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À la recherche du sens perdu

Surcharge de boulot, heures supplémentaires obligatoires, stress, épuisement… Au Québec, le travail infirmier est trop souvent associé à ces maux. Pire, nombreuses sont celles pour qui « le plus beau métier du monde » a perdu son sens.

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Surcharge de boulot, heures supplémentaires obligatoires, stress, épuisement… Au Québec, le travail infirmier est trop souvent associé à ces maux. Pire, nombreuses sont celles pour qui « le plus beau métier du monde » a perdu son sens. Traitement suggéré : soulager rapidement les symptômes et poursuivre collectivement la reconquête du sens perdu. Rimouski, chef-lieu du Bas-Saint-Laurent, connaît une pénurie d’infirmières. Celles qui ont un poste à temps plein ne sont pas remplacées pendant leurs vacances. Et la plupart devaient faire des heures supplémentaires jusqu’à récemment. Sophie Saint-Pierre (nom fictif), infirmière bachelière dans la cinquantaine, n’a donc pas eu de mal à être embauchée dans un CLSC rimouskois quand elle a décidé de quitter Montréal. Elle a toutefois été « sur appel » pendant plus de trois ans, et le poste qu’elle vient d’obtenir la force à faire la navette entre trois lieux de travail — fusion d’établissements oblige. Sophie ne regrette pas son déménagement. Elle a cependant été étonnée de certaines différences de pratique entre les deux villes. Par exemple, alors que certains docteurs acceptent avec bonheur qu’elle change des pansements sur les plaies humides, d’autres se réservent ce soin. « À Montréal et à Rimouski, mes compétences, mon expérience, mon jugement clinique et ma connaissance des personnes âgées et des malades chroniques sont utilisés de manière inégale selon les médecins avec lesquels je travaille », explique-t-elle. Si cette caractéristique des relations entre ces professionnels a toujours existé, elle s’est accrue depuis l’adoption, en 2002, de la Loi modifiant le Code des professions et d’autres dispositions législatives dans le domaine de la santé (loi 90). Avec elle, les pouvoirs, les responsabilités et les tâches des médecins spécialistes et omnipraticiens, des infirmières et des auxiliaires ainsi que des préposés, notamment, ont changé, sur papier du moins. Avec cette loi, les infirmières ont vu leur champ d’exercice s’élargir et se préciser. Elles ont hérité d’un rôle majeur dans l’évaluation, la surveillance clinique et le suivi infirmier des clientèles. Elles peuvent par exemple compléter des requêtes de mesures diagnostiques et thérapeutiques et ajuster des médicaments grâce au mécanisme d’ordonnances collectives introduit dans la loi. Ce mécanisme permet à un médecin ou à un groupe de médecins de déléguer à d’autres professionnels de la santé — infirmières ou pharmaciens — des tâches qui étaient autrefois leur apanage exclusif. « Ces nouveaux pouvoirs ont notamment comme impacts bénéfiques de décharger les médecins et de valoriser le travail des autres soignants », commente Gyslaine Desrosiers, présidente de l’Ordre des infirmières et infirmiers du Québec (OIIQ). Depuis 2002, l’éventail du travail infirmier a donc changé. Dans les faits, ce changement s’opère cependant selon le rythme et le bon vouloir des multiples instances du réseau de la santé. Le ministère, les agences régionales, les centres de santé et de services sociaux et leurs établissements, les hôpitaux universitaires ainsi que les ordres professionnels ont le pouvoir d’adapter les dispositions de la loi, sinon son esprit, aux conditions locales. À l’hôpital de Rouyn-Noranda, ce sont les infirmières qui assurent la préparation médicale des voyageurs vers l’étranger, une responsabilité assumée par les médecins avant la loi 90. À l’urgence de l’hôpital Maisonneuve-Rosemont de Montréal, elles peuvent maintenant prescrire des prises de sang, des rayons X et des électrocardiogrammes, en plus de donner certains médicaments comme le Tylenol. Incroyable mais vrai : jusqu’à tout récemment, une infirmière devait avoir l’aval d’un médecin pour administrer aux patients ces cachets vendus dans les dépanneurs ! Ces transformations des tâches infirmières reposent sur l’ouverture et la volonté du corps médical de confier un rôle accru à celles qui étaient, il y a peu de temps encore, considérées comme ses servantes… La loi 90 est nationale, mais ses applications sont locales. Johanne Lapointe, directrice-conseil de la planification des effectifs à l’OIIQ, voit dans l’élargissement des soins l’avenir de la profession et, à plus grande échelle, l’amélioration des conditions du réseau public de la santé. « Il ne faut pas compter sur la fi n rapide de la pénurie du personnel en santé. Pendant de nombreuses années encore, les besoins seront beaucoup plus grands que l’offre, même si nous augmentons considérablement l’entrée de nouvelles infirmières dans la profession. La porte de sortie est de transformer les rôles et les responsabilités des infirmières et de l’ensemble des professionnels et des travailleurs de la santé. Cela supposera également un rôle accru des infirmières dans la formation des malades et de leurs proches pour la prise en charge de leur santé », affirme-t-elle. Cette vision stimulante et audacieuse n’est malheureusement pas encore réalité. Les changements tardent à venir. Sur le terrain, les infirmières, confrontées à des cas beaucoup plus lourds et complexes, sont trop souvent chargées de remplir des formulaires ou de jouer les réceptionnistes. Avec les fusions des CLSC, des CHSLD et des hôpitaux devenus des « établissements » dans les organigrammes du ministère — tout en demeurant des lieux physiques réels –, plusieurs d’entre elles doivent parcourir des dizaines de kilomètres par jour. Ajoutez à ces écueils les heures supplémentaires obligatoires, le travail de soir, de nuit et de fin de semaine, et vous obtenez tous les ingrédients d’un ras-le-bol qui pousse bon nombre d’infirmières à passer au privé. À non-sens égal, aussi bien sauver sa peau, se disent-elles.

