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Hypersexualisation des filles – Échec du féminisme?

Sur toutes les tribunes il en est question. L’image hypersexualisée des filles. La précocité sexuelle des ados. Des histoires de fellations dans le fond des autobus scolaires.

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Sur toutes les tribunes il en est question. L’image hypersexualisée des filles. La précocité sexuelle des ados. Des histoires de fellations dans le fond des autobus scolaires. Est-ce bien à cela qu’ont abouti 30 années de luttes féministes pour remiser la femme-objet? À 8 ans, elles sont dans votre trousse à maquillage. À 10 ans, elles vous piquent vos talons hauts. À 13 ans, vous les amenez avec vous chez l’esthéticienne pour facial, épilation des jambes et autres travaux cosmétiques. Vous, féministes et filles de féministes. « Aujourd’hui, presque toutes les filles que je reçois dans mon cabinet ont le pubis rasé. Tellement qu’on s’étonne quand on voit des poils en procédant à leur examen gynécologique ! » Franziska Baltzer, 53 ans, est pédiatre et directrice de la Clinique des adolescents de l’Hôpital de Montréal pour enfants. « Dans les années 1980, quand je recevais de très jeunes filles, 6, 7 ou 8 ans, qui portaient talons hauts, sac à main et maquillage, c’étaient souvent des indices d’abus sexuels. Aujourd’hui ? Ce sont les mères qui les habillent avec des petites culottes strings tangas et des camisoles moulantes. Et qui font raser le pubis de leurs adolescentes. Des mères elles-mêmes embarquées jusqu’au cou dans le bateau de la sexualisation à outrance, des mères qui, par ailleurs, se disent féministes et qui ne semblent rien voir ! Pourquoi du linge sexy à pareil âge, voulez-vous me le dire ? » Est-ce bien là, à ces petits pubis rasés, que 30 années de féminisme bien sonnées nous ont menés ?

Un échec

« Le féminisme encaisse aujourd’hui deux échecs majeurs, clame Josée Blanchette, 42 ans, billettiste bien connue du Devoir. D’abord l’avortement, qui est devenu un contraceptif de luxe. Le nombre d’avortements a doublé ! Et puis l’hypersexualisation des filles à laquelle on assiste maintenant. On n’avait pas vu venir ça quand on a brûlé nos soutiens-gorges ! » Elle enchaîne : « Les modèles actuels pour les petites filles, ce sont Britney Spears et consorts. Il faut dire que les féministes ne leur ont pas laissé de modèles trop tentants : femme hargneuse, militante, lesbienne radicale. » Quand je lui demande où le féminisme a péché, elle hésite d’abord, puis esquisse une explication : « C’est peut-être d’avoir nié la différence sexuelle. Elle existe, cette différence ! On ne peut pas la gommer ! On a beau contenir les hormones, un gars, ça reste un gars. Il faut dire à nos filles de faire attention et de s’habiller autrement. Si tu portes une jupe rase-trou, il faut t’attendre à ce que les hommes ne soient pas nécessairement gentils et délicats ! Le pire, c’est que tout ça donne la part belle aux cathos et à la droite : “Regardez ce qui arrive quand on met Dieu à la porte !” » Josée Brissette dirige la Meute-MédiAction, une « émanation » des Chiennes de garde françaises. L’objectif de son regroupement : combattre la publicité sexiste et les stéréotypes, en particulier dans les événements sportifs et les salons de l’automobile. « J’ai l’impression que tout est à recommencer. Faut refaire les mêmes batailles qu’il y a 30 ans. Le corps des femmes, et des femmes de plus en plus jeunes, continue de faire vendre de la bière et des autos ! » Dre Baltzer parle elle aussi d’autos… « À mon sens, il y a un lien direct entre l’utilisation du corps des femmes pour vendre des autos et la venue dans mon cabinet de ces petites filles à strings. On est toujours dans le domaine de la femme-objet. » « Ce sera toujours la faute aux femmes et aux féministes ! On les rend encore coupables ! » Denise Boucher pousse un cri du cœur. Rendue célèbre avec sa pièce Les fées ont soif dans les années 1970, Denise Boucher a fait partie de la première vague du féminisme militant québécois. « Le problème est plus économique que sexuel. On a créé une société de fashion victims, des modèles parfaits, des femmes qui n’ont plus de corps, comme la Sainte Vierge. Une vraie propagande ! » Mme Boucher planche d’ailleurs sur une nouvelle pièce qui s’appelle Les Imparfaites… Julie Châteauvert a 30 ans. Elle est étudiante en art et militante féministe. Comme son aînée Denise Boucher, elle accuse d’abord la société capitaliste et consumériste dans laquelle nous vivons. « Les jeunes filles en particulier sont ciblées de plus en plus jeunes comme consommatrices. Les publicités sexistes sont en recrudescence et les stéréotypes du féminin et du masculin reviennent en force. » Une récente étude américaine, menée par la firme Hollenbeck Associates de San Francisco, révèle d’ailleurs que les 8-12 ans constituent le groupe de consommateurs le plus vorace aux États-Unis. La même étude rapporte que 92 % des fillettes sont démesurément préoccupées par leur look et que 7 % d’entre elles ont déjà pris des stéroïdes anabolisants pour atteindre plus vite le corps rêvé. « Les féministes semblent entretenir un rapport ambigu avec la sexualisation des filles. » Daniel Cere est professeur d’éthique à l’Université McGill et père de cinq filles et un garçon. « Un peu comme elles le font à propos de la prostitution, poursuit-il. Les unes sont pour sa légalisation, y voyant une libération pour les travailleuses du sexe, les autres sont contre, y voyant une exploitation des femmes. De même, certaines féministes semblent voir une libération dans cette hypersexualisation féminine. Et d’autres, une nouvelle aliénation. »

