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Le poids des mots

À l’automne 2007, le journaliste Nicolas Langelier signait un essai dans lequel il révélait la banalisation grandissante du mot pute chez les jeunes Québécoises.

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À l’automne 2007, le journaliste Nicolas Langelier signait un essai dans lequel il révélait la banalisation grandissante du mot pute chez les jeunes Québécoises. Le phénomène a suscité bien des débats depuis. Un an plus tard, où en sommes-nous ?

Le micro traverse lentement la salle et se rend jusqu’au jeune homme qui a demandé la parole. « Faut pas tout mélanger, dit-il en substance. Si je dis à une amie “Hé pute, t’as pris ma chaise”, ça ne veut pas dire que je l’insulte. C’est un mot comme un autre. » Parmi l’assemblée de cégépiens, certains hochent la tête, d’autres manifestent leur désaccord. Mais la plupart ne réagissent pas. Par lassitude, peut-être, ou parce qu’ils sont habitués à des commentaires comme celui-là.

La discussion se déroule en mars 2008, au Collège Édouard-Montpetit, à Longueuil. Nous avons été invités — Ariane Émond, Rima Elkouri et moi — à participer à une table ronde dans le cadre d’un événement intitulé Puissances de la parole. Dans l’opinion de ce garçon se trouve le cœur même de la question que j’ai abordée dans De l’utilisation du mot pute par la jeune femme moderne, paru dans L’actualité six mois plus tôt : pute est-il devenu un mot comme un autre ? Et, de façon plus large : que s’est-il passé pour qu’un nombre considérable de jeunes femmes acceptent qu’on utilise à leur endroit (et utilisent entre elles) des mots qui indignent leurs aînées féministes ?

J’avais commencé à réfléchir à cette question plus d’un an et demi auparavant, après avoir observé ce phénomène autour de moi. Puis j’avais proposé ce sujet au jury de la bourse La Vie en rose, en 2007. Ma candidature avait été retenue, j’avais remporté la bourse, L’actualité avait accepté de publier mon texte. J’étais content, bien sûr, mais aussi un peu inquiet : si mon intuition se révélait fausse et que, dans les faits, ce phénomène n’existait pas ? Misère, j’aurais l’air fou.

Très vite, cependant, des recherches plus approfondies m’ont permis de découvrir que mon pressentiment était fondé : oui, quelque chose avait changé, ou était en train de changer, dans le rapport de beaucoup de jeunes femmes aux mots injurieux (pute, oui, mais aussi d’autres termes généralement issus du hip-hop, comme bitch et sa variante biatch ou ho, pour whore).

Tendance lourde ou mode passagère ? Seul l’avenir le dira. Mais ce que je sais, c’est que des commentaires comme celui du jeune homme cité plus haut, j’en ai entendu beaucoup lors des entrevues que j’ai menées — et la plupart venaient de la bouche de jeunes femmes, puisque c’était le sujet de mon texte. Cela s’avérait une bonne nouvelle pour moi : j’avais bel et bien un sujet. Pour la cause féministe, par contre, le constat apparaissait moins clair : était-ce un signe de confiance et de maturité, comme le prétendent certaines, ou, au contraire, la preuve que les acquis du féminisme ne sont pas aussi solides qu’on l’aurait souhaité ?

À la fin du texte, je concluais que non, tout cela n’était sans doute pas bon signe. Qu’il y avait un risque à laisser entrer dans notre vocabulaire, sous le couvert de l’ironie ou de l’humour, des mots qu’il avait fallu des décennies pour (partiellement) éradiquer. Je terminais en citant l’auteure américaine Ariel Levy (Female Chauvinist Pigs) : plutôt que le chemin que le féminisme a parcouru, notre culture actuelle de l’obscénité indique le chemin qu’il reste à franchir.

Évidemment, tout le monde n’était pas de mon avis. Dans les nombreuses discussions qui ont suivi — formelles, par exemple à l’émission Christiane Charette, ou informelles, lors de soupers, de 5 à 7 ou de rencontres fortuites dans la rue –, des jeunes femmes brillantes m’ont dit, essentiellement, que je m’en faisais pour rien. Que ce microphénomène que j’avais observé dans un milieu somme toute restreint — j’étais le premier à le reconnaître — ne se transmettrait pas à l’ensemble de la population. On a aussi dit que j’étais vieux jeu, que je manquais d’humour. On m’a même raconté qu’une ex-petite amie m’avait traité de pute pour avoir soulevé ce débat…

Mais voilà, ces discussions m’ont permis de voir non seulement que ce phénomène était bien réel, mais qu’il était encore plus étendu que je ne l’avais cru. Un auditeur de Radio-Canada, par exemple, a rapporté sur le site de Christiane Charette que des adolescentes ont pris l’habitude de remplacer blonde par bitch (comme dans « je suis la bitch de Philippe »). Des professeurs au secondaire m’ont raconté comment le mot pute revenait souvent dans les conversations des jeunes. Des discussions comme celle qui a eu lieu au Collège Édouard-Montpetit ont confirmé que le phénomène englobait bien plus que quelques hipsters du Mile-End. Allez sur n’importe quel site de clavardage ou forum en ligne utilisé par les ados, et vous verrez des mots semblables un peu partout.

Pour comprendre comment ces mots se sont infiltrés dans notre vocabulaire, les explications avancées dans mon essai tiennent toujours, je pense : l’affection démesurée de notre époque pour l’ironie et le second degré, l’influence d’un certain hip-hop gangsta et la popularité de groupes comme Omnikrom ou TTC, ainsi que le désir d’être perçu comme quelqu’un qui a de l’humour et de la confiance à revendre, quelqu’un qui ne s’offusque pas de broutilles aussi dérisoires que de se faire appeler « pute » par ses amies. Je ne pourrais pas ajouter grand-chose à ces explications.

J’ai beaucoup réfléchi, depuis, à l’un des principaux arguments des jeunes femmes qui défendent l’appropriation de mots à connotation sexiste : que cela est sain, un signe de force, comme chez les Noirs qui se sont emparés de nigger ou les homosexuels qui ont revendiqué queer. Pour l’écrivaine française Virginie Despentes, par exemple, « ce qui risque de découler de l’attitude de ces jeunes fi lles, c’est que ces mots perdront leur pouvoir d’insulte. Une très bonne chose, non ? ».

Le résultat serait une très bonne chose, oui, mais la stratégie reste douteuse. À l’intérieur même des communautés noire et homosexuelle, beaucoup continuent — après des décennies — à dénoncer et à combattre ce phénomène qu’ils considèrent dangereux, voire carrément nuisible à leur cause. Dans un monde où persistent le racisme et l’homophobie, disent-ils, on ne peut utiliser à la légère ou de façon ironique des termes qui perpétuent une situation inacceptable. Mais ça, celles qui avancent des arguments féministes pour justifier l’utilisation de mots comme pute ne le mentionnent jamais.

Pute : un mot comme un autre, comme le disait notre cégépien du début ? À voir les réactions qu’a suscitées ce débat depuis un an, il semble bien que non. C’est déjà ça de pris, j’imagine.