Le privé « mère-grand »

Pour les infirmières, le privé en santé prend rarement les traits du grand méchant loup. Il se déguise plutôt en mère-grand. S’il n’a pas — encore — croqué le réseau public, il le grignote dangereusement, comme en témoigne un sondage CROP commandé et diffusé en février 2008 par l’OIIQ. De ses 500 membres à l’emploi d’agences privées interrogés pour cette enquête, 77 % ont déclaré être très satisfaits ou satisfaits de leur statut et n’avoir nulle intention de retourner à l’emploi exclusif de l’État. La possibilité de choisir son horaire, la conciliation travail-famille, les conditions de travail et les salaires expliquent principalement leur décision. Selon des données fournies par la direction de l’hôpital Maisonneuve-Rosemont, les infirmières d’agences privées gagnent 18,92 $ de plus l’heure que leurs semblables syndiquées du secteur public lorsqu’elles travaillent dans cet établissement ! Bémols des salariées d’agences : la maigreur ou l’absence des régimes de retraite, de la sécurité d’emploi, de la formation ainsi que l’instabilité des lieux d’exercice et des tâches à accomplir. Ces constats concordent avec les résultats d’une étude consacrée aux conditions d’emploi, de santé et de sécurité des infirmières d’agences privées dévoilés en novembre 2006 par l’Institut de recherche Robert-Sauvé en santé et en sécurité du travail ( en sécurité du travail IRSST). L’organisme avait déjà mené une recherche similaire auprès des infirmières du secteur public. « Les deux groupes sont exposés à des efforts excessifs et à des atteintes à la santé psychologique », indique son auteure principale, Esther Cloutier. Plusieurs des infirmières d’agences interrogées par l’IRSST ont également dit devoir payer de leurs deniers pour recevoir de la formation. Le sondage de 2008 mené pour l’OIIQ révèle que 39 % des infirmières d’agences ne reçoivent aucune formation lors de leur arrivée dans un nouveau milieu de soins, alors que 41 % ont droit à quelques heures, voire une journée. Seulement 20 % ont plus de deux jours de formation. Sur le terrain, ces formations éclair ou inexistantes provoquent des cauchemars chez le personnel infirmier que les employées d’agences viennent secourir ou remplacer. MmeSaint-Pierre, qui a longtemps travaillé en CLSC à Montréal, où le recours au privé est très important, témoigne : « Chaque fois que des filles d’agences, pourtant compétentes, me remplaçaient pendant mes vacances, j’en avais pour plusieurs jours à me démêler dans les visites à effectuer. Souvent, tout était mélangé dans le case load », se rappelle-t-elle. En dépit de ces conséquences néfastes observées par les infirmières du public, il s’en trouve encore pour faire le saut vers les agences. Et elles seront de plus en plus nombreuses si rien ne change, craignent l’Ordre et les syndicats qui les représentent. Parce qu’elles n’en peuvent plus. Et parce que les changements réclamés depuis longtemps, tels la valorisation de leur rôle, une meilleure organisation du travail et la hausse de leur rémunération, tardent à se concrétiser.