Calmons-nous !

« Échec du féminisme ? Non, je ne vois pas les choses comme ça du tout. » Nathalie Collard est journaliste à La Presse; elle a écrit récemment une série d’articles sur l’hypersexualisation des filles. Elle est aussi auteure. « Le féminisme n’est pas responsable de tout ce qui se passe dans la société. Les féministes ne sont pas omnipotentes. Bien d’autres choses influencent les jeunes. C’est aberrant de penser que les féministes peuvent tout régler ! La réalité, c’est que les filles et les femmes sont présentes partout maintenant, sur le marché du travail, en politique, dans les facultés universitaires, et elles y réussissent très bien. » Nathalie Collard est mère de deux filles. « Attendons de voir ce que les petites filles en chandail bedaine vont devenir ! On s’en reparlera dans 10 ans. Elles ne deviendront pas forcément des femmes soumises et aliénées. Et elles ne reviendront pas nécessairement à des postures pré-féministes ! » « Mes filles ont 6 et 9 ans, poursuit-elle. Je demeure féministe, et consciente de toutes mes contradictions. J’essaie de faire attention, de ne pas les élever dans l’hyperconscience de leur image : par exemple, il n’y a pas de balance chez nous. Parce qu’après tout, c’est nous qui leur transmettons nos bibittes et nos névroses ! » Puis, d’un même souffle : « Mais en même temps, mes filles ne vivent pas dans un aquarium. Elles voient bien ce qui se passe ailleurs, autour d’elles : nos voisines et leurs filles sont pour la plupart au régime ! » « Ce n’est pas une défaite pour le féminisme, bien au contraire ! s’exclame d’entrée de jeu Pierrette Bouchard, directrice de la Chaire d’étude Claire-Bonenfant de l’Université Laval. Ce sont les féministes qui, les premières, ont mis le doigt sur ce problème de la sexualisation des filles et ont fait réfléchir sur la question. » Pierrette Bouchard est coauteure (avec Natasha Bouchard et Isabelle Boily) de La sexualisation précoce des filles qui paraîtra cet automne aux Éditions Sisyphe. Pour elle, le problème le plus inquiétant, c’est la précocité des filles et ce qu’elle appelle « la culture pornographique » qu’on leur inculque en bas âge, par le biais de la mode et de la culture pop. « Et n’allez pas me dire que les féministes sont prudes. La solution, ce n’est pas de faire porter des tchadors à nos filles ! Le problème, encore une fois, c’est que nous sommes entrés dans une époque de culture pornographique douce au quotidien, dans laquelle même l’enfance est érotisée. Je constate aussi que les mères sont souvent complices de cette manière d’être très sexualisée. »
« Le rapport au corps des filles d’aujourd’hui, par rapport à celui qui était le nôtre, n’est absolument pas le même, avance Josée Boileau, éditorialiste au quotidien Le Devoir. En témoignent tous ces tatouages, ces piercings. Il faut voir comment cela évoluera. »
« Si les filles se dénudent aujourd’hui, prétend Sylvie Rochon, 44 ans, professeure de philosophie au Collège de Saint-Jean-sur-Richelieu, c’est qu’elles ont encore besoin du regard de l’autre pour donner valeur à leur corps, sinon pour exister tout court. » Même son de cloche du côté de la chercheuse Pierrette Bouchard. Elle a mené une vaste étude sur les magazines pour filles. « Ces magazines carburent aux stéréotypes de la féminité. On apprend aux filles à se définir dans le regard de l’autre, c’est-à-dire du garçon. Les garçons sont ceux qui valident. » Une étude récente de Statistique Canada (Enquête longitudinale nationale sur les enfants et les jeunes, publiée en mai) va dans le même sens. Cette étude établit un lien entre la précocité sexuelle et l’estime de soi. Ainsi les filles dont l’estime de soi était faible vers 12 ou 13 ans, selon leur propre aveu, sont plus susceptibles d’avoir eu des relations sexuelles précoces. « Mais je ne conçois pas le mouvement historique du féminisme comme une progression linéaire, se rassure Pierrette Bouchard. Ce mouvement est fait d’avancées et de reculs. Ces années-ci, on assiste à un ressac. Si le féminisme était linéaire et se déployait toujours en progressant, on aurait réglé une fois pour toutes, et depuis longtemps, l’exploitation des femmes et l’inégalité entre les sexes ! »

