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Femmes et science – La conquête inachevée

Au nord du 75e parallèle, une jeune biologiste prélève méthodiquement des échantillons de phytoplancton.

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Au nord du 75e parallèle, une jeune biologiste prélève méthodiquement des échantillons de phytoplancton. À des milliers de kilomètres de là, une géologue analyse la composition du sol de la forêt amazonienne. Ailleurs, une physicienne explore les mystères de la matière, les yeux rivés sur des équations. De l’Arctique aux tropiques, en passant par les laboratoires les plus sophistiqués de notre planète, les femmes de science sont maintenant partout. Dire qu’au début du XXe siècle, la Commission géologique du Canada refusait de fournir à Alice Wilson, première géologue canadienne, l’auto nécessaire pour aller sur le terrain étudier ses fossiles… Contrairement à ses confrères, celle qui deviendrait plus tard la première femme membre de la Société royale du Canada (Académie canadienne des sciences, des arts et des lettres) a donc commencé sa carrière à pied et à vélo! Les choses ont bien changé depuis. Au premier cycle universitaire, les femmes sont majoritaires dans plusieurs secteurs (voir le tableau en page 26), comme la biologie (66 %), l’agriculture (59 %) et la biochimie (56 %). Le temps des valeureuses pionnières est bel et bien révolu. Cette conquête des carrières scientifiques connaît toutefois quelques ratés. Les inscriptions féminines dans des disciplines comme le génie ou la physique ont beau avoir progressé depuis 15 ans, elles ne dépassent pas 22 %. « Malgré toutes nos actions ces dernières années, on dirait qu’il y a une barrière plus difficile à faire tomber pour ces disciplines », dit Claire Deschênes, titulaire de la Chaire CRSNG/Alcan pour les femmes en sciences et en génie au Québec. « Papa, c’est quoi la science qui étudie la vie? » a demandé Catherine Potvin, aujourd’hui professeure de biologie à l’Université McGill, quand elle avait 6 ans. Tous les experts le diront: en général, les femmes s’intéressent plus aux organismes vivants qu’aux machines. « Lorsque l’Université de Guelph, en Ontario, a créé son programme de génie en environnement — qui n’existe pas au Québec —, 40 % des inscrits étaient des femmes », raconte Claire Deschênes, également professeure au Département de génie mécanique de l’Université Laval. En comparaison, les inscriptions québécoises en génie mécanique, génie électrique et génie informatique ne dépassent pas 15 %! Des enquêtes effectuées auprès d’élèves du secondaire confirment cette préférence : les trois quarts des filles affirment qu’elles veulent un travail qui touche l’humain, contre la moitié des garçons. Question de génétique ou de socialisation? « Une chose est sûre, répond Monique Frize, professeure de génie biomédical à l’Université de Carleton et à l’Université d’Ottawa : quand on offre de beaux projets éducatifs aux filles dans des domaines qui les intéressent moins a priori, on découvre qu’elles aiment ça! » Au camp d’été en informatique pour les jeunes de l’Université de Carleton, la semaine réservée aux filles remporte beaucoup de succès, selon la chercheuse. Faut-il alors revoir la pédagogie pour éviter que les filles ne boudent des secteurs comme les mathématiques, la physique et l’informatique? Plusieurs le pensent. Mais ce n’est pas tout, il existe aussi une méconnaissance des carrières scientifiques de la part des enseignants, des orienteurs scolaires et aussi des parents. De nos jours encore, des adolescentes se font dire : « Es-tu vraiment sûre de vouloir aller en physique? Ce n’est pas un domaine où il y a beaucoup de filles… » Une étude réalisée en 2001 par l’Université de Calgary auprès d’élèves du secondaire a d’ailleurs révélé que, en Alberta, ce sont surtout les mères qui transmettent une vision traditionnelle des carrières féminines. Beaucoup d’entre elles continuent de considérer que les secteurs à forte dominance féminine, comme la santé ou l’enseignement, sont plus appropriés pour leur fille que le génie, par exemple. La situation ne semble pas si différente au Québec, comme en témoigne Marie-Hélène Genet, une étudiante qui termine, bardée d’honneurs, son doctorat en physique des particules à l’Université de Montréal. « Mes parents voulaient que j’aille en médecine, mais le domaine du vivant ne m’intéressait pas du tout. » Son champ d’intérêt: les neutralinos, des particules jamais observées qui pourraient expliquer la masse manquante de l’Univers. Bien que le nombre de femmes inscrites au premier