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La revanche des gros

Dans cet univers, on n’est pas ronde. On est grosse. Les termes médicaux jugés trop cliniques – obésité, surcharge pondérale …

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Dans cet univers, on n’est pas ronde. On est grosse. Les termes médicaux jugés trop cliniques — obésité, surcharge pondérale — et les euphémismes qui nourrissent l’idée que le gras est repoussant — enrobée, voluptueuse –, très peu pour les fat studies. « Les termes surpoids, sous-poids et poids normal supposent tous qu’il existe un poids idéal à atteindre, alors que dans les faits, la diversité des poids est souhaitable », estime la professeure Esther Rothblum.

Celle qui enseigne en études des femmes à l’Université d’État de San Diego est l’une des figures de proue de cette nouvelle discipline. « Les fat studies analysent de façon critique les attitudes sociétales envers le poids corporel et l’apparence, tout en défendant l’égalité pour tous, sans égard à leur tour de taille. À l’instar des champs d’études qui étudient la race, l’âge ou les genres, l’étude des gros pose la question: pourquoi y a-t-il discrimination et qui en profite? »

Pour l’instant, aucune université dans le monde n’offre de programme de premier cycle en étude des gros. Il est par contre possible d’entreprendre des recherches à la maîtrise ou au doctorat. Suffit de dénicher un spécialiste qui en assurera la supervision. Le noyau principal d’experts se trouve aux États-Unis, mais la discipline gagne de nouveaux adeptes en Europe.

Anna Puhakka est doctorante à l’Université de Jyväskylä, en Finlande. Ses recherches chevauchent l’étude des genres et l’étude des gros. « Les deux disciplines visent une plus grande justice sociale, rapporte la jeune femme. Elles travaillent à reconnaître les différences et à apprendre de celles-ci. Il faut se poser des questions. Selon quels critères dirons-nous d’une personne qu’elle est grosse? Je crois entre autres que l’étiquette sera accolée beaucoup plus rapidement à une femme qu’à un homme. »

L’étude des gros gagne en popularité à une époque où l’obésité est passée au premier plan des politiques de santé publique dans le monde. Selon un récent rapport de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), dans près de la moitié des pays de la zone OCDE, 50 % des habitants ou plus ont un surplus de poids. On estime également que l’obésité et l’excès de poids sont responsables de 8 à 15 % des coûts de santé des pays industrialisés. Pandémie, situation alarmante, ravages croissants, tendance lourde : ce vocabulaire revient comme une désolante ritournelle lorsqu’il est question d’obésité.

Ces arguments sanitaires et médicaux auraient-ils comme résultat fâcheux d’intensifier la crainte des rondeurs? Esther Rothblum est convaincue que la lutte contre l’obésité n’est pas un mouvement médical, mais une obsession esthétique. « Certes, il est impossible de parler publiquement de l’étude des gros sans être questionné sur les effets du gras sur la santé ou sans se faire demander : “Pourquoi les gros ne peuvent-ils pas tout simplement perdre du poids?” Mais ces deux questions sont des armes de distraction massive », assure celle qui a cocoordonné la réalisation de The fat studies Reader (NYU Press), la bible du mouvement de libération des gros publiée en . L’année suivante, cet ouvrage a remporté deux prix d’excellence, notamment celui pour le meilleur livre publié en études féministes, décerné par la Popular Culture Association.

Des inégalités pesantes

La discrimination des tailles fortes semble elle aussi prendre de l’expansion. Le rapport de l’OCDE conclut que les personnes obèses gagnent jusqu’à 18 % moins que celles de poids « normal ». Une donnée qui ne surprend pas la professeure californienne. « Plusieurs études ont démontré que les gros avaient moins de chances d’être embauchés ou promus à des postes supérieurs, et qu’ils étaient blâmés plus sévèrement que leurs collègues au poids considéré “normal”. » Il a aussi été prouvé que les femmes sont davantage touchées que les hommes par cette discrimination à l’embauche, car elles occupent souvent des postes liés au service à la clientèle — serveuse, réceptionniste… –, où l’apparence peut devenir un critère de sélection.

Chez nos voisins du sud, certains États et villes ont inscrit dans leur législation l’interdiction de discriminer quiconque pour une question de kilos. C’est le cas du Michigan et des villes de New York, San Francisco et Santa Cruz.

Au Québec, en , un groupe de 2 401 pétitionnaires a demandé à l’Assemblée nationale d’inclure le poids et les allusions aux rondeurs ou à la grosseur des femmes dans la liste des motifs de discrimination de la Charte québécoise des droits et libertés de la personne. Le texte affirmait que la grosseur ne devait surtout pas être considérée comme une maladie et « qu’on peut effectivement être de poids élevé, actif et en santé ». En guise de réponse, le ministre de la Justice de l’époque, Me Paul Bégin, renvoyait les pétitionnaires à une jurisprudence établie à la suite de la poursuite en discrimination d’une femme de poids élevé contre son employeur qui l’avait congédiée parce qu’elle ne correspondait pas à l’image de l’entreprise. Le jugement avait donné raison à la poursuivante sur le motif que son renvoi portait atteinte à la dignité de la personne. Nulle part la question du poids n’était invoquée comme cause véritable du congédiement.