Pratiques sexuelles hard

Scène glanée récemment au 22e étage d’un immeuble du centre-ville de Montréal. Trois jeunes filles à peine pubères montent dans l’ascenseur tapissé de miroirs où je me trouve déjà. Sans complexes ni pudeur, elles se mirent, s’examinent, se contorsionnent, « fanfreluches » grimées, poudrées, juchées sur des talons hauts comme ça. Pas un centimètre carré d’elles qui ne soit occupé par la féminité. Pas un centimètre carré d’insouciance. Rez-de-chaussée : elles sortent de l’ascenseur où deux garçons casquettés, aux fonds de culotte qui traînent, pas tellement plus vieux qu’elles, les attendent. En voilà deux, tout à coup, qui se « frenchent » à bouche que veux-tu, la petite fille agitant ostensiblement son genou dans l’entrecuisse de celui qui semble être son chum. Cette scène, plutôt banale de nos jours, illustre un changement net des pratiques sexuelles des adolescents depuis les années récentes. La sexologue Jocelyne Robert a derrière elle une longue pratique auprès des ados à Montréal. « Les filles d’aujourd’hui sont très actives, elles prennent les devants, elles sollicitent, donnent énormément. Il y a là une différence flagrante avec avant, il y a tout juste 15 ou 20 ans. » Son constat : les pratiques sexuelles de nos ados sont plus crues qu’avant. Ils sont plus nombreux à pratiquer le sexe oral ou anal, par exemple. Les partouzes sont monnaie courante et les interdits d’autrefois allègrement transgressés. « Il y a 20 ans, la question que les filles me posaient le plus souvent, c’était comment bien embrasser. Aujourd’hui, la question qui les obsède, c’est comment faire une bonne pipe. »

