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Radio-Canada – Quand les hommes valent plus

Les femmes valent-elles moins cher que les hommes À la Société Radio-Canada, il semble que oui.

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Les femmes valent-elles moins cher que les hommes À la Société Radio-Canada, il semble que oui.
« Que devrions-nous faire pour avoir de meilleurs salaires? Porter une moustache, se faire greffer des couilles »
La journaliste Anne Panasuk, de l’émission Zone libre, en a ras le bol des inégalités salariales entre les hommes et les femmes à la Société Radio-Canada (SRC). Soupçonné depuis longtemps, mais révélé dans un récent rapport de deux expertes en rémunération, le problème fait des vagues. L’été dernier, le Syndicat des communications de Radio-Canada (SCRC) déposait un grief pour discrimination sexuelle au nom de sept femmes journalistes à Enjeux et Zone libre. « Aucune femme journaliste attitrée à ces émissions n’est aussi bien payée que le moins bien payé de nos collègues masculins pour un travail identique en tous points », explique Anne Panasuk, qui travaille à Radio-Canada depuis 22 ans. Selon les chiffres fournis par le SCRC, les femmes journalistes d’Enjeux et de Zone libre gagneraient de 62 900 $ à 75 000 $, tandis que les hommes encaisseraient entre 76 200 $ et 155 000 $. « Je ne dis pas que nous devons tous avoir le même salaire, précise la journaliste. Mais j’aimerais au moins connaître les critères d’attribution. Nous avons autant d’ancienneté et de scolarité, et nous ne produisons pas moins ! Pourquoi sommes-nous systématiquement moins bien payées? » Pourtant, les salaires de base sont les mêmes pour les hommes et les femmes. L’écart salarial provient « des suppléments, qui représentent parfois 20, 30, 40, voire 100 % du salaire, explique Alexandra Szacka, également journaliste à Zone libre. Et là, les différences sont énormes. » Le problème, c’est que les suppléments sont déterminés de façon très arbitraire. D’abord, ils sont établis d’après une dizaine d’éléments qui forment un véritable salmigondis : des primes (de notoriété, d’affectation, de compétence, etc.), diverses allocations (vêtements, congés payés additionnels, etc.) ainsi que le rachat de temps supplémentaire. Ce qui n’aide en rien : chacun de ces éléments laisse place à l’interprétation. Résultat : la façon de fixer la rémunération additionnelle baigne dans le flou le plus complet ! Alexandra Szacka fait non seulement partie des journalistes qui ont déposé le grief, elle est aussi membre du comité paritaire syndical-patronal formé pour étudier la question. Pour le bénéfice des 350 personnes les plus touchées par le système de rémunération additionnelle — des journalistes, des animateurs, des présentateurs et des rédacteurs sportifs, entre autres —, ce comité tente de déterminer les critères pour allouer une rémunération additionnelle et leur ampleur. « Nous examinerons tout, incluant le rachat de temps supplémentaire puisque, le rapport des expertes le confirme, il semble qu’il y ait beaucoup d’arbitraire là aussi », explique Michel Hamelin, porte-parole de la SRC dans ce dossier. Dans les faits, la convention collective prévoit que le temps supplémentaire de l’employé peut être racheté selon ce que le syndiqué et le gestionnaire conviennent. Toutefois, plusieurs journalistes affirment qu’elles reçoivent un rachat de temps supplémentaire imposé sans discussion et sans vérification. Selon les mots de Line Pagé, coprésidente du Comité des femmes du SCRC et membre du comité paritaire, ce rachat de temps supplémentaire devient ni plus ni moins du « faux salaire », une façon de gonfler la paye.
« En ce moment, le dialogue est bon. Mais notre confiance est ébranlée par la situation très injuste qui perdure depuis des années. »
— Alexandra Szacka