cycle à l’université ait fait des bonds importants dans certains secteurs, la composition féminine du corps professoral évolue peu. Où sont les modèles pour les filles en science? « C’est comme si le tuyau était percé, explique Claire Deschênes. Plus on avance dans les cycles supérieurs, moins il y a de femmes. » Sur l’ensemble de la population québécoise, 31,9 % des femmes détiennent un diplôme de baccalauréat contre 21,5 % des hommes (tous secteurs d’études confondus); puis l’écart diminue à la maîtrise (7,6 % contre 6,7 %), pour s’inverser au doctorat avec seulement 0,9 % de femmes contre 1,2 % d’hommes. « Il y a une sorte de démission », déplore Louise Filion, chercheuse et professeure au Centre d’études nordiques de l’Université Laval. Non seulement peu de femmes terminent-elles un doctorat, mais celles qui y parviennent ne font pas toutes des études postdoctorales, condition essentielle pour devenir chercheuse ou professeure d’université dans plusieurs secteurs. Cette désertion s’explique notamment par le fait que les étudiants à ces études postdoctorales doivent effectuer un stage à l’extérieur de leur institution d’attache, en général à l’étranger. Pas facile de partir étudier les organismes marins à San Diego quand on a son mari et son enfant à Rimouski. Louise Proulx, vice-principale à la recherche à l’Université McGill, manifeste plus d’optimisme. Selon elle, les choses devraient s’équilibrer d’ici quelques années. Il reste que les jeunes étudiantes n’ont probablement pas une bonne image de ce qu’offre une carrière en recherche. « Beaucoup imaginent encore les scientifiques comme des rats de laboratoire, renfermés et solitaires. » Un stéréotype à déconstruire, car le travail scientifique aujourd’hui est de plus en plus fait de voyages et de contacts humains. « Et puis, comme le souligne Claire Deschênes, ce n’est pas parce qu’on est bonne en science qu’on ne s’intéresse pas à autre chose! » Prenez Fatiha Tabet: le jour, elle étudie au doctorat à l’Institut de recherches cliniques de Montréal sur le « rôle des dérivés réactifs de l’oxygène dans la signalisation des MAT kinases dans un modèle d’hypertension artérielle ». Le soir et les fins de semaine? Elle danse la salsa, qu’elle enseigne avec passion. « Pour moi, la danse est une nécessité. En recherche scientifique, il y a beaucoup de réussites, mais aussi beaucoup d’échecs. Alors, je danse pour retrouver ma bonne humeur », dit-elle. L’une des principales préoccupations des étudiantes en science reste la capacité d’harmoniser leur future profession avec leur vie personnelle. « En 1980, je suis tombée enceinte alors que j’étais chercheuse-boursière du Fonds de la recherche en santé du Québec, raconte Louise Proulx. Quand j’ai demandé ce que je devais faire, les gens m’ont répondu de prendre le moins de congé possible. » Elle a pris un mois. Vingt-cinq ans plus tard, les organismes subventionnaires possèdent des politiques non pénalisantes, en théorie du moins, pour les futures mères. La période du congé de maternité, forcément improductive sur le plan scientifique, n’est plus prise en compte dans l’évaluation d’une chercheuse. Et il est même possible de repousser l’échéance d’une subvention lorsqu’une grossesse survient. Il n’en demeure pas moins que les congés de maternité ne sont jamais très longs, carrière oblige. « À mon premier enfant, j’ai pris une semaine, raconte Vicky Kaspi, professeure d’astrophysique à l’Université McGill. Mes travaux reposent sur l’analyse de données qui proviennent en continu de satellites. Ces observations à long terme ne permettent aucun arrêt. » Deux semaines avant d’accoucher, la jeune astrophysicienne découvrait enfin sur des pulsars à rayons X un type particulier d’émissions dont elle soupçonnait l’existence depuis cinq ans. Quelque temps plus tard, elle avait son bébé… et un article dans la prestigieuse revue Nature. Vicky Kaspi admet, cependant, que son désir d’avoir des enfants a influencé sa carrière. Elle a choisi, en partie, de s’orienter vers la radioastronomie des rayons X pour éviter d’avoir à courir les télescopes terrestres de continent en continent. Les rayons X ne traversant pas l’atmosphère, l’observation des données se fait grâce à des télescopes embarqués sur des satellites, ce qui permet de rester près de sa famille. Pour les étudiantes aux cycles supérieurs qui ne bénéficient pas d’une bourse donnant droit à des congés de maternité payés, s’arrêter après l’accouchement signifie cependant une perte de revenus. De quoi vous faire revenir rapidement au travail! « Je ne sais pas ce que c’est un congé de