J’accuse

« Échec du féminisme ? Oui. » La sexologue-clinicienne Marie-Paule Ross pratique à Québec. Elle me répond du tac au tac. « Les féministes sont allées trop loin en pratiquant le sexe sans amour. Elles sont tombées dans un piège. En disant : “C’est mon corps, j’ai le droit d’en faire ce que je veux”, elles ont adopté un modèle sexuel de gars qui ne leur correspond nullement. En ce sens-là, cette liberté que les féministes ont léguée à leurs filles était un cadeau empoisonné. Lors de consultations, les filles me disent que le sexe leur vide le cœur. » Elle poursuit, intarissable sur le sujet : « Avec ce mouvement hédoniste qui a accompagné le féminisme et la libération sexuelle, et qui voulait dissocier l’affectif du sexuel, les femmes se sont dénaturées. Leurs filles en sont victimes. » « C’est la société, y compris nous, les féministes, qui a appris aux jeunes des attitudes et un langage imbibés de sexe, dit Dre Baltzer. La sexualité n’a plus d’âge aujourd’hui ! Elle est inscrite partout : chez les enfants, les adolescents, les adultes et les personnes âgées. Le Viagra s’insère bien dans ce paysage-là ! Et on s’étonne ensuite des pratiques sexuelles de nos jeunes tirant vers la pornographie. On les trouve cochons ! » Je ne peux m’empêcher d’éclater de rire. Elle aussi. « Bon, nous, les féministes, avons peut-être manqué de vigilance. » « Vous savez, continue-t-elle, les jeunes d’aujourd’hui écoutent la même musique que leurs parents. Ils s’habillent souvent de la même façon. Ils se teignent les cheveux de la même couleur. Ils sont cools comme leurs parents. Et ils pratiquent le sexe comme leurs parents. Un des grands problèmes de notre temps, je crois, c’est que les limites entre les générations ne sont pas claires. Qu’est-ce qu’un enfant ? Qu’est-ce qu’un adulte ? Les jeunes n’ont plus rien pour se distinguer de leurs parents. »

Peu de plaisir en retour

La journaliste Francine Pelletier, 53 ans, est documentariste. Elle a réalisé une série de documentaires sur la sexualité des femmes pour la CBC et Canal Vie. Elle a été rédactrice en chef du magazine féministe La Vie en rose. « Dieu sait qu’on en a parlé, de sexualité ! Le premier texte que j’ai écrit, en 1980, portait sur le sexe, justement. La sexualité est à notre génération ce qu’a été le vote pour la génération précédente. On a voulu l’exercer jusqu’au bout. Mais devant ce qu’on nous raconte des pratiques sexuelles des jeunes aujourd’hui, on ne peut pas s’empêcher de faire “woups” ! Il faut prendre notre part de responsabilité, nous, féministes, dans cette dérive. » Elle enchaîne : « Nous sommes à l’ère de Sex and the City, de Britney Spears, des nombrils à l’air. On nous présente des modèles de femmes sexualisées, affirmées, conquérantes. C’est vrai qu’on fait l’amour avec plus de facilité qu’avant; on est mieux informées, on est loin de l’époque des trous dans les jaquettes. Mais ce que les femmes, jeunes et vieilles, m’ont raconté dans mes documentaires, c’est que la sexualité n’est toujours pas une célébration. Trente ans de féminisme semblent n’y avoir rien fait. Elles font l’amour comme façon de compenser pour la piètre image qu’elles ont d’elles-mêmes ! Dans la chambre à coucher, les femmes sont encore là pour faire plaisir, c’est pas grave si elles ne jouissent pas ! » Julie Châteauvert, une des personnes interviewées par la réalisatrice Francine Pelletier, est en train de mettre sur pied un groupe de réflexion « non mixte », dit-elle. « Nous avons besoin de réfléchir entre nous » sur la sexualité. Elle s’intéresse en particulier aux manières dont se vivent les inégalités sociales entre les hommes et les femmes dans l’intimité des rapports amoureux. « Les féministes nous ont laissé la plus grosse job, la plus difficile à mener : celle de l’intimité. Au fond, les fellations dans l’autobus scolaire où les petites filles ne prennent pas leur pied ne sont que le portrait de ce qui se passe dans le lit des adultes. Il est nécessaire qu’on se penche là-dessus. »

