Aller directement au contenu

Terre d’asile pour nouveau-nés

Chaque année, au nord du Brésil, en pleine forêt amazonienne, des centaines de Surinamiennes traversent illégalement la frontière qui sépare leur pays de la Guyane.

Date de publication :

Auteur路e :

Chaque année, au nord du Brésil, en pleine forêt amazonienne, des centaines de Surinamiennes traversent illégalement la frontière qui sépare leur pays de la Guyane. Leur objectif : accoucher dans ce département français d’outre-mer afin d’améliorer leurs conditions de vie et celles de leur petit.

À Saint-Laurent du Maroni, face au Suriname, le phénomène est frappant. La petite ville de Guyane ne compte que 20 000 habitants, mais son hôpital enregistre plus de 2 000 naissances par année. Un taux approximatif de 100 naissances par 1 000 habitants ! En comparaison, la France métropolitaine, avec 13 naissances par 1 000 habitants, affiche un des taux de natalité les plus élevés d’Europe. Nul doute que les Surinamiennes qui viennent y accoucher font gonfler les chiffres. Si elles se risquent à entrer illégalement en territoire français pour enfanter, c’est non seulement parce que les soins y sont gratuits et de qualité, mais aussi — et surtout — parce qu’elles espèrent une vie meilleure pour elles et leur enfant à naître.

À la maternité de l’hôpital de Saint-Laurent du Maroni, Deborah est allongée sur un lit depuis plus d’une heure. Déjà, elle a des contractions fréquentes et régulières. Elle ne parle pas français — ni anglais, d’ailleurs –, mais ses grimaces sporadiques traduisent sa douleur. Alexandra Harpet, la sage-femme qui s’occupe d’elle, lui caresse la cuisse pour l’encourager. « Ça se passe vraiment bien. Elle fait ce qu’il faut, elle est épatante », affirme-t-elle en souriant. Épatante, ça oui : Deborah gère bien la situation… pour une adolescente de 15 ans, seule dans un pays étranger.

Le personnel de l’hôpital a l’habitude de ce type d’accouchements, fréquents dans le seul département français d’outre-mer qui n’est pas une île. Le niveau de vie y est nettement supérieur à celui du Suriname, une ancienne colonie hollandaise classée au 85e rang sur 177 pays dans le Rapport mondial sur le développement humain du Programme des Nations Unies pour le développement. Beaucoup de Surinamiennes comme Deborah préfèrent accoucher en Guyane française. L’an dernier, 2 127 naissances ont eu lieu à l’hôpital de Saint-Laurent. De ce nombre, 60 % sont attribuables à des femmes d’origine étrangère. La majorité arrive du Suriname, mais plusieurs viennent aussi du Brésil ou même du Guyana, le pays voisin du Suriname, à l’ouest.

Les grossesses adolescentes sont nombreuses, notamment chez les Bushinengués, des descendants d’esclaves ayant fui au cœur de la forêt amazonienne et que l’on retrouve d’un côté comme de l’autre de la frontière que constitue le fleuve Maroni. « On a 9 % de mineures qui accouchent ici, dont 2 à 3 % de moins de 15 ans », explique le Dr Gabriel Carles, qui dirige la maternité de l’hôpital de Saint-Laurent du Maroni depuis 18 ans.

Un hôpital plein à craquer

À l’entrée de la section de périnatalité, deux femmes d’origine brésilienne sont assises sur une chaise, leur bébé dans les bras. En cet après-midi d’, la chaleur et l’humidité typiques de la forêt tropicale pèsent lourd. Elles ont accouché la nuit précédente, mais il n’y a toujours pas de lit disponible.

Un troisième lit a été ajouté dans des chambres conçues pour en contenir deux, mais ça ne suffit pas. « Sur 365 jours, je dirais qu’il y en a au moins 300 où on est “surbookés” », s’exclame Mireille Lugard, une infirmière « métropolitaine » — c’est ainsi qu’on appelle les Français de l’Hexagone venus travailler dans les départements d’outre-mer.

Qu’elles soient métropolitaines, Guyanaises ou étrangères, même sans papiers, les femmes qui viennent accoucher ici sont toutes prises en charge. Et traitées de la même façon. « J’ai eu mes deux enfants ici. Après l’accouchement du deuxième, moi aussi j’ai passé la nuit sur une chaise », lance Mireille Lugard.