Le facteur sexe

Après avoir passé près de 20 ans dans les tiroirs, le dossier des inégalités salariales a refait surface en 20011. Lors des travaux préparatoires à la convention collective de 2002, l’actuel président du syndicat, Daniel Raunet, a constaté que des employés aux profils semblables touchaient des salaires différents. « En discutant avec mes collègues pour tenter d’expliquer ces variations, je me suis aperçu que le facteur sexe était déterminant. C’était évident, il y avait de la discrimination. » La question des écarts salariaux hommes-femmes a finalement été encadrée dans la convention collective de 2002. On y prévoyait la formation d’un comité paritaire et la préparation d’un rapport d’expertes indépendantes. Le rapport, que signent France Duchesne, conseillère à la société Watson Wyatt, et la chercheuse indépendante Jeannine David-McNeil, a été rendu public en novembre 2003. La conclusion est très claire : « À un même titre d’emploi, à ancienneté, auditoire et horaire semblables, les femmes ont une probabilité élevée de recevoir des suppléments inférieurs à ceux des hommes. » Discrimination? Impossible à dire, selon Jeannine David-McNeil. « Nous n’avons pas pu le prouver. » Pour le démontrer, il aurait fallu que les chercheuses aient accès aux dossiers complets des employés afin d’identifier des variables susceptibles d’expliquer les écarts, l’expérience de certains employés à l’extérieur de Radio-Canada par exemple.

Le star-system du journalisme

Une chose est sûre : les gestionnaires ont des comportements très variables pour apprécier le salaire des employés, estiment les expertes. « Lors des entrevues, nous avons noté qu’ils avaient des attitudes très “impressionnistes” au moment de prendre leurs décisions. Le flou suscite toujours des insatisfactions. » Dans leur conclusion, Jeannine McNeil-David et France Duchesne relèvent « l’importance trop élevée des surplus de rémunération par rapport au salaire de base ». Selon les chiffres fournis par le syndicat, la rémunération additionnelle compterait pour plus de 11 % de la masse salariale totale, soit environ huit millions de dollars par an. Plus la proportion de la rémunération additionnelle par rapport au salaire de base est grande, plus l’arbitraire entre en jeu. Et plus les risques d’iniquité sont grands. Les chiffres relevés dans le rapport l’illustrent clairement par année, les journalistes présentateurs reçoivent près de 21 000 $ de plus en rémunération additionnelle que les journalistes présentatrices, et les animateurs gagnent annuellement près de 27 000 $ de plus que les animatrices. Comment expliquer de telles différences En fait, certains suppléments portent à confusion. La notoriété, cruciale quand vient le temps de choisir le présentateur ou l’animateur d’une émission, est l’un des éléments qui causent problème. « Une part évidente de la rémunération additionnelle est accordée en fonction du star-system, affirme Michel Hamelin. Si on veut attirer un animateur très connu pour une émission, il faut des arguments pour négocier. » Que certaines vedettes aient droit à des bonis particuliers, la partie syndicale le comprend. Elle aimerait cependant fixer des règles précises, par exemple une réévaluation annuelle systématique de la prime de notoriété. Line Pagé estime que cette prime devrait être attribuée à une trentaine de personnes, soit le nombre d’animateurs et d’animatrices des émissions-phares de Radio-Canada.

