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À nous le box des jurés

En 1971, sept membres du Front de libération des femmes ont pris les grands moyens pour obtenir le droit de faire partie d’un jury. Un coup d’éclat qui les a menées en prison. Entretien avec l’une de ces militantes, Marjolaine Péloquin, qui vient de publier un livre sur ces événements.

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En 1971, sept membres du Front de libération des femmes ont pris les grands moyens pour obtenir le droit de faire partie d’un jury. Un coup d’éclat qui les a menées en prison. Entretien avec l’une de ces militantes, Marjolaine Péloquin, qui vient de publier un livre sur ces événements.

Ce 1er mars 1971, au quartier général de la Sûreté du Québec, rue Parthenais à Montréal, personne ne savait que sept militantes du Front de libération des femmes (FLF) étaient disséminées dans l’assistance d’un des procès du Front de libération du Québec (FLQ), à la suite de la crise d’octobre. Tout se déroulait normalement jusqu’à ce que les sept femmes se lèvent d’un bond et envahissent le box des jurés en criant : « Discrimination ! La justice, c’est de la marde ! » Quand les policiers ont tenté de les déloger, elles ont scandé en chœur : « On nous viole encore ! »

L’action haute en couleur des jeunes membres du FLF, un regroupement féministe de la mouvance radicale actif de 1969 à 1971, avait un but : protester contre l’interdiction faite aux femmes d’être membres d’un jury. Son objectif a été atteint : la loi discriminante a été modifiée quelques mois plus tard. Mais les militantes Marjolaine Péloquin, Nicole Thérien, Louise Toupin et leurs camarades l’ont payé cher : elles ont fait chacune de un à deux mois de prison pour outrage au tribunal. Elles sont les seules Québécoises à avoir été emprisonnées pour une action de désobéissance civile ayant un but féministe.

Dans le livre En prison pour la cause des femmes, Marjolaine Péloquin, qui avait 24 ans au moment des événements, raconte ce coup d’éclat féministe étonnamment absent des ouvrages d’histoire des femmes. Elle nous plonge dans l’atmosphère bouillonnante du début des années 1970, dans un Québec ébranlé par la Loi des mesures de guerre. On sent l’idéalisme des groupes de gauche. Le climat sexiste de l’époque se reflète dans le vocabulaire des journalistes, qui utilisent les mots pucelles et vierges folles pour parler des sept femmes. Impensable aujourd’hui !

Entretien sur le féminisme avec une ex-radicale ayant pris d’assaut le box des jurés.

En 1971, les femmes pouvaient être appelées comme témoins en cour, mais pas être jurées. Pourquoi était-il important qu’elles acquièrent ce droit ?

Pour une simple question d’égalité ! C’était une discrimination inacceptable. Les femmes avaient le droit de voter, mais pas de participer à la justice. Comme si on ne faisait pas assez confiance à leur jugement ! Sans parler de l’effet de leur absence sur les décisions rendues… La capacité d’un jury à s’identifier à la victime pèse lourd dans son verdict. Dans les causes de viol, par exemple, il était aberrant que les jurys soient exclusivement masculins.

Votre action révolutionnaire avait un objectif plus large : mettre le féminisme « sur la mappe », comme vous le dites dans le livre. Autrement dit, faire parler de la situation des femmes. Quelle était-elle en 1971 au Québec ?

Ça dépend de quelles femmes ! Être une jeune femme en 1971 était mieux qu’être une femme moins jeune. Ma génération était la première à avoir accès aux études, aux professions, à la contraception. Malgré cela, l’avortement n’était pas libre et j’ai accompagné des copines chez des avorteurs clandestins : des bouchers ! C’était terrible ! Quant à la génération de ma mère, c’était autre chose. Ma mère servait chez nous, mon père ne se levait jamais de table. Elle s’est complètement sacrifiée pour ses enfants.

C’était une époque effervescente, il y avait beaucoup de groupes militants, beaucoup de raisons de s’insurger. Parlez-nous de l’atmosphère des réunions du FLF et de ses principaux combats.

C’était très effervescent, en effet. Nous étions vraiment révoltées, pas seulement de la situation des femmes, mais de celle des Québécois, « locataires et chômeurs dans leur propre pays ». Pour nous, les combats féministe et national allaient ensemble. Nous étions très émotives et convaincues qu’on allait changer le monde ! On portait une utopie, celle d’un monde sans rapports d’oppression. Nous étions idéalistes, mais en même temps très pragmatiques. Nous revendiquions des garderies, l’accès libre à l’avortement et à la contraception. Nous n’étions pas des intellectuelles, nous venions presque toutes de milieux ouvriers.

Vous étiez prêtes à aller en prison pour vous faire entendre…

Oui ! En déjouant le système de justice pendant un procès du FLQ, on savait le risque qu’on prenait. Quand on s’est levées toutes les sept, il y avait une telle énergie ! C’était extrêmement jouissif à faire comme action ! Par contre, le prix personnel à payer a été élevé. En prison, je me suis sentie isolée et abandonnée, je n’ai pas eu le soutien de ma famille. C’était aussi très troublant de voir de près la misère des prisonnières. Mais on a profité de notre séjour pour les sensibiliser à leurs droits. On les a vues se transformer à notre contact.

Vous dédiez votre livre aux filles des sept femmes qui ont vécu cette aventure (y compris votre fille). Est-ce que les femmes de 25 à 35 ans sont assez conscientes du chemin parcouru grâce au féminisme ?

Oui, je trouve qu’elles sont assez conscientes, en majorité. Mais je crois qu’elles ne se doutent pas de la fragilité des acquis. Je ne les blâme pas, elles sont nées avec l’égalité — une égalité bien théorique, mais quand même. Elles font confiance à la vie. Pourtant, nos acquis sont précaires. La représentation féminine à l’Assemblée nationale a reculé aux dernières élections : les femmes ne forment plus qu’un quart des députés. Le droit à l’avortement est constamment remis en question.

Quels sont les combats que les jeunes féministes doivent mener, selon vous ? En quoi diffèrent-ils des luttes de votre génération ?

Le plus important est de consolider les acquis. Puis, il leur faut investir les postes de pouvoir. Aussi, elles doivent faire avancer les questions féministes partout où elles évoluent. Dans les milieux de l’éducation, en particulier, il faut parler de l’histoire des femmes : connaître nos racines, c’est la base de notre identité. Je souhaite aussi que le féminisme retrouve l’audace créatrice qui nous animait dans les années 1970. Que les femmes prennent conscience de la puissance de leur solidarité. Aujourd’hui, il me semble que le féminisme est devenu bien sage…

Marjolaine Péloquin, En prison pour la cause des femmes. La Conquête du banc des jurés, Les éditions du remue-ménage, 2007, 307 p.