J’excuse

« Je dis à ceux et celles qui accusent les féministes de tous les maux d’aller se faire voir ! » Denise Boucher enchaîne : « Le féminisme n’est pas et n’a jamais été la police des hormones. Les jeunes d’aujourd’hui ont droit à leurs expériences comme nous avons fait les nôtres. On a tellement été dans la folie nous-mêmes ! » « Cette absence de morale au plan sexuel, car c’est bien de cela qu’il s’agit, c’est pas la faute des féministes ! Les féministes ne se sont jamais posées en autorité morale de remplacement après l’éclatement des valeurs religieuses et la fin de l’autorité du père. » La philosophe Sylvie Rochon est aussi indulgente pour les féministes. « Elles avaient tellement de travail à faire ! Des millénaires à rattraper. Et elles ont fait faire quand même beaucoup de progrès aux femmes et au monde. Mais 30 ou 40 ans de progrès, c’est bien peu au regard de millénaires de domination mâle. » Mais elle constate une sorte de tristesse chez ses étudiantes, qui semblent se faire violence à elles-mêmes en pratiquant le sexe. « Les filles d’aujourd’hui souffrent. Ce que je lis dans leurs dissertations philosophiques, c’est de la souffrance à l’état pur. Elles se sentent obligées de répondre aux modèles, elles ont peur de ne pas plaire. Ce sont pourtant bien les filles de la génération des féministes. »

Un rapport de domination ?

La sexualité pratiquée aujourd’hui entre les filles et les garçons, et souvent apprise dans les sites pornographiques sur Internet, est-elle en train de recréer de l’inégalité, là où les féministes avaient cru l’atténuer ? La sexologue Marie-Paule Ross en est persuadée. « Les garçons privilégient la performance génitale et font chanter les filles, qui doivent se prêter à des fellations pour être admises dans le groupe. “Au début j’aime pas ça, me disent-elles. Après je m’habitue.” » Dre Baltzer renchérit : « Il y a une quinzaine d’années, les filles de 14, 15 ans arrivaient dans mon cabinet enceintes, après avoir été pénétrées à la va-vite. Elles n’avaient retiré de cela aucun plaisir. Aujourd’hui, les filles, souvent plus jeunes, viennent me consulter : elles ont eu toutes sortes de pratiques inimaginables, et pas seulement autour de la pénétration vaginale. Mais elles n’y prennent pas davantage de plaisir ! Alors je leur demande pourquoi elles se prêtent à tous ces jeux avec les garçons. Elles me répondent tout bonnement : “Pour faire in.” » « Que la sexualité des jeunes existe et même qu’elle soit plus crue que celle de leurs aînés ne me pose aucun problème, réagit la trentenaire Julie Châteauvert. En revanche, ce qui me cause un problème réel, c’est que les filles se conçoivent encore comme des techniciennes sexuelles essentiellement là pour faire plaisir aux garçons. La sexualité devrait plutôt être le lieu d’une négociation délicate entre partenaires égaux. » La sexologue Jocelyne Robert, qui vient de faire paraître Le sexe en mal d’amour (Éditions de l’Homme), renchérit : « Les filles font encore semblant de jouir pour répondre au modèle de femelles bandantes qui leur est imposé. »

Et les garçons là-dedans ?

Les garçons subissent-ils aussi les contrecoups d’une société où la sexualité est omniprésente et facilement accessible sur Internet ? « Ils sont prisonniers d’une angoisse de performance épouvantable ! » Jocelyne Robert enchaîne : « Ils piquent le Viagra de leur père pour les partys. Ils cherchent des gadgets pour être des étalons. Eux aussi doivent se conformer au modèle qu’on leur impose. Et c’est parfois souffrant. » Veulent-ils vraiment des filles à leur disposition ? « C’est assez vrai, malheureusement. Ils veulent fourrer, si vous me passez ce mot vulgaire. Mais, en même temps, ils sont en quête d’amour. Avant, les gars étaient dans l’amour et avaient des fantasmes de sexe — on disait des “pensées cochonnes”. Aujourd’hui, ils sont dans le sexe et ont des fantasmes d’amour ! » Et comment vivent-ils l’hypersexualisation des filles dans la classe, à la récré, dans l’autobus ? « Certains de mes amis me disent que ça dérange leurs garçons, qui ne savent plus où regarder, raconte Josée Blanchette. Ils sont gênés. Et dire que je connais un paquet d’hommes de 40 ans qui bavent devant ces petites filles. » Et elle ose le mot : agace-pissettes. « Faudrait peut-être commencer par expliquer aux filles qu’est-ce que c’est une pissette ! » Les Jeunes Libéraux du Québec, en préconisant le bannissement du string à l’école lors de leur congrès du mois d’août dernier, ont engagé un débat qui a fait couler beaucoup d’encre. Comment ne pas songer ici à cette réflexion parue récemment dans le courrier des lecteurs du Devoir ? Parlant des fonds de culotte traînants des garçons, de leurs longs et amples t-shirts et de leur attirail de grosses chaînes, « accoutrement de petit macho […] pour épater, attirer et recruter de la jeune chair fraîche », Luc Forest de Montréal poursuit : « Ce style vestimentaire qui prône la violence et le machisme au plus haut degré n’a pas plus sa place dans les écoles que le style “guidoune” que les jeunes filles prennent tant de plaisir à adopter. Selon moi, l’un ne va pas sans l’autre. Si on bannit, chez les filles, le string et le look “pute” qui vient avec, on doit bannir également, chez les garçons, le style dealer-proxénète. »

