Mathias Tarououra, instituteur à la retraite. Elle leur a vite montré de quel bois elle se chauffait. Son record Un espadon de 260 kg. « J’aime le combat avec le poisson. Quand une “bête” mord à l’hameçon, il faut jouer avec elle, la laisser se fatiguer et travailler avec douceur  », explique-t-elle, un sourire gêné accroché au coin des lèvres. Car, malgré ses succès, la championne, à chaque réponse, regarde son mari du coin de l’œil, comme si elle cherchait son approbation.

Il faut passer une journée au large avec Tetua, son mari et son frère Sylvain, pour comprendre que pêche en haute mer rime avec persévérance. Le Pœtua, bateau des Tarououra, est prêt à partir dès 6 heures du matin, l’heure magique pour attraper un espadon. C’est jour de concours pour le Bora Bora Fishing Club. Aujourd’hui, 10 bateaux sont en lice, emportant chacun à son bord de 3 à 5 pêcheurs. Le concours ne prendra fin qu’à 16 heures.

Il fait plus de 35 °C en cette fin de janvier. Sous un soleil de plomb, les pêcheurs à la peau tannée s’arrosent d’eau salée. Dès l’aube, Tetua a pris place à l’arrière de l’embarcation. Peu bavarde, elle prépare son appât et le lance à l’eau un nombre incalculable de fois. Tetua et son mari, qui pilote le bateau pendant une grande partie de la journée, ne s’entendent pas sur la direction à prendre. De toute évidence, Mathias est maître à bord. Malgré les timides récriminations de sa femme, c’est lui qui garde le cap. À deux reprises, la pêcheuse croit pouvoir tirer un poisson de l’eau, mais sa proie se détache. À 16 heures, la petite équipée rentre bredouille et épuisée. « Il n’y a pas de bons pêcheurs, lance le président du club aux participants déconfits, il n’y a que des pêcheurs chanceux. »

Libération de la vahiné

Il est loin derrière, le cliché de la Tahitienne couchée nue sous les bananiers, une mangue à la main, à attendre le passage d’un peintre européen qui l’immortalisera. D’ailleurs, en 2003, lorsque les habitants de Tahiti ont commémoré le 100e anniversaire de Gauguin dans sa Maison de jouir des îles Marquises, l’auteure tahitienne Chantal Spitz ne s’est pas gênée pour érafler le mythe créé par le peintre impressionniste, qu’elle a qualifié de « raciste » et de « pédophile ». Le peintre français aurait exploité au maximum les mœurs libérales des Tahitiennes, entretenant des relations en série avec des gamines de moins de 15 ans.

Depuis, beaucoup de chemin a été parcouru par les Polynésiennes. Aujourd’hui, elles composent plus de 50 % de la fonction publique, qui reçoit de France d’alléchants salaires bonifiés. Cinq des quatorze ministères ont des femmes à leur tête, et l’Assemblée de la Polynésie française (parlement de ce territoire français d’outre-mer) est présidée par une femme, Lucette Taero.

Ce qui n’empêche pas la persistance de certaines mentalités. « Bizarrement, l’adultère fait partie de la culture, mais je n’ai jamais été dans une seule fête tahitienne sans qu’un homme batte sa femme en public, parce qu’elle avait flirté avec un autre. Et personne n’intervient », donne pour exemple Bernie Kamalamalana, guide culturel. « Cette violence est considérée comme un témoignage d’amour. »

Une perle rare

Au quai, trois gros espadons sont allongés sur le dessus des embarcations des plus « chanceux ». Arrive le moment de la pesée. L’heureux gagnant remportera plus de 1 200 $. Aujourd’hui, le plus gros espadon pèse 77 kg. Et la personne qui a réussi à le ramener sur la terre ferme est… une adolescente de 15 ans, Callie Moasen. Avec Tetua Temarii, elle est la seule femme du Bora Bora Fishing Club.

Championne de rame et de course à pied, la petite Callie a le sport dans le sang. La pêche en haute mer est son nouveau dada. Son grand-père et son père, deux pêcheurs légendaires de l’île, lui ont transmis cette passion. « Mon père n’a pas eu de fils. C’est donc à moi qu’il a appris à pêcher », raconte la jeune gagnante. Toutes les semaines, quand il va la cueillir en bateau à l’école secondaire de l’île voisine, Raiatea, le père de Callie, apporte le matériel de pêche. Le duo père-fille passe une demi-journée en tête à tête sur l’océan avant de rentrer à la maison.

Callie est consciente d’être une perle rare parmi les pêcheurs en haute mer. « Ça étonne énormément les autres filles que je pêche. Ma mère, elle, se fout éperdument de la pêche. Mes deux sœurs sont des Mistinguett qui aiment les paillettes et le rouge à lèvres. La mer, ce n’est pas pour elles », affirme, très sérieuse, l’adolescente, aussi amatrice de planche à roulettes. Ses amis, des garçons surtout, trouvent tout à fait normal que Callie pêche des espadons qui font trois fois sa taille. « Ce n’est pas une question de force physique, mais de technique », précise l’adolescente.

Dernier bastion

Callie nourrit des ambitions. « J’aimerais devenir championne du monde, comme mon père. Je voudrais aussi être la première femme à pratiquer la pêche professionnelle. » Ces derniers propos ne font pas sourire son père : « C’est un travail très rude et ingrat. » Le secteur, qui emploie 2 500 personnes sur une population de quelque 250 000 habitants dans toute la Polynésie française, a connu de profondes mutations dans les années 1990. La pêche, autrefois artisanale, est devenue semi-industrielle.

Loana Maueau, une des fondatrices du club féminin de pêche Vahinera no Bora Bora, croit qu’il reste beaucoup de chemin à faire avant que les femmes investissent ce bastion. Et ce, même si le ministère de la Pêche est sous la gouverne d’une femme, Patricia Grand. « Il y a eu une évolution dans la société, mais nos hommes demeurent assez machos. » D’ailleurs, l’institutrice rappelle que « l’une des raisons pour lesquelles il y a un club de pêche féminin, c’est que la plupart d’entre eux ne veulent pas se battre contre des femmes ».

Pas surprenant que ce soient les hommes qui ont lancé le premier concours exclusivement féminin en 1986. « Ça avait fait fureur. Les pêcheuses avaient couvert leurs bateaux de fleurs. Toute l’île de Bora Bora était venue nous voir. » Et, près de 20 ans plus tard, ce sont toujours les hommes qui pilotent les bateaux…

Malgré les résistances, Loana Maueau, qui a établi un record, non homologué, en prenant un espadon de 346 kg, dans les années 1980, semble patiente. Comme le commande la pêche en haute mer. « Tranquillement, les hommes reconnaissent notre valeur comme pêcheuses. »

La Polynésie en chiffres

Avec un produit national brut par habitant de 5 000 $US, la Polynésie française se classe au même rang que la Chine, le Liban et le Pérou. Les prix, gonflés par les salaires de la fonction publique et les taxes à l’importation, font en sorte qu’une bonne partie de la population vit dans la pauvreté.

  • Statut : territoire français d’outre-mer depuis 1946
  • Capitale : Papeete
  • Géographie : archipel du Pacifique Sud, en Océanie, à peu près à mi-chemin entre l’Amérique du Sud et l’Australie
  • Superficie : 4 167 km2 (118 îles et atolls)
  • Population : 257 847 personnes
  • Religions : protestante 54 %, catholique 30 %