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Tête haute, droits devant

Mu Sochua, politicienne cambodgienne qui ne s’embarrasse pas des convenances, n’a qu’une idée en tête : faire progresser les droits humains et attirer plus de ses compatriotes féminines en politique.

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Lorsque je l’ai rencontrée, elle suait à grosses gouttes au-dessus d’un chaudron usé dans la cuisine d’un hôtel bon marché de l’île de Zanzibar, en Tanzanie. « C’est toi la Québécoise? » m’a-t-elle lancé en français. Sans attendre ma réponse, elle m’a demandé de l’aider avec sa recette de sirop d’érable. Elle avait préparé des crêpes et tentait, avec ce que l’île de l’océan Indien lui offrait, d’imiter la célèbre sucrerie québécoise. C’est ainsi que j’ai fait connaissance avec Mu Sochua, la politicienne cambodgienne qui défie toutes les conventions; en devenant son aide-chef dans la canicule africaine du . Elle était venue rejoindre sa fille aînée et son groupe d’amis, dont je faisais partie, pour célébrer la nouvelle année sur l’île aux épices. Depuis cette rencontre culinaire, je suis de près le parcours de l’inspirante femme politique.

Dans un récent article du New York Times, Mu Sochua était décrite comme la représentante d’une nouvelle génération de politiciennes asiatiques. D’une espèce qui repousse les limites et qui saute dans l’arène politique, non sans y perdre quelques plumes. Un phénomène récent au Cambodge, où la politique est largement dominée par le Parti du peuple cambodgien du premier ministre Hun Sen, qui monopolise le pouvoir depuis 25 ans. Celle qui a été ministre de la Condition féminine de à siège aujourd’hui du côté de l’opposition, au sein du parti Sam Rainsy. Si la plupart des activistes des pays en voie de développement préfèrent joindre les mouvements de la société civile, Mu Sochua est convaincue que « la politique est la seule arène qui permet le vrai changement. Le coeur de la bataille est d’arriver à inclure les enjeux qui touchent les femmes quand ça devient concret, alors elle représente un défi trop grand pour la dans les programmes politiques, dans les réformes, et d’en faire des préoccupations fondamentales, non pas des questions de deuxième ordre, comme c’est trop souvent le cas ».

En , âgée de 18 ans, Sochua est envoyée en Californie pour fuir ce qui allait devenir trois ans plus tard le régime dictatorial des Khmers rouges, dirigé par Pol Pot. En Amérique, elle obtient une maîtrise en travail social à l’Université de Berkeley. « C’était mon premier séjour à l’extérieur du Cambodge, et même si mon féminisme s’est développé pendant différentes périodes de ma vie, c’est là que tout a débuté. J’étais jeune, timide, plutôt incertaine de qui j’étais. À San Francisco, je n’étais plus définie selon ma classe sociale; j’ai laissé mes cheveux allonger, j’ai pris conscience de mes droits et j’ai appris à les exiger », raconte celle qui est revenue d’exil en , dans un pays ravagé. Des années de guerre et de despotisme lui avaient enlevé ses deux parents, qui comptent parmi les 1,7 million de victimes du génocide perpétré par les Khmers rouges, qui a décimé 21 % de la population. À partir de ce moment, défendre les droits humains est devenu son obsession.

Pendant ses années au pouvoir, elle s’est battue contre le viol marital et la violence faite aux femmes. Avant de claquer la porte d’un parti qu’elle jugeait corrompu de l’intérieur, elle a participé à la rédaction de la loi sur la prévention de la violence familiale et la protection des victimes, adoptée en . L’ancienne membre du cabinet ministériel cambodgien a également négocié deux accords internationaux avec les pays voisins pour aider à stopper le trafic humain qui sévit en Asie du Sud Est. « Aujourd’hui, je poursuis mon engagement pour combattre l’exploitation sexuelle des femmes et des enfants et pour que cesse l’impunité des trafiquants », précise-t-elle. En , elle a reçu un doctorat honorifique en droit de l’Université de Guelph, en Ontario.

Recruter des alliées

Depuis plusieurs années, Mu Sochua travaille, avec des organismes non gouvernementaux, à recruter des femmes comme candidates aux élections locales. Avec son équipe, elle se rend dans les coins les plus reculés du Cambodge, investie d’une mission précise: appuyer et former 1 500 candidates pour les prochaines élections municipales, en . C’est l’objectif que s’est fixé son parti. « Parce que oui, les femmes ont le pouvoir de changer la politique! » s’exclame-t-elle. Un défi de taille pour un pays qui se classe au 92e rang, sur un total de 109, selon l’Indice de la participation des femmes, qui évalue les progrès effectués pour faire avancer la situation des femmes dans les instances politiques et économiques. « Au Cambodge, demander l’égalité pour les femmes, c’est une chose; on est alors perçue comme une bonne féministe, c’est-à-dire une femme forte, qui se tient debout pour ses pairs. Mais quand une féministe milite pour qu’il y ait plus de femmes en politique ou qu’elle ose demander qu’on apporte des modifications aux lois et au système de gouvernance, société et le gouvernement », dénonce la politicienne, qui parle en connaissance de cause.

En , la militante de 56 ans et mère de trois jeunes femmes a évité la prison in extremis grâce à l’intervention du Haut-Commissariat aux droits de l’homme de l’ONU. Au coeur d’un chassé-croisé judiciaire encombré de poursuites et de contre poursuites avec le premier ministre cambodgien, la féministe, reconnue coupable de diffamation à l’endroit de Hun Sen, refusait de payer l’amende, malgré la menace d’incarcération qui pesait sur elle. La mobilisation internationale en sa faveur a forcé le tribunal de Phnom Penh à renoncer à la faire emprisonner. « Mon salaire de députée a tout de même été saisi pendant six mois. On m’a fait payer un crime que je n’ai pas commis », déplore-t-elle sans surprise, puisqu’elle estime que la justice cambodgienne est corrompue.

Bien qu’elle soit malmenée par le pouvoir en place dans son pays, Mu Sochua a aussi connu les grands honneurs : en , elle fut l’une des 1 000 femmes sélectionnées collectivement, à l’échelle internationale, pour le prix Nobel de la paix. Ce groupe des 1 000 représentait les millions de femmes anonymes qui travaillent pour la paix, la justice et le développement dans le monde entier. Bien que la bande n’ait pas reçu le prix, les actions de la combative Cambodgienne sont certainement susceptibles d’inspirer des millions de femmes qui rêvent d’un avenir meilleur. De quoi lui faire largement pardonner le manque de perfectionnement de sa recette de sirop d’érable…