Toujours des victimes ?

« Mais pourquoi donc, après 30 ans de féminisme, le débat actuel sur la sexualité des jeunes filles présente-t-il encore les femmes comme des victimes ? » Valérie Daoust, professeure de philosophie à l’Université d’Ottawa et auteure de De la sexualité en démocratie (Presses Universitaires de France, 2005), à 35 ans, prend tout le problème de l’hypersexualisation et de la sexualité précoce des filles par l’autre bout de la lorgnette. À contre-courant de la vision « traumatisante et un peu trop scandalisée », dit-elle, des bien-pensants et bien-pensantes. « Avant le féminisme, les femmes étaient victimes d’un manque de liberté sexuelle. Aujourd’hui, elles sont victimes d’une trop grande liberté sexuelle ! Encore des victimes ! » Elle se dit d’accord avec la féministe américaine Camille Paglia, qui avait jeté un pavé dans la mare avec son girl power. « Nos filles sont belles, intelligentes, dégourdies, poursuit Valérie Daoust. Elles ne sont pas des victimes ! Elles sont puissantes, leur corps est un pouvoir, elles ont maintenant le choix de leurs partenaires. » Elle enfonce le clou : « Les femmes sont des objets-sujets. Elles aiment se parer, se maquiller, se faire belles. Et elles en retirent quelque chose. Une femme sexy peut aussi être un sujet ! » Et elle en remet. « Au fond, la sexualité féminine dérange encore. Elle continue d’être vue comme un désordre social. La jouissance des femmes ne passe pas. Une femme ne peut toujours pas désirer tout en étant désirable. » « Ce que vous avez de beau, montrez-le ! comme on dit en France. Et pourquoi pas ? » se demande Valérie Daoust. Quant aux pratiques sexuelles hard et aux filles qui seraient exploitées, manipulées par les garçons, là aussi, la professeure Daoust a une opinion à rebrousse-poil. « Les fellations dans l’autobus scolaire, ce n’est pas le vécu de la majorité d’entre elles. Et pourquoi présenter des garçons de 12 ans, boutonneux et complexés, comme la nouvelle terreur sexuelle ? Comme des vieux maquereaux qui orchestrent les fellations de nos filles ? Comme si nos filles ne pouvaient pas dire non ! » Poursuivant sur sa lancée, elle jette : « Ce que le féminisme nous a apporté de plus beau, c’est la vision transmise à nos filles d’une sexualité qui est une communication réciproque et peut se vivre en dehors du mariage et de la prostitution. En revanche, ce que le féminisme nous a apporté de plus tordu, c’est la victimisation des femmes. »

Est-ce si effrayant ?