maternité », dit Marie-France Laporte, qui a trouvé le moyen d’accoucher trois fois pendant ses études de maîtrise et de doctorat en science des aliments. Aujourd’hui, elle travaille en spectroscopie adaptée à l’industrie laitière chez Bomen, une filiale de la multinationale ABB, à Québec. « On est quand même plus libre de notre horaire à l’université que dans le monde du travail. Maintenant, avec mon emploi de 40 heures par semaine, je suis incapable d’aller chercher mes enfants à la garderie. C’est mon conjoint qui s’en occupe. » Un modèle de moins en moins rare, selon Claire Deschênes. Elle précise toutefois que, même si les tâches sont partagées de façon plus équitable au sein des jeunes couples de professionnels, la responsabilité morale des enfants repose encore bien souvent sur la mère. Mais nul besoin, insiste Catherine Potvin, d’être une superwoman pour être une scientifique. « Moi, j’ai toujours réussi à être à la maison pour mes enfants les soirs et les fins de semaine. » Tout est une question de discipline et de choix : adieu postes honorifiques, conférences inutiles et activités qui ne sont pas strictement essentielles. Cela n’a aucunement empêché la biologiste d’atteindre une réputation internationale dans son domaine. Quant aux nombreux déplacements qu’elle devait faire en forêt tropicale pour ses recherches, elle affirme en riant: « Ça me prenait des enfants portatifs! Je partais durant l’été et ils sont toujours venus avec moi. Des fois, ils me suivaient au travail et des fois, j’avais une gardienne. » Marie-Josée Bourassa travaille à l’Agence spatiale canadienne comme ingénieure. En 2002, avec ses collègues Sylvie Béland et Catherine Casgrain, elle a effectué une petite enquête sur la situation des femmes à l’Agence. « Au début de ma carrière, il y a 10 ans, je n’aurais jamais cru qu’il existait une différence entre le traitement réservé aux femmes et celui réservé aux hommes, confie-t-elle. À l’université, il n’y en avait pas. C’est en vieillissant que l’on commence à réaliser que nos collègues masculins obtiennent des promotions alors que nous, on fait du surplace. » L’enquête soulignait notamment que, malgré la présence de 13 % de femmes parmi les 212 ingénieurs et chercheurs de l’Agence, 100 % des 22 cadres étaient des hommes. Sensibilisé au problème, le directeur de l’Agence, Marc Garneau, a décidé de se faire le « champion de la cause des femmes » et d’émettre une série d’engagements. Entre autres mesures, tous les comités de sélection de l’Agence devront comprendre au moins une femme. Pour l’ingénieure Monique Frize — qui rédige actuellement un livre sur l’histoire des femmes en science —, il demeure encore aujourd’hui plus difficile pour les scientifiques du deuxième sexe d’être reconnues. N’est-il pas surprenant de constater que, depuis 1901, seulement 10 femmes — sur plus de 500 lauréats — ont reçu un prix Nobel en science? Autre exemple : bien que les femmes représentent 27,8 % du corps professoral des universités canadiennes, toutes disciplines confondues, elles n’ont obtenu à ce jour que 14,6 % des Chaires du Canada créées en 1998 par le gouvernement fédéral. « S’il y a effectivement moins de femmes titulaires d’une Chaire du Canada, ce n’est pas parce que leurs candidatures ont moins de succès, mais parce qu’il y en a moins qui se présentent au concours », nuance Louise Proulx. Beaucoup d’excellentes candidates ne veulent tout simplement pas abandonner conjoint et famille pour accepter de tels postes à l’autre bout du pays. Louise Filion, elle aussi, a du mal avec l’idée de la discrimination pour expliquer ces différences : « Je n’ai pas vraiment rencontré de problème de ce type à l’université, ni comme professeure ni dans les postes de direction que j’y ai occupés. Par contre, quand j’ai essayé de développer des projets avec l’industrie forestière, un milieu majoritairement masculin, là j’ai frappé un mur! Dans ce secteur, collaborer avec une femme n’allait pas de soi. » Monique Frize aussi trouve certaines situations difficiles : « Dans des réunions, on ignore parfois les femmes et il faut se battre pour être entendue. » Son truc? De l’humour et beaucoup de fermeté. « Il faut savoir se faire respecter », dit-elle. Pas question d’accepter que l’assistance se captive pour les propos d’un collègue, alors que celui-ci reprend textuellement ce qu’elle vient de dire 15 minutes plus tôt, dans l’indifférence générale. « On nous infantilise encore », déplore Catherine Potvin. Il faudra plus de femmes en science pour changer les choses, affirme la chercheuse. Et pourquoi pas pour changer la science?