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De victimes à folles

Déni, banalisation ou exagération, la perception de la violence des femmes ressemble à autant d’images reflétées par un miroir déformant.

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Déni, banalisation ou exagération, la perception de la violence des femmes ressemble à autant d’images reflétées par un miroir déformant.

« Le féminisme brandit toujours le spectre de la femme victime et de l’homme agresseur. Ça m’agace souverainement. Le préjugé de base que les femmes ne sont pas violentes est extrêmement enraciné. Notre biais de départ, c’est que le gars n’est pas correct et que la fille fait donc pitié. Mais le mal n’a pas été donné qu’aux hommes et la bonté, qu’aux femmes exclusivement ! »

C’est parce qu’elle en avait marre du discours sur les femmes victimes que la cinéaste Rachel Verdon a coréalisé avec Robert Favreau Pied-de-biche, un documentaire sur les femmes violentes. Ils se sont butés à une certaine résistance lors de leur recherche et à des hésitations de la part des investisseurs. « Les gens nous disaient : “Vous êtes courageux. Vous ne vous ferez pas aimer.” Ils avaient perçu qu’il y aurait une levée de boucliers face à ce tabou », dit Robert Favreau.

La criminologue Sylvie Frigon est catégorique : les féministes nient la violence des femmes. « Certaines de mes collègues féministes, activistes et praticiennes, ne veulent pas toucher à cela. Elles disent que d’en parler rend le phénomène plus important. Une féministe connue m’a dit : “Vos femmes violentes nous font peur.” D’autres ne veulent pas se renseigner sur le sujet, car elles disent que c’est marginal. »

Même son de cloche chez la psychothérapeute Marise Bouchard, qui travaille auprès des femmes violentes à la Maison de la famille de Québec. Elle-même a déjà eu des comportements violents. Quand elle s’est présentée dans un centre de femmes, il y a 15 ans, en se déclarant violente physiquement, on a refusé de la croire. « Je trouve dommage que les féministes nient cette violence. Ça n’enlève rien à la crédibilité et à la force du mouvement féministe que les femmes puissent être violentes. »

Ironiquement, elle-même a dû surmonter ses propres préjugés. « J’offre un atelier sur l’agressivité féminine depuis cinq ans. Je m’imaginais recevoir des femmes rock’n’roll, avec des piercings, habillées en noir, grassettes et masculines. Ce n’est pas du tout le cas. Des femmes menues, féminines, bien mises : j’ai vu de tout, car la violence touche toutes les classes sociales. »

De son côté, la directrice de la Société Elizabeth Fry croit qu’il s’agit d’un malaise plutôt que d’un déni. « Tout ce qui touche à la violence féminine rend les gens mal à l’aise, autant les hommes que les femmes. Nous avons 50 ans d’analyse historique sur la violence masculine, alors que les femmes violentes, c’est un nouveau concept. Je ne pense pas que les féministes nient cette violence. Elles sont plutôt préoccupées par des sujets qui touchent l’ensemble des femmes : pauvreté, accessibilité aux garderies, équité salariale », dit Ruth Gagnon.

Sur le terrain, on reconnaît le malaise. François Lepage est responsable clinique au groupe Option de Montréal, qui travaille auprès des femmes et des hommes violents depuis 1986. « Lors des formations, les intervenants nous disent : “Je ne suis pas à l’aise quand une femme parle de sa violence.” On entretient encore le stéréotype qu’il faut être sensible à la souffrance des femmes victimes, mais celles qui sont violentes vivent aussi de la souffrance et ont besoin d’être aidées. »

« En fait, il y a une difficulté à parler des femmes violentes, même dans les milieux d’intervention, parce qu’on craint que cela soit récupéré par d’autres groupes », explique Manon Monastesse, coordonnatrice à la Table de concertation en violence conjugale et agressions à caractère sexuel de Laval.