Les étrangères, conscientes de leur statut irrégulier, sont souvent craintives. « L’autre jour, une dame est arrivée avec la carte d’identité française de sa sœur, raconte l’infirmière. Sauf qu’elles n’avaient pas le même groupe sanguin. Pas de chance, il a fallu la transfuser. Disons qu’elle a été secouée ! Ça aurait pu être très dangereux. Aller jusqu’au décès. »

« Ces grossesses-là ne sont pas suivies. Les futures mères arrivent au dernier moment, on ne connaît pas leurs antécédents. Ça augmente les risques », explique le Dr Gabriel Carles. Les conditions de vie de ces femmes sont également source d’ennuis. Par exemple, bon nombre de Brésiliennes qui accouchent à Saint-Laurent du Maroni n’arrivent pas directement du Brésil, mais des sites d’orpaillage clandestins (où l’or est exploité illégalement, sans respect des normes, souvent par des étrangers en situation irrégulière) qui foisonnent dans la dense forêt guyanaise. « Une sur deux a le paludisme, raconte-t-il, précisant que ce virus peut tuer le fœtus. Plusieurs sont des prostituées. On a 1,6 % de femmes enceintes infectées par le VIH. Au-dessus de 1 %, l’Organisation mondiale de la santé considère qu’on est en situation endémique. »

Appel au « taxi rouge »

Tous les moyens sont bons pour venir accoucher en Guyane. Le lieutenant David Massemin, qui dirige les pompiers de Saint-Laurent du Maroni, en sait quelque chose. Puisqu’en France, les pompiers sont chargés de tous les types de secours sur la voie publique, ils sont fréquemment appelés à jouer le rôle d’ambulanciers. « Depuis un mois, on a eu 17 sorties pour des femmes enceintes », marmonne-t-il en feuilletant le cahier des appels.

« Nous, on appelle ça le taxi rouge », dit-il, sourire en coin. Régulièrement, son équipe doit conduire des femmes sur le point d’accoucher à l’hôpital. Souvent des étrangères. « C’est excessivement rare qu’on intervient pour une femme enceinte guyanaise ou métropolitaine. Quand ça se fait par l’ambulance, c’est que vraiment, il y a un imprévu, ou que ce sont des Bushinenguées ou des Brésiliennes. »

Qu’elles viennent d’Albina, la ville surinamienne qui fait face à Saint-Laurent du Maroni, ou de « l’intérieur », beaucoup arrivent en pirogue, par le fleuve Maroni, qui constitue la frontière entre la Guyane et le Suriname. La pirogue représente d’ailleurs le seul moyen de transport, outre l’hélicoptère, pour se rendre dans certains villages, autant du côté surinamien que guyanais. C’est donc souvent sur la berge que les pompiers vont chercher celles qui doivent accoucher. Ils sont alors en mesure de constater que même si elles ont attendu à la dernière minute, elles ont tout prévu. « Celles qui arrivent en pirogue débarquent avec leurs valises, précise le lieutenant Massemin. Alors c’est planifié. »

Étudier en territoire français

D’où qu’elles viennent, ces femmes peuvent accéder gratuitement à l’hôpital. La France dispose d’une enveloppe de 20 millions d’euros (32 millions de dollars) pour les « soins urgents » des ressortissants étrangers en territoire français, que ce soit pour un accident de voiture, un arrêt cardiaque ou… un accouchement.

« La Guyane nécessite à elle seule plus de la moitié des coûts en soins urgents : 14 millions d’euros ! » s’exclame Philippe Loire, directeur de l’Agence régionale de l’hospitalisation (ARH) de la Guyane — les ARH sont des organismes gouvernementaux qui ont le mandat de gérer les services hospitaliers dans chaque région. Cette ouverture coûte cher à la France, mais Philippe Loire y voit tout de même un bon côté. « L’un des problèmes du développement des hôpitaux en Guyane, c’est que la population est trop petite. Enlevez les étrangers et on n’a plus de clientèle, donc plus d’hôpitaux. »

Mais les femmes qui viennent accoucher en Guyane ne font pas tout ce chemin seulement pour recevoir des soins de qualité gratuitement. « Elles proviennent de peuples qui vivent dans la misère et qui sont attirés par les lumières d’une ville française », illustre Léon Bertrand, maire de Saint-Laurent du Maroni depuis . « L’objectif d’accoucher ici, c’est que le statut des enfants finisse par être régularisé sur le territoire français, afin qu’ils bénéficient des mesures sociales et des prestations, poursuit-il. La Constitution française oblige les maires à scolariser tous les enfants qui se trouvent sur leur territoire. À Saint-Laurent, on construit une nouvelle école chaque année. Dans mon budget, c’est une ligne de crédit qui est très, très importante et qui me pose problème. Plus nous scolarisons, plus nous attirons. Nous sommes dans une spirale, et je ne sais pas comment nous allons en sortir. »

L’enfant né en France obtiendra la nationalité française à ses 18 ans s’il peut prouver qu’ i l a passé la plus grande partie de son enfance en territoire français, ce qui sera assez facile s’il y a fait toutes ses études. Et la présence de leur enfant sur le territoire français permet aux femmes du Suriname ou du Brésil de légaliser leur propre statut, ainsi que celui de leur famille directe. Accoucher à Saint-Laurent représente donc un passage efficace vers l’accès aux services sociaux français.

