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Écrire avant tout

Femme de lettres, journaliste, fondatrice d’un bimensuel féminin…

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Femme de lettres, journaliste, fondatrice d’un bimensuel féminin : Robertine Barry, alias Françoise, a marqué la fin du 19e siècle par son audace et sa plume vive. Lorsque Émile Nelligan a écrit son poème « À une femme détestée », il pensait à Robertine Barry. Cette femme de lettres célèbre l’avait pourtant accueilli 100 fois dans son chic appartement de la rue Saint-Denis. Elle l’avait longuement écouté lire ses vers avec, dans les yeux, un éblouissement que le poète a peut-être confondu avec de l’amour… Au tournant du 20e siècle, Robertine Barry était l’une des personnalités littéraires les plus en vue du Québec. Son recueil de contes, Fleurs champêtres, publié sous son nom de plume Françoise, lui avait valu d’être comparée à ses contemporains français George Sand et Balzac. La bourgeoise recevait les artistes et les intellectuels pour des five o’clock teas, véritables fêtes de l’esprit où l’on discutait art, littérature et politique en faisant tourner le phonographe. Émerveillée par le talent de Nelligan, l’écrivaine l’avait pris sous son aile. Le jeune homme d’à peine 20 ans confiait ses désirs et ses ambitions à cette femme de 36 ans qu’il appelait sa « sœur d’amitié ». Puis, une brouille obscure est survenue. On croit que Nelligan aurait vainement souhaité pousser leur amitié un peu plus loin… « Depuis que vous m’avez froissé, jamais depuis, n’ai-je pu tempérer cette intime brûlure », écrit-il dans son poème. Il ne voudra plus la voir. Une des premières femmes à vivre de sa plume, Robertine Barry a eu une vie trépidante, participant comme journaliste aux débats de société, voyageant en Europe, nouant des relations avec les grands de ce monde. Ce qu’elle donne à voir du Québec de son époque est beaucoup plus coloré et intéressant que ce qu’on a appris dans les cours d’histoire… Robertine Barry naît dans une famille aisée à l’île Verte, dans le Bas-Saint-Laurent, le 26 février 1863. Son père, John Edmund Barry, est un riche commerçant de bois d’origine irlandaise. Sa mère, Aglaé Rouleau, vient d’une famille bien nantie de la région; bonne et pieuse, elle suit à la lettre les préceptes de l’Église et met au monde 13 enfants. La jeune Robertine reçoit une excellente éducation. Après ses études secondaires au couvent Jésus-Marie à Trois-Pistoles, ses parents l’envoient chez les Ursulines de Québec, où elle est pensionnaire pendant deux ans. On peut penser qu’elle a pris très tôt la décision de ne pas se marier, ayant vu sa mère s’alourdir sous le poids des grossesses et être coupée des plaisirs de l’esprit. Ouverte sur le monde, parfaitement bilingue, la jeune femme refuse aussi de vivre sous la coupe de l’Église. À 28 ans, elle devient la première Québécoise à gagner sa vie comme journaliste ; elle signe d’un pseudonyme, comme le faisaient toutes les femmes qui écrivaient. « Françoise » écrit dans La Patrie, journal montréalais à grand tirage fondé en 1879 par le libéral Honoré Beaugrand. Chaque semaine, elle publie sa « Chronique du lundi » en première page, dans laquelle elle décrit les saisons qui passent, un trajet en tramway ou un après-midi à la kermesse. Sa plume est drôle, imagée et acérée, un peu comme celle d’un Pierre Foglia d’une autre époque. La journaliste traite d’éducation, de religion, de santé, de rituels religieux et sociaux, mais jamais de politique, sujet réservé aux hommes. « On permet au chroniqueur à barbe de traiter à peu près tous les sujets, mais il est des sentiers où nous, femmes, ne pouvons nous aventurer à moins de relever le bas de nos jupes afin de ne les pas traîner dans la boue », écrit-elle le 4 avril 1892. Cette idée que la politique était trop sale pour les femmes était très répandue et acceptée, même dans les milieux les plus