Un point de vue que partage Vanessa Watremez, présidente de l’organisme français Association d’interventions, de recherches et de lutte contre la violence dans les relations lesbiennes et à l’égard des lesbiennes. « Comme pour tout phénomène émergeant sur la scène sociale et politique, on avance à tâtons à travers un ensemble de mythes qu’il nous faut parvenir à déconstruire. Si la violence des femmes est restée longtemps taboue, c’est parce que nous savions qu’elle pouvait être réinterprétée à mauvais escient et devenir une arme contre toutes les femmes. Les craintes se vérifient concrètement aujourd’hui à travers l’usage que les masculinistes font de ce phénomène. »

D’amusante à anormale

Curieusement, quand la violence des femmes n’est pas occultée, elle est banalisée. Comme si elle était « moins “grave”, parfois même amusante », souligne la criminologue Margaret Shaw, du Centre international pour la prévention de la criminalité. « Par exemple, les médias montrent souvent des femmes qui frappent des hommes sans que cela ait beaucoup de conséquences. »

La sociologue Françoise Guay, doctorante à l’Université de Montréal, a remarqué le même phénomène. « Dans les représentations populaires, nous ne sommes pas trop dérangés par certains comportements violents des femmes. Dans l’émission Un gars, une fille, le personnage de Sylvie donne des claques à son conjoint à quelques reprises. Personne ne s’en émeut. »

Par contre, les comportements très violents sont perçus comme étant carrément anormaux. Dans une étude qu’elle a menée pour le Service correctionnel du Canada, Margaret Shaw note que les criminologues présentent les femmes violentes selon trois stéréotypes : démons masculinisés (pas des vraies femmes), déprimées (incapables de faire face aux pressions sociales) ou folles (elles ne savent pas ce qu’elles font). Selon elle, cette sursimplification des causes de la violence des femmes en limite notre compréhension.

Et les femmes violentes s’en ressentent, confirme Annie Simard du groupe Option. « Les femmes nous arrivent dans la honte et la culpabilité. La dernière chose à leur dire, c’est qu’elles sont folles. Elles reçoivent souvent le message qu’elles sont à part des autres femmes. »

« On n’accepte pas la colère et la perte de contrôle chez les femmes. On les veut passives, en vraies victimes. L’image de la sainte est encore très forte, observe Nathalie Duhamel, présidente du collectif La Corriveau, Centre de recherche et d’action sur les femmes marginalisées et criminalisées. Et quand une femme réagit ou se défend, on a tendance à la responsabiliser. »

Elle donne l’exemple de l’actrice Marie Trintignant, décédée l’an dernier des suites des coups de son conjoint Bertrand Cantat, le chanteur du groupe Noir Désir. « Dans la couverture médiatique, il a été rapporté que “madame répondait”. Mais qui a perdu la maîtrise de soi au point de la battre à mort ? »

Nathalie Duhamel signale par la même occasion que dans les maisons d’hébergement, on remarque un changement profond chez la clientèle. « Il y a 20 ans, les femmes subissaient en vraies victimes. Aujourd’hui, elles sont moins passives et se défendent. Plus de femmes violentées réagissent. »

C’est justement dans le but d’éviter aux intervenantes de confondre violence, agressivité, riposte, défense et colère que le Regroupement provincial des maisons d’hébergement et de transition pour femmes victimes de violence conjugale a posté sur son site un document expliquant en termes simples et concrets la différence entre chicane de ménage et violence conjugale (www.maisons-femmes.qc.ca).

Et ça bouge aussi dans d’autres groupes. L’R des centres de femmes du Québec, un regroupement de 98 centres, offre depuis 2004 des ateliers ainsi qu’un guide de réflexion sur la violence des femmes. « Les femmes violentes éprouvent un grand sentiment de culpabilité, dit la travailleuse communautaire Odile Boisclair. Elles se considèrent responsables du bonheur et de la santé de la famille. Elles ont tendance à se dire tout de suite violentes et à ne pas faire la différence entre colère, agressivité et violence. Avec la conséquence qu’on n’agit pas sur les bonnes affaires. »

Marise Bouchard, elle, insiste sur la nécessité de sortir les femmes violentes de leur isolement et de les inciter à aller chercher de l’aide. Elle rédige en ce moment le livre Témoignages de fleurs sauvages pour leur donner la parole. « Plus on va parler de la violence des femmes, plus il y a de chance qu’elle diminue. »