Société publique, société modèle

Lorsque le comité paritaire aura terminé son travail, probablement en juin, un comité de vigilance sera formé. « Il aura un rôle de chien de garde », explique Michel Hamelin. Une femme qui s’estime lésée pourra-t-elle porter plainte à ce comité « Le concept d’inégalité salariale réfère à un groupe, répond Michel Hamelin. Ce n’est pas une notion “individualisée”. Nous nous sommes toujours objectés à ce qu’un cas d’inégalité puisse faire l’objet d’un grief. La distribution des suppléments demeurera discrétionnaire, mais les critères établis par le comité paritaire seront évidemment pris en compte. » Une femme seule peut très bien être victime d’inégalité salariale, estime pourtant Jeannine David-McNeil. « Les journalistes de Zone libre et d’Enjeux ont déposé un grief pour discrimination individuelle. Par ailleurs, malgré le droit de gérance dont parle Michel Hamelin, l’égalité salariale est un droit humain fondamental qui a préséance sur toute convention collective. » Toutefois, ajoute la chercheuse, les femmes qui déposent des griefs pour cause de discrimination salariale sont souvent démunies face à leur patron : comme ce dernier détient tous les dossiers des employés, il possède plus d’informations qu’elles sur le profil de son personnel. « On ne peut pas automatiquement comparer la rémunération additionnelle d’un homme qui possède un an d’ancienneté à Radio-Canada avec celle d’une femme qui en a 15, note Michel Hamelin. Cet homme a peut-être 25 ans d’expérience dans son domaine, donc une expertise reconnue. » Que pourraient faire les femmes pour lutter à armes égales « Avoir la collaboration des gars », suggère Jeannine David-McNeil. Même s’il y a des « hommes très solidaires à leur cause », selon Anne Panasuk, l’idée d’une circulation libre de l’information sur les salaires et tout ce qui pourrait les justifier est difficilement imaginable en ce moment. Le système de rémunération additionnelle a, semble-t-il, rendu le sujet tabou. « Lorsque tout le monde connaîtra le salaire de tout le monde, il n’y aura plus de problème ! » clame Gisèle Lalande, journaliste à Radio-Canada depuis 30 ans. Jocelyne Cazin, animatrice de l’émission d’affaires publiques Dans la mire, tient le même discours. « Une société d’État est supposée donner l’exemple, lance celle qui travaille à TVA depuis une vingtaine d’années. C’est inconcevable que chez nous des femmes soient encore traitées ainsi. » On raconte qu’elle-même était moins bien rémunérée que son collègue Gaétan Girouard alors qu’ils étaient tous deux animateurs de l’émission J.E. « La valeur du contrat est estimée à la tête de l’animateur », confie l’animatrice. Selon Karina Marceau, qui a animé J.E. au cours des trois dernières années, « les conditions salariales à TVA sont déterminées par la convention collective sauf pour les postes-vedettes comme les lecteurs et les animateurs ». D’ailleurs, la journaliste sportive Marie- Claude Savard, maintenant à TVA mais qui a travaillé à la SRC pendant six ans et y a été déléguée syndicale, se sent plus respectée à TVA. « Je sais exactement quelles sont mes primes et pourquoi on me les a accordées, et je n’ai plus de rachat de temps supplémentaire. Mes heures supplémentaires sont calculées et payées à la carte. Et dans ma catégorie d’emploi, journaliste aux sports, le salaire de base est plus élevé ici qu’à Radio-Canada. »

Chaud devant

Un salaire de base plus élevé, c’est aussi ce que revendique le syndicat de Radio- Canada. « On arrive rapidement au maximum de l’échelle salariale, révèle Gisèle Lalande, alors on a recours à toutes sortes d’artifices pour augmenter notre salaire. » L’objectif actuel de la SRC n’est pas de hausser les salaires de base en y introduisant des suppléments, indique toutefois Michel Hamelin. « Mais si nous constatons qu’un supplément a été distribué à un ensemble de personnes pour concurrencer les salaires offerts ailleurs, il y aura peut-être lieu de faire un examen de la situation. » Michel Hamelin insiste pour dire qu’actuellement, les discussions du comité paritaire portent essentiellement sur les rémunérations additionnelles. D’après le plan patronal, élaboré après le dépôt du rapport des expertes, les critères d’attribution de ces rémunérations ne seront cependant pas intégrés à la prochaine convention collective. Ce qui ne fait évidemment pas l’affaire du syndicat. La rectification de l’ensemble des écarts salariaux devrait être effectuée d’ici 2007… sans rétroactivité. Voilà un autre sujet d’inquiétude pour les femmes journalistes — si les revendications des journalistes d’Enjeux et de Zone libre sont jugées fondées, celles-ci pourraient toutefois avoir droit à une rétroactivité en date du dépôt du grief. La lettre d’entente annuelle de plusieurs journalistes mentionne même que « les modifications qui pourraient intervenir n’auront aucun impact sur le montant total convenu pour cette année ». C’est entre autres pour protester contre cette mention qu’Anne Panasuk, Alexandra Szacka et la correspondante à Washington, Christine St-Pierre, ont refusé de signer leur lettre d’entente. « Par cette phrase, Radio-Canada nous dit : “Oubliez toute compensation si vous avez été victime d’inégalité.” C’est inacceptable. » Cette journaliste s’insurge aussi contre l’échéance de 2007, soit 5 ans après les premières démarches syndicales. « J’ai l’impression que Radio-Canada ralentit le processus et ça m’inquiète. Il ne faut pas baisser la garde. »

