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Pour en avoir vraiment pour notre argent

En mai 2007, le gouvernement du Québec confiait à Claude Castonguay la présidence du Groupe de travail sur le financement du système de santé, auquel se sont joints par la suite Joanne Marcotte et Michel Venne à la viceprésidence.

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En mai 2007, le gouvernement du Québec confiait à Claude Castonguay la présidence du Groupe de travail sur le financement du système de santé, auquel se sont joints par la suite Joanne Marcotte et Michel Venne à la vice-présidence. Entrevue avec la chercheuse Francine Lepage, du Conseil du statut de la femme (CSF), sur le rapport — passé au peigne fin — de ce groupe et sur les recommandations que formule à son tour le CSF pour assurer le droit de toutes et de tous à des soins de santé de qualité. En février 2008, le rapport En avoir pour notre argent, du groupe Castonguay, était rendu public. Le mandat du groupe de travail était ambitieux, on s’en souvient : proposer des sources additionnelles pour le financement du système de santé, préciser le rôle que le secteur privé pourrait jouer tant pour améliorer l’accès aux soins que pour réduire le temps d’attente, suggérer des moyens d’accélérer le remboursement de la dette afin de faciliter le financement de la santé à long terme et indiquer les modifications à apporter à la Loi canadienne sur la santé. Cinq comités évaluent actuellement les différentes recommandations du groupe.

Gazette des femmes : Francine Lepage, vous critiquez la philosophie sur laquelle sont basées les recommandations du Groupe de travail sur le financement du système de santé. En quoi consiste cette philosophie et quelles sont les réserves du Conseil du statut de la femme (CSF) à ce sujet ?

Francine Lepage : Notre système public représente un acquis social extraordinaire. Il favorise sans conteste le bien-être des personnes, l’atteinte de l’égalité ainsi que le développement social et économique parce que notre régime est universel et parce que c’est le besoin qui détermine l’accès aux soins, non le revenu de la personne, son statut ou sa capacité de s’assurer. Le système de santé est géré publiquement et financé de façon solidaire à partir des impôts généraux. On reconnaît de la sorte que toutes les personnes sont égales en valeur et en dignité, et qu’elles ont les mêmes droits à