Le public crée le privé

En mars 2008, dans sa réaction au rapport commandé par le gouvernement québécois au Groupe de travail sur le financement du système de santé, présidé par Claude Castonguay, le Conseil du statut de la femme (CSF) formulait deux avertissements. « On doit se garder d’amplifier le problème de la rareté de la main-d’œuvre et de nourrir la désaffection qui est notable présentement à l’endroit de certaines professions de la santé. » Avec la médecine familiale, les soins infirmiers figurent en tête de liste de ces professions. « Il faut éviter que des conditions d’emploi trop pénibles dans nos institutions publiques amènent cette main-d’œuvre qualifiée à délaisser des carrières qui pourraient être gratifiantes pour se tourner vers le travail au service d’agences de placement ou de plus petites organisations qui offrent souvent moins d’avantages sociaux, de perspectives de formation et de sécurité d’emploi », ajoutait le CSF. Sans les nommer, le CSF faisait alors référence aux organismes communautaires, aux entreprises d’économie sociale et aux coopératives de santé où vont également se réfugier des professionnels et des employés du réseau public. Nicole Goyet, travailleuse sociale et ancienne gestionnaire dans le réseau public, joue un rôle majeur au sein des Maisons Mémoire du cœur, un organisme communautaire qui héberge des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer, à Joliette. « Nos infirmières sont très heureuses, mais elles gagnent annuellement 20 000 $ de moins minimum que dans le réseau public. C’est malheureux que ce soit le prix à payer pour améliorer ses conditions et sa satisfaction au travail », s’inquiète-t-elle. Est-il possible d’enrayer la défection des infirmières, mais également d’un nombre grandissant d’omnipraticiens, vers le privé ? Plusieurs acteurs majeurs du réseau public y veillent, en paroles et en actes.