Et l’équité salariale

Il y a six ans, le Syndicat des communications de Radio-Canada (SCRC) — qui représente environ 1 400 membres — a déposé une plainte en matière d’équité salariale à la Commission canadienne des droits de la personne. La plainte visait à augmenter les salaires des emplois à majorité féminine, les recherchistes par exemple, par rapport aux métiers traditionnellement masculins, comme les techniciens. Il faut savoir que l’équité salariale renvoie à la formule « à travail équivalent, salaire égal » alors que l’égalité salariale fait référence au principe « à travail égal, salaire égal ». Aux dernières nouvelles, le SCRC et la Société Radio-Canada ne s’étaient toujours pas entendus. C’est vraisemblablement en juillet prochain qu’un arbitre entendra la cause des journalistes d’Enjeux et de Zone libre. Daniel Raunet n’est pas des plus optimistes. « À l’heure actuelle, le SCRC a 196 griefs actifs. J’ai calculé qu’au rythme des arbitrages des dernières années, il nous faudra 42 ans pour vider le contentieux », estime-t-il. Michel Hamelin, lui, considère la démarche des journalistes étonnante. « Déposer un grief alors qu’on est en train de régler l’ensemble du problème avec le comité paritaire C’est à se demander si les gens concernés sont de bonne foi. » « Les femmes doivent attaquer le problème des inégalités salariales sur tous les fronts », estime quant à elle Marie-Claude Savard. « Grief et comité paritaire, les deux démarches sont intéressantes, croit aussi Jeannine David-McNeil. Ce sont deux espoirs de transparence. »

Plus ça change, plus c’est pareil

Il y a plus de 20 ans, le Syndicat des journalistes de Radio-Canada vivait à peu près le même scénario qu’aujourd’hui. « En classant les contrats des journalistes des affaires publiques, nous nous sommes aperçus des grandes différences salariales », explique Michèle Descent, chef de pupitre au Réseau de l’information (RDI), à l’époque secrétaire générale du syndicat. « J’ai alors réalisé que mes proches collègues étaient mieux payés que moi. En réalité, toutes les femmes étaient moins bien payées que les hommes, sauf Denise Bombardier ! » Grâce à une entente entre les trois grandes centrales syndicales de l’époque, la CSN, la FTQ et la CEQ, et l’Université du Québec à Montréal (UQAM), le syndicat a pu commander une étude sur l’équité et l’égalité salariales à Radio-Canada. « La chercheuse Ginette Dussault, alors professeure à l’UQAM, en est arrivée à la conclusion qu’il existait effectivement de grandes disparités salariales entre les sexes, raconte Michèle Descent. Toutefois, on s’est retrouvés devant un mur puisque la direction ne voulait rien entendre. Au moins, les résultats de l’étude ayant été rendus publics, les femmes étaient mieux outillées pour négocier leur salaire. » Par la suite, la cause s’est effilochée, perdue entre toutes les autres luttes syndicales, avant de resurgir il y a trois ans. Alors, les femmes devront-elles « porter une moustache ou se faire greffer des couilles » pour recevoir un salaire comparable à celui des hommes Karina Marceau émet des réserves : « Personnellement, je n’ai pas besoin de me comparer aux hommes. Si dans mon for intérieur j’estime que je suis sous-payée pour la charge de travail et les effets sur ma qualité de vie, je quitte tout simplement. L’analyse de mes conditions de travail se fait en fonction de moi et non en fonction des autres, dont les hommes. » Selon Jeannine David-McNeil, les mentalités doivent changer, autant chez les gestionnaires que chez les femmes. « Elles ne savent pas négocier leur salaire. Et elles n’ont qu’une vague connaissance de la rémunération additionnelle. Pourtant, l’information est essentielle à la négociation. » Là-dessus aussi, les avis sont partagés. Selon certaines journalistes qui préfèrent garder l’anonymat, il est bien injuste de faire porter aux femmes la responsabilité de ces inégalités. Selon d’autres, comme Alexandra Szacka, la négociation individuelle ne devrait plus faire partie du vocabulaire des membres du SCRC. « Je refuse que nous perpétuions le vieux système selon lequel on juge selon la tête du client. Je veux un procédé juste et équitable. » Chose certaine, ces femmes en colère ne toléreront pas d’attendre encore 20 ans.