Mis à part la récente Charte québécoise pour une image corporelle saine et diversifiée, initiative louable quoique non contraignante du ministère de la Culture, des Communications et de la Condition féminine, le Québec ne s’est pas donné d’outils légaux pour interdire la discrimination fondée sur le poids.

Les fat studies pourraient-elles vraiment contribuer à enrayer la stigmatisation des personnes obèses? Difficilement, estime Diane Lesage, auteure du livre Osez être ronde. Bien vivre avec son poids (Les Éditeurs réunis, ). « Je pense que l’obésité est la cible parfaite d’une nouvelle religion, le “sanitarisme”, qui tend avec force à considérer les gens comme des malades avérés ou en puissance, auxquels la médecine apportera le salut. Notre société est imprégnée de l’idéologie de la prévention de tout, à tout prix. Tant que celle-ci prévaudra,il sera difficile pour des initiatives comme les fat studies d’émerger et de faire une réelle différence. »

Un poids sur la conscience

Mathieu Roy, docteur en santé publique de l’Université de Sherbrooke et spécialiste des questions d’image corporelle et des troubles de poids, n’a jamais entendu le terme fat studies. Il opine du bonnet lorsqu’on lui dit que ce mouvement fait la promotion de la diversité corporelle. « Il est clair que notre société se préoccupe de façon excessive du poids et de la silhouette, et que cela crée d’autres problèmes de santé. Par exemple, cette obsession peut mener à de sérieux troubles de santé mentale. Il faut donc encourager la promotion d’une image corporelle saine, peu importe le poids. La maigreur n’équivaut pas à la santé », souligne-t-il. Mais il croit qu’il serait exagéré de minimiser les risques de la surcharge ou de l’insuffisance pondérale pour la santé.

La chercheuse finlandaise Anna Puhakka abonde en ce sens, mais nuance. « De nombreuses recherches ont démontré que les personnes qui se trouvent aux extrémités de la courbe des poids courent plus de risques de souffrir d’éventuels problèmes de santé. Toutefois, le discours moral qui accuse les personnes grosses d’être responsables de leur condition est extrêmement dangereux pour leur bien-être mental, sans parler de ceux et celles qui ne sont pas gros, mais craignent de le devenir. Ce discours est rempli de préjugés, et il émane parfois des spécialistes de lasanté. »

Dans une étude publiée en , les chercheurs du Rudd Center for Food Policy and Obesity de l’Université de Yale, aux États-Unis, ont démontré que la stigmatisation des gros entraîne un cortège d’effets négatifs, tant sur leur santé mentale — perte d’estime de soi, dépression, anxiété — que physique, dont les maladies dues au stress. Et ce, sans compter leur obsession de maigrir. « C’est prouvé : les régimes à répétition, ça ne fonctionne pas. Les gens veulent atteindre le corps médiatique parfait, mais à quel prix? » se questionne Mathieu Roy. En France, l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) réaffirme ce qui a été maintes fois démontré : plus on fait de régimes, plus on favorise la reprise pondérale. Après avoir examiné une quinzaine de régimes communément utilisés par les Français, dont Montignac et Weight Watchers, l’Anses a publié une étude, fin , dans laquelle elle note que ces régimes « peuvent conduire à des inadéquations d’apports en vitamines et minéraux […] et peuvent aussi provoquer des carences en fer et en vitamine D ». Allo sacrifices, bye-bye santé!

Et dans la catégorie discours « démonisant » : en , des chercheurs de la London School of Hygiene & Tropical Medicine affirmaient que l’épidémie d’obésité mondiale était l’un des facteurs importants du réchauffement climatique. Dans le très sérieux International Journal of Epidemiology, ils déclaraient que « se déplacer dans un gros corps équivaut à conduire une voiture “gazivore” ». Le , à deux mois du début de la troisième guerre du Golfe, le responsable de la santé aux États-Unis, le Dr Richard Carmona, avait quant à lui soutenu que l’obésité était « une menace plus sérieuse pour la santé des Américains que les armes de destruction massive que pourrait utiliser Saddam Hussein ».

Ce genre de commentaires alimente l’élan des militants qui s’organisent et mettent de l’avant l’idée que la santé peut prendre plusieurs formes. « Gros de ce monde, unissez-vous! Vous n’avez rien à perdre! » C’est sur cet appel à la mobilisation que se terminait le Fat Liberation Manifesto, écrit aux États- Unis en… . La défense des gros ne date donc pas d’hier. Mais les préjugés sont difficiles à faire fondre.