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La nonne en robe safran

Elle est la première nonne bouddhiste ordonnée selon le rite de la Thaïlande. Dhammananda entend instaurer un ordre religieux féminin et donner à toutes accès à la spiritualité.

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Elle est la première nonne bouddhiste ordonnée selon le rite de la Thaïlande. Dhammananda entend instaurer un ordre religieux féminin et donner à toutes accès à la spiritualité.

Une embardée sur la droite, quelques coups de klaxon et le pousse-pousse motorisé se faufile dans le flot assourdissant des véhicules. Puis soudain, il débouche dans un parc verdoyant semé de bâtiments aux toits dentelés. À l’entrée, un bouddha géant accueille les visiteurs. Nous voilà au temple Wat Kalyani, dans le village de Nakhon Pathom, à une cinquantaine de kilomètres de Bangkok. Le seul temple de Thaïlande dirigé par une femme…

Dhammananda nous reçoit dans son bureau. Ordinateur portable, téléphone, piles de dossiers : le lieu n’est pas conforme à l’image présumée d’une nonne bouddhiste. « La majorité des gens pensent qu’une bonne nonne doit vivre à l’écart du monde, constate la sexagénaire. Pourtant, être bhikkhuni [moniale] ne signifie pas se replier sur soi-même. Je crois que j’ai davantage de travail aujourd’hui que j’en avais dans ma vie laïque ! »

En Thaïlande, Dhammananda est l’une des rares femmes à se draper de la robe de soie safran traditionnellement portée par les hommes de la communauté monastique. Un privilège que lui vaut son ordination en tant que bhikkhuni selon la tradition bouddhiste en vigueur dans son pays, dite theravada. Le point de départ d’un ambitieux projet : l’établissement d’une communauté de femmes ordonnées.

Son ordination, en 2001, a semé la pagaille dans les rangs monastiques. Qualifiée d’imposteur, Dhammananda a reçu des lettres menaçantes de la part de moines et a fait l’objet d’une enquête gouvernementale (qui n’a toutefois pas donné lieu à des poursuites). « Si mes censeurs sont confus, c’est parce que les moines de notre pays ont subi un lavage de cerveau depuis le début. Ils ont une compréhension faussée de l’ordination des femmes », lance-t-elle sans mâcher ses mots — attitude d’autant plus surprenante que la discrétion est une qualité appréciée ici.

Il y a déjà eu des bhikkhunis en Thaïlande. Mais elles ont disparu vers le 11e siècle, sur tout le territoire du bouddhisme theravada. Or, selon les autorités religieuses thaïlandaises, il est impossible de procéder à une ordination sans les descendants directs de la lignée originelle. À leurs yeux, toute rupture du lien maître-disciples qui permet la transmission de l’enseignement est définitive. Il n’y a donc plus personne pour ordonner les femmes désireuses de consacrer leur vie à la spiritualité. « L’ordination d’une femme nécessite la présence de cinq bhikkhunis, précise la bonzesse. Comme il n’en existait pas en Thaïlande, je suis allée au Sri Lanka. »

Dans ce pays voisin, l’ordre des moniales theravada, aussi disparu au 11e siècle, a vécu une résurrection en 1996. Dix femmes ont alors été ordonnées avec l’aide de bonzesses d’un autre courant bouddhiste appelé mahayana. Dhammananda a suivi les évènements de près. Trois ans plus tôt, elle avait cofondé l’organisation internationale Filles de Bouddha, qui promeut le statut de bhikkhuni et favorise l’accès à l’éducation des moniales asiatiques.

Chatsumarn Kabilsingh — c’est son nom de naissance — n’a que 10 ans lorsque sa mère, Voramai, s’autoproclame nonne, en 1956. « Elle a transformé notre maison en temple pour femmes ! » La demeure familiale héberge une école primaire, un orphelinat et une presse pour imprimer un mensuel bouddhiste. Voramai suit les huit préceptes fondamentaux du Bouddha et elle est respectée localement. Mais en se drapant de la robe de soie safran, réservée aux ordonnés, elle s’attire les foudres des autorités religieuses, qui ne reconnaissent pas la légitimité de son temple.