Est-ce qu’on s’énerve pour rien ? Après tout, les robes indiennes transparentes des années 1970 et 1980 et les partys wild enfumés par Janis Joplin ne donnaient pas leur place non plus côté « sexualisation ». Mais c’est vrai que les filles du flower power avaient 18, 20 ans, et pas 12 ou 13 ans ! « Il y a chez les féministes, comme dans le reste de la population, dit Nathalie Collard, un petit côté “vieille madame outragée” qui m’énerve. Est-ce si effrayant ? Ce désarroi devant la jeunesse est vieux comme le monde, il me semble. » Elle poursuit : « Les féministes ont décoincé une génération de femmes, les débarrassant de leur culpabilité et de leurs vieux principes judéo-chrétiens. Elles ont permis à celles qui le voulaient de détacher leurs émotions de la sexualité et de prendre leur pied. Pour le reste, je crois que c’est le retour du balancier. Aujourd’hui, on se dénude. Dans cinq ans, qui sait, on remettra nos cols roulés et nos gants. Tout cela ne m’inquiète pas outre mesure. Je ne crois pas que nous allons reculer, ça ne peut aller que de l’avant. Et l’essentiel ne changera pas : les femmes sont aujourd’hui des êtres autonomes avec, grosso modo, les mêmes droits que les hommes. » L’éthicien Daniel Cere remet plusieurs pendules à l’heure. « Les plus récentes statistiques (Statistique Canada, mai 2005) sont étonnantes à plus d’un titre. Elles révèlent qu’à l’échelle du Canada, seulement un petit pourcentage des jeunes de 14 et 15 ans, 12 % des garçons et 13 % des filles, ont expérimenté le sexe. » Au Québec, les données diffèrent : 21 % des filles de 14 et 15 ans et 16 % des garçons du même âge disent avoir déjà eu une relation sexuelle. Une large majorité de jeunes ont donc tendance à se considérer pas assez mûrs pour s’adonner à des activités sexuelles. Cette fournée de statistiques révèle en fait que l’activité sexuelle des adolescents, filles et garçons, est en net déclin depuis les années 1990. Les jeunes sont devenus plus prudents et plus conservateurs à ce chapitre. Les baby-boomers voudraient croire que leur révolution sexuelle s’est transmise à leur progéniture. Mais, malgré des décennies d’endoctrinement de leurs parents aux vertus de la sexualité, la jeune génération ne semble pas particulièrement entichée de la liberté sexuelle dont s’enorgueillissent leurs aînés. Daniel Cere parle d’une autre étude menée par Psychology Today, laquelle révèle que les deux tiers des étudiants de la fin du secondaire qui ont été interrogés veulent de l’information pour apprendre à dire non à la pression sexuelle ambiante. « On peut dire, sans trop de risque de se tromper, qu’il y a aujourd’hui une minorité de jeunes sexuellement plus actifs qu’avant, mais une majorité plus retenue qu’avant. » « Le féminisme a apporté une chose aux femmes sur laquelle, je crois, on ne pourra pas revenir : le plaisir, affirme Josée Boileau du Devoir. C’est une avancée majeure : le droit de jouir, le droit de dire à son partenaire ce que je veux et ne veux pas. Quand ces petites filles, aujourd’hui séduites par des modèles très sexués, auront vieilli, peut-être que leur viendra une conscience politique de leur condition, comme ça nous est arrivé à nous ! » Josée Boileau est la mère de deux filles et deux garçons. « Ma plus jeune a 5 ans. Je vois bien son attirance pour un modèle de féminité exacerbée, une hyperféminité. Deviendra-t-elle pour autant une femme aliénée et soumise ? Ce qui m’inquiète davantage, c’est l’absence totale de contre-discours, de lieux de contre-parole. Plus rien ne vient brasser les jeunes filles, les remettre en question. Plus jeune, je lisais Harlequin, c’est vrai, mais j’avais aussi La Vie en rose, le rapport Hite et Betty Friedan à me mettre sous la dent ! » On se ferait du mauvais sang pour rien ? « Des amis qui ont des enfants plus vieux que les miens — dans la vingtaine — me disent que l’adolescence est bien sûr un passage et que tout finit par se replacer, poursuit Josée Boileau. Oui, mais si ça ne se replaçait pas ? »

Que faut-il faire maintenant ?