Des frontières impossibles à contrôler

La quantité importante de dossiers de régularisation de statut de résidence prouve qu’on entre très facilement en Guyane en toute illégalité. Sur ce territoire grand comme le Portugal, peuplé de seulement 200 000 personnes, presque entièrement couvert par la dense forêt amazonienne et dont les frontières fluviales constituent autant de voies de circulation, contrôler le flux migratoire relève pratiquement de l’impossible.

« Difficile, mais pas impossible », croit le sous-préfet de Saint-Laurent du Maroni, Jean-Marie Nicolas, la plus haute autorité de la région. Il dit reconduire à la frontière de 10 à 20 « illégaux » par jour. « La solution, c’est d’intensifier ce que nous faisons, d’augmenter la productivité des services. On a récemment modifié les horaires de patrouille, on a mis en place des opérations inter ministérielles. »

Le maire de Saint-Laurent du Maroni, lui, voit les choses d’une tout autre façon. « Cette immigration ne pourra être mieux contrôlée que par une vraie coopération avec le Suriname, qui l’inciterait à prendre ses responsabilités. En espérant que le Suriname redevienne un pays riche… Je me souviens, quand j’étais gamin, c’était nous, les Français, qui faisions des pieds et des mains pour traverser. On allait y faire nos courses, passer nos vacances là-bas. C’était avant la guerre civile 1. »

Des projets de coopération sont pourtant dans l’air. Le sous-préfet explique que la France financera la modernisation de la maternité de l’hôpital surinamien d’Albina. Mais le maire ne croit pas que cette mesure réduira l’afflux d’immigrants à court terme. « Il faut surtout supprimer l’intérêt de venir ici », soupire Léon Bertrand. Il avait d’ailleurs proposé, il y a quelques années, de « déterritorialiser » la maternité de l’hôpital de façon à ne pas « créer l’illusion chez les parents que leur enfant sera Français ». Quand on lui demande s’il existe un précédent, il sourit. « Il n’y a pas de précédent, mais on fait ça pour une ambassade, alors pourquoi pas pour un hôpital ? » Pourtant, il existe un précédent… au Canada ! Durant la Deuxième Guerre mondiale, alors que la famille royale néerlandaise était réfugiée à Ottawa, le gouvernement canadien avait « déterritorialisé » une chambre de l’Hôpital Civic, la décrétant territoire néerlandais afin que la princesse Margriet naisse aux Pays-Bas.

En attendant que le vent tourne, le maire se gratte la tête. « Bon nombre de gens arrivent ici, se débrouillent pour scolariser leurs enfants, mais “squattent” sur des terrains vacants. On ne peut pas laisser des gens dans des habitations sans électricité, sans eau potable. On ne peut pas envoyer des enfants à l’école si le soir ils font leurs leçons à la bougie. Nous avons un problème de population. Si on avait l’argent pour les accueillir tous, pour construire plus de logements sociaux, je voudrais bien. Et encore, ça va tellement vite qu’on n’a pas le temps de les intégrer. Quelque part, c’est un péril, une menace », conclut Léon Bertrand.

Jean-Thomas Léveillé a séjourné en Guyane grâce à une bourse du Centre de recherches pour le développement international du Canada.

Le Suriname en chiffres

  • Population : 475 996 habitants
  • Langue : Néerlandais
  • Espérance de vie :
    • Hommes : 65 ans
    • Femmes : 71 ans
  • Alphabétisation :89,6 %
  • Mortalité infantile :19,45 morts / 1 000 naissances (0,02 %)
  • Nombre de médecins :1 médecin pour 2 200 habitants
  • Indice de développement humain : 85e sur 177
  • Taux de fécondité : 2,01 enfants par femme
  • Femmes au Parlement :25,5 %
Sources : Statistiques mondiales, Rapport mondial sur le développement humain PNUD, Optimed, Union interparlementaire et Organisation mondiale de la santé
  1. À la fin de , après une décennie marquée par les coups d’État qui ont suivi l’indépendance du Suriname, une rébellion contre la dictature a pris forme, pour dégénérer en une guerre civile qui ne s’est achevée qu’en . Des milliers de personnes ont fui en Guyane, forçant la construction de camps de réfugiés autour de Saint-Laurent du Maroni.