Le public sauvera le public

En juillet dernier, des omnipraticiens et des spécialistes réunis par le groupe Médecins québécois pour le régime public signaient la déclaration Soigner le système de santé par une augmentation du privé : à diagnostic erroné, mauvais traitement. « Accroître la part du privé à but lucratif ne permettrait-il pas, comme certains l’affirment, de diminuer les listes d’attente, de régler les problèmes de continuité de soins, d’augmenter par émulation la productivité de notre système public et d’alléger la supposée “lourdeur administrative” publique ? La réponse est claire : pas du tout », écrivaient-ils avant d’ajouter : « Les expériences étrangères montrent plutôt que ce “traitement” douteux introduit justement de nouvelles lourdeurs administratives, ajoute des barrières supplémentaires à l’accès aux soins et rend plus difficile le contrôle des coûts. Et que loin de favoriser l’intégration souhaitable des services, ce nouveau mode d’organisation risque au contraire d’accroître la fragmentation du continuum des soins, déjà problématique. » Ces médecins ont également souligné que des « solutions publiques efficaces, innovatrices et viables aux problèmes du système de santé existent et sont souvent appliquées ». Elles reposent sur trois piliers : la réorganisation du travail, la valorisation des professions et métiers de la santé et la rémunération. Dans sa déclaration, Médecins québécois pour le régime public citait en exemple les travaux amorcés par la Fédération des médecins spécialistes du Québec (FMSQ). Lors de la ronde de négociations du secteur public de 2006, les dirigeants de la FMSQ, convaincus qu’une meilleure gestion pouvait réduire, sinon éliminer les listes d’attente, se sont engagés à améliorer la performance des blocs opératoires en contrepartie de gains de rémunération pour leurs membres. À l’automne 2007, cinq médecins de la FMSQ amorçaient une tournée de visites d’hôpitaux avec cinq médecins du ministère de la Santé et des Services sociaux et une représentante de l’Ordre des infirmières et infirmiers du Québec. Leur but ? Identifier et proposer des correctifs susceptibles d’augmenter le nombre de chirurgies. À la lumière de leurs recommandations, 16 hôpitaux sont arrivés à hausser en moyenne de 4 à 6 % la performance de leurs blocs opératoires, apprenait-on au début d’octobre. Ces résultats prometteurs sont à mi-chemin de l’objectif officiel de 10 % poursuivi par Québec et la FMSQ. Une telle hausse se traduirait par 19 000 opérations de plus par année. Le Dr Gaétan Barrette, président de ce syndicat de docteurs, demeure convaincu qu’avec une meilleure gestion des blocs opératoires et l’injection de sommes modestes en achat de petits instruments, le réseau public pourrait effectuer 50 000 interventions chirurgicales de plus par année et réduire ainsi de manière draconienne les délais d’attente pour l’ensemble des chirurgies. « Et je suis convaincu que le chiffre de 50 000 est un objectif prudent », précise-t-il. En présentant ces résultats, le Dr Barrette a souligné le rôle crucial des infirmières dans la bonne marche des salles de chirurgie. « Lors de nos visites, l’infirmière-chef ou son assistante étaient les premières personnes rencontrées. Elles sont l’âme des blocs opératoires et elles peuvent mieux que quiconque témoigner de l’évolution des humeurs des membres de l’équipe au fil de la journée et identifier les mesures pour corriger les lacunes », a t-il dit. Toujours en octobre, la Fédération des médecins omnipraticiens du Québec (FMOQ) dévoilait une feuille de route en 15 points pour assurer que chaque Québécois et Québécoise ait accès à un médecin de famille. Les actions préconisées par ce syndicat pour enrayer la pénurie d’omnipraticiens touchent entre autres la formation et l’organisation du travail. Comme leurs collègues spécialistes, les dirigeants de la FMOQ ont mis en lumière le rôle crucial des infirmières dans l’amélioration de l’accès aux soins, recommandant même que chaque médecin de famille travaille en tandem avec une infirmière. Gyslaine Desrosiers, présidente de l’OIIQ, appuie cet appel et va plus loin. « Dans le contexte du vieillissement de la population, tous les experts s’entendent sur la nécessité de réorganiser les services de première ligne et d’intensifier la collaboration médecins-infirmières. » « Les infirmières ont l’expérience et l’expertise nécessaires pour faire le suivi des patients, de plus en plus atteints de maladies chroniques tels le diabète et les maladies cardio-pulmonaires. L’efficacité de leur contribution a été prouvée tant dans les CLSC que dans les groupes de médecine familiale (GMF) », poursuit Mme Desrosiers. Des bouleversements sont également en cours dans plusieurs grands centres hospitaliers. À Montréal, l’hôpital Maisonneuve-Rosemont est depuis plusieurs mois le théâtre d’une importante réorganisation de ses soins infirmiers, qui valorise les nouveaux rôles confiés aux infirmières par la loi 90. Ce chantier local majeur, désigné par l’acronyme POESI, vise notamment à réduire le recours aux agences de placement et les heures supplémentaires obligatoires. Il a donné lieu à l’embauche de quelque 200 infirmières auxiliaires, qui ont aussi hérité de nouveaux pouvoirs avec la loi 90. Le directeur des soins infirmiers par intérim de l’hôpital, Claudel Guillemette, précise que ce chantier va beaucoup plus loin que l’embauche massive d’auxiliaires. « Cette réorganisation du travail permet de revenir à l’essentiel de l’art du nursing, soit la capacité de détecter et d’agir sur ce qui va devenir compliqué. Notre projet fait appel au jugement clinique de l’infirmière et à ses compétences en évaluation, et beaucoup moins aux techniques dans lesquelles cette profession a été de façon trop étroite confinée depuis quelques décennies », expliquait-il au Devoir en juillet dernier. « Le traitement des maux du réseau de la santé est connu et repose sur des solutions publiques », martelait en juillet Médecins québécois pour le régime public. Ce traitement est venu et viendra d’initiatives locales, adaptées à chaque milieu de travail et aux communautés, plaide le groupe. « Aucune campagne de publicité payée n’enrayera la pénurie d’infirmières dans le secteur public », disait en juillet Linda Silas, présidente de la Fédération canadienne des syndicats d’infirmières/infirmiers. « Les personnes les mieux placées pour donner aux jeunes le goût de la profession et du réseau public seront les infirmières déjà en poste, quand elles pourront dire à leurs proches qu’elles pratiquent, dans de bonnes conditions, l’une des plus merveilleuses professions au monde. »