Sa fille reçoit une éducation bouddhiste poussée. Elle obtient sa maîtrise en religion et philosophie à l’Université McMaster, en Ontario. À l’Université de Magadh, en Inde, elle rédige une thèse de doctorat sur son sujet favori : le statut des nonnes bouddhistes. « J’ai découvert à ce moment-là qu’il était possible pour ma mère de se faire ordonner à Taïwan, selon la tradition mahayana. » Elle l’aide alors à réaliser son rêve.

Chatsumarn Kabilsingh est encore loin de se douter que le service rendu à sa mère guidera ses pas jusqu’à sa propre ordination. Quand elle décide de prêter serment, à 54 ans, c’est une femme accomplie, mère de trois enfants. Professeure de philosophie bouddhiste à l’Université Thammasat, à Bangkok, depuis 20 ans, et responsable des études indiennes au gouvernement, elle affiche le profil type de la femme hyperactive qui hante les conférences internationales.

C’est dans le temple de sa mère, un havre de paix propice à la méditation, que Dhammananda élit domicile. Au village, la bonzesse s’impose facilement comme l’égale des moines. « Les gens m’ont immédiatement acceptée parce qu’ils connaissaient ma mère, reconnaît- elle. La première fois que je suis sortie, ils y étaient préparés. Certains marchands avaient même commencé à vendre de la nourriture végétarienne pour que les habitants puissent m’en offrir ! »

Plusieurs fois par semaine, aux premières lueurs du jour, la bhikkhuni parcourt les rues pieds nus pour l’aumône. Au coin des maisons, à l’entrée des jardins, les fidèles attendent son passage munis de petits sachets de riz, de légumes ou de douceurs sucrées. Les offrandes feront office de repas pendant deux ou trois jours.

Dhammananda respecte les 311 règles édictées par le Bouddha à l’intention des bhikkhunis, comme celle de ne pas manger après midi. Deux fois par jour, elle prie devant un petit autel paré de fleurs, de statuettes et de bougies, où trônent deux statues de l’Éveillé. Et elle initie trois novices qui, suivant ses traces, ont elles aussi choisi la vie de nonne.

La bonzesse accueille également des fidèles qui restent plusieurs jours dans cette atmosphère apaisante. « C’est mon devoir de recevoir les gens. S’ils viennent avec une souffrance, je dois pratiquer la compassion et les écouter », explique-t-elle. Femmes retraitées, étrangères curieuses ou fidèles perturbées par le monde viennent s’y ressourcer ou s’instruire sur les enseignements du Bouddha. Il n’est pas rare non plus d’y croiser des reporters. « L’autre jour, une radio voulait avoir mon avis sur les femmes battues par leur mari ivrogne. Les journalistes me consultent souvent pour savoir ce qu’une bhikkhuni pense de la condition des femmes en Thaïlande. »

À la lumière des paroles proférées par le Bouddha, Dhammananda s’est faite l’apôtre de l’égalité spirituelle des sexes. Et elle dénonce la perversion d’un système qui légitime l’infériorité des femmes sur le plan religieux.

« Les Thaïlandaises sont persuadées qu’elles portent le fardeau d’un mauvais karma simplement parce qu’elles sont du sexe féminin », déplore-t-elle. Autrement dit, elles sont convaincues de s’être réincarnées en femmes à cause d’une mauvaise conduite dans leur vie antérieure ! Persuadées de leur infériorité et confortées en cela par la gent masculine, elles adoptent un comportement qui les cantonne dans une position sociale peu élevée — par exemple, en investissant peu dans leur éducation.

Dhammananda n’en juge que plus vital l’établissement d’une communauté de bhikkhunis qui pourraient représenter un modèle positif pour leurs concitoyennes. Elle va jusqu’à établir un lien direct entre l’absence de femmes dans les institutions bouddhiques et l’explosion du commerce charnel en Thaïlande, où vivraient entre 700 000 et un million de prostituées. « Les gens ne font pas toujours le lien entre l’ordination des femmes et la prostitution, admet-elle. Mais c’est parce que les femmes ont une image négative d’elles-mêmes qu’elles sont poussées à cette extrémité. Pourquoi la porte du temple se fermerait-elle aux femmes ordonnées alors que celle qui mène au bordel est largement ouverte ? »