« Qu’est-ce qu’on peut faire à part se désoler et blâmer Internet ? lance Josée Blanchette. Remettre nos filles aux corsets ? Je ne vois à vrai dire aucune solution. On assiste actuellement au backlash d’une société qui n’a plus de valeurs, qui a mis la famille et la religion aux poubelles. Et qui tolère à peu près tout. Le Québec est une société tolérante à outrance, dramatiquement incapable de dire non, stop, ça suffit. » Dre Baltzer semble plus confiante : « Il faut ouvrir les yeux des adultes, des mères en particulier. Continuer à faire des manifs. Rester aux aguets. » Nathalie Collard, elle, croit que « le vrai problème est dans l’absence de dialogue entre parents et enfants. La sexualité est encore un tabou. Il faut pouvoir en parler ». « Il faut dire les choses franchement aux jeunes, poursuit Jocelyne Robert. Dire aux gars que leur sexe n’est pas une baguette magique et que c’est normal de perdre une érection ! Et dire aux filles : “Qu’est-ce que ça donne de faire semblant de jouir ? Expliquez plutôt aux garçons comment faire.” Même si tout cela a l’air décourageant, je ne suis pas découragée du tout. Parlons-leur, à nos ados. » Francine Pelletier anticipe l’agenda féministe des prochaines années : « Le combat de l’intimité reste à faire, je veux dire l’intimité de la chambre à coucher. C’est le combat vers lequel les féministes doivent désormais se tourner. On l’a toujours su : le privé est plus dur à négocier que le public. » La jeune Julie Châteauvert raisonne dans le même sens : « Il y a un urgent besoin de nous rassembler, nous, femmes, pour réfléchir aux questions liées à la sexualité, à l’intimité et à l’érotisme. Il faut nous libérer des formats dans lesquels nous sommes enfermées. »
« Il faut souhaiter que les hommes, à leur tour, fassent leur révolution, prétend la philosophe Sylvie Rochon. Qu’ils se regardent enfin pour essayer de comprendre leur appétit pour les jouvencelles. L’homme adulte devrait pouvoir se détourner de l’enfant et de l’adolescente provocantes. Mais ce n’est pas ce qui se passe. »
Pierrette Bouchard aura le dernier mot : « Il faut retourner à la base, c’est-à-dire aux principes d’égalité et de respect mutuel entre les sexes que l’on croyait acquis. Il faut éduquer les jeunes femmes et les jeunes hommes aux stéréotypes. Lutter contre les publicités sexistes et dégradantes. » Bref, remettre cent fois sur le métier. Encore et toujours.

La riposte Norvégienne

La très libérale Scandinavie réplique et combat l’hypersexualisation. La Norvège affiche clairement sa volonté de faire face à ce que l’on appelle là-bas « la sexualisation de l’espace public ». Elle a mis de l’avant des projets novateurs portés par l’État aussi bien que par les organisations féministes. Litt Woon Long dirigeait jusqu’à ces derniers mois le Center for Gender Equality à Oslo, l’équivalent du Conseil du statut de la femme. « Nous avons mis sur pied un programme subventionné par l’État norvégien appelé Sett grenser (traduction libre : « Posez vos limites ») destiné aux écoles secondaires. » Des animateurs et des animatrices apprennent aux filles et aux garçons à se prémunir contre la pression sexuelle ambiante. « On débat en classe autour des questions suivantes : Qu’est-ce qu’un flirt ? Où est la frontière entre le simple flirt et la demande sexuelle ? Qu’est-ce que le harcèlement sexuel ? Comment dire non à des avances qui ne nous conviennent pas ? » Un autre programme, instauré celui-ci par la section jeunesse du Parti communiste norvégien, s’intitule Gender Awareness (traduction libre : « Conscience des sexes »). « Ce programme met aussi les jeunes à contribution de manière très active », poursuit Litt Woon Long. Le Parti organise des ateliers, des tables rondes, des débats, des discussions pour sensibiliser la jeunesse norvégienne à l’hypersexualisation de la société. Par ailleurs, un groupe de féministes appelé Ottar se livre ponctuellement à des actions d’éclat pour protester contre l’hypersexualisation du vêtement, aliénante pour les femmes. « Ottar veut provoquer, dit Litt Woon Long. Une partie des gens pense que ses actions sont tout simplement ridicules. Une autre les approuve. » Le groupe Ottar va manifester bruyamment dans les centres commerciaux, par exemple devant les vitrines de sous-vêtements féminins où, parfois, des modèles vivants sont exposés à la vue du public. « Là, les filles tapent sur des tambours et des casseroles, font tout un ramdam. » Mme Long se dit à la fois pessimiste et optimiste pour l’avenir des rapports entre les hommes et les femmes sur fond de sexualisation de l’espace public. Pessimiste ? « C’est horriblement difficile de lutter contre la gigantesque industrie de la mode, qui est la première responsable de la sexualisation des filles, des femmes et de la société au complet. » Optimiste ? « On préfère se dire que ça passera. Comme toutes les modes. Ici, à Oslo, les G-strings, les chandails bedaine et le piercing sont déjà dépassés. »