progressistes canadiens-français. D’ailleurs, la journaliste libérale s’opposait au droit de vote des femmes, une idée qui commençait à faire jaser mais qui était jugée radicale. Protectrice des arts et de la culture, elle l’est tout autant de la veuve et de l’orphelin. Dans ses chroniques, elle plaide avec fougue en faveur de meilleures conditions de vie pour les enfants, les vieillards et les femmes. Pour ces dernières, elle revendique l’accès à l’université, bastion masculin. Elle rêve tout haut du jour où des femmes enseigneront à d’autres femmes dans ces grandes institutions. Elle encourage aussi leur travail rémunéré, gage d’indépendance financière. À La Patrie, Françoise rédige également le « Coin de Fanchette », premier courrier du cœur québécois, où les lectrices lui écrivent pour recevoir ses conseils. En 1895, la journaliste lance malgré elle un pavé dans la mare en publiant son recueil de contes, Fleurs champêtres, dans lequel elle souhaitait dépeindre les mœurs populaires rurales avant que la modernité ne les fasse disparaître… Encensé par la critique, son livre ne plaira pas à tout le monde. Le rédacteur en chef du journal conservateur La Vérité, Jules-Paul Tardivel, publie un papier dévastateur. Il accuse Françoise de brosser un portrait peu reluisant des paysans et d’omettre la religion dans ses descriptions. S’ensuit une guerre dans les médias, des journalistes prenant parti pour l’écrivaine, d’autres pour Tardivel. En 1900, Françoise est nommée représentante du Québec à l’Exposition universelle de Paris avec Joséphine Marchand-Dandurand, une autre journaliste. Son séjour en Europe dure environ six mois, pendant lesquels elle rédige pour La Patrie ses « Lettres de Françoise », qui instruisent les lecteurs d’ici sur les débats d’idées qui agitent la France. À Paris, elle fréquente le théâtre et est invitée dans les salons les plus prestigieux, dont celui de l’auteure et directrice de la Nouvelle Revue, Juliette Adam, où passent les hommes politiques et les écrivains les plus célèbres. Françoise gardera de ce séjour des amitiés solides. À son retour, la journaliste quitte La Patrie pour fonder son propre magazine, Le Journal de Françoise, un bimensuel féminin qui rassemblera des textes des meilleures écrivaines, dont Juliette Adam, Laure Conan, Marie Gérin-Lajoie et Joséphine Marchand-Dandurand, ainsi que des textes des poètes Louis Fréchette et Émile Nelligan. En 1904, son ancien protégé, qui souffre de graves troubles mentaux, fait paraître son premier recueil de poésie, salué par la critique. Françoise publie un émouvant commentaire : « Presque toutes les poésies que contient le livre d’Émile Nelligan, je les ai entendues de sa bouche, et combien je regrette la sourdine mise alors à mon admiration, de crainte d’éveiller dans cette âme si jeune la semence pernicieuse d’un dangereux orgueil. » Françoise est au faîte de sa gloire. Elle vient d’être admise au Club Lyceum, une association européenne de femmes qui promeut les lettres, les arts, les sciences et les œuvres humanitaires — et dont plusieurs membres créeront l’ancêtre du prix littéraire Femina. Elle a aussi reçu du gouvernement français le titre honorifique d’officier d’Académie. En 1905, elle repart en Europe pour représenter les Canadiennes à l’Exposition universelle de Milan. L’intellectuelle publie Le Journal de Françoise jusqu’en 1909, alors que sa santé commence à décliner. Elle est ensuite nommée par le premier ministre du Québec, Lomer Gouin, au poste d’inspectrice du travail féminin dans les manufactures. Sa mission est dans la lignée de son engagement social de journaliste : dénoncer les situations où l’on abuse du travail des femmes. Malheureusement, elle ne pourra la mener à bien. Elle mourra précipitamment en 1910, laissant le souvenir d’une femme libre, talentueuse et rassembleuse. Elle en inspirera des centaines d’autres à suivre le chemin des lettres et de la culture.