En fait, il existe des nonnes en Thaïlande, les maechis. Mais ces femmes au statut ambigu, ni tout à fait laïque ni entièrement religieux, sont de fait exclues de la communauté monastique. La coutume veut qu’elles portent une toge blanche pour se distinguer de l’ensemble des ordonnés. Issues pour la plupart de milieux défavorisés — il s’agit souvent de veuves, d’épouses abandonnées ou de femmes simplement pauvres —, elles sont soupçon-nées de renoncer à la vie laïque pour trouver au temple une position sociale, le gîte et le couvert. « Ces femmes deviennent nonnes parce qu’elles n’ont pas le choix, lance la bhikkhuni. Celles qui vivent à proximité des moines sont considérées comme des domestiques chargées des tâches ménagères. »

Selon Dhammananda, les quelque 10 000 « femmes en blanc » que compte la Thaïlande n’ont pas la crédibilité requise pour jouer le rôle de guide spirituel. « Des études ont montré que 85 % des maechis n’avaient pas étudié au-delà de l’école primaire. Et très peu d’entre elles ont eu accès à un véritable enseignement de la philosophie bouddhiste. »

Une aberration pour cette érudite, qui voit dans l’éducation une condition nécessaire à la reconnaissance de l’égalité spirituelle des deux sexes. Son temple est d’ailleurs le seul endroit qui offre aux femmes une éducation religieuse sérieuse. L’année dernière, une soixantaine de fidèles — travailleuses ou étudiantes, thaïlandaises ou étrangères — y ont suivi une formation. Au programme : théorie du bouddhisme et entraînement à la méditation pendant trois mois.

Malgré la défiance du « haut clergé », la bonzesse ne doute pas un instant que son acharnement au travail portera ses fruits. « J’ai confiance en la société, dit-elle. Le changement arrivera. Je ne peux pas dire quand, mais il viendra. » Sa patience est déjà récompensée : Samaneri Dhammavanna, l’une de ses novices, a reçu l’ordination dans l’enceinte même du temple, en décembre 2005.

La renaissance des nonnes theravada

C’est à la requête de sa tante et de sa belle-mère que le Bouddha aurait accepté la formation d’une communauté religieuse féminine, reconnaissant ainsi l’égal potentiel spirituel des hommes et des femmes. Pendant des siècles, les bhikkhunis contribuent à répandre la pensée bouddhiste. La tradition theravada, littéralement « voie des anciens », s’implante en Inde, au Sri Lanka, en Thaïlande et au Myanmar (entre autres). La mahayana, qui reconnaît des textes sacrés plus récents, gagne notamment la Chine, le Tibet, le Japon et le Vietnam.

Des communautés de moniales s’installent au Sri Lanka au 3e siècle, puis en Thaïlande au 5e siècle. Mais elles s’éteignent entre le 11e et le 13e siècle dans tous les pays theravada, probablement en raison de guerres civiles et de l’avancée de l’islam. Les seules lignées originelles de bhikkhunis qui ont subsisté jusqu’à aujourd’hui sont de tradition mahayana, comme à Taïwan et en Corée. Ce sont elles qui ont permis à leurs « sœurs » theravada de renaître en supervisant les premières ordinations modernes, célébrées au Sri Lanka en 1996. Un subterfuge technique qui sert d’argument à certains moines pour justifier l’invalidité de ces ordinations. L’opposition reste vive en Thaïlande; au Sri Lanka, en revanche, on comptait environ 400 bhikkhunis en 2004.

Theravada
Cette forme de bouddhisme ne reconnaît que les premiers textes sacrés. Plus de 100 millions de fidèles la pratiquent, surtout en Asie du Sud-Est.
Les huit préceptes fondamentaux du Bouddha
  1. Respecter toute vie.
  2. Ne pas voler.
  3. Éviter le plaisir sexuel.
  4. Ne pas mentir.
  5. Ne pas consommer d’intoxicants (alcool, drogue, tabac).
  6. Ne pas manger après l’heure du midi.
  7. Ne pas céder aux distractions (musique, chant, danse, soins esthétiques).
  8. Éviter les meubles luxueux.
Les maechis
Type de nonnes apparu en Thaïlande vers le 13e siècle pour suppléer à l’ordre féminin monastique theravada. Aujourd’hui, elles sont souvent méprisées et cantonnées à des tâches d’intendance dans les temples ou de travail social (garderies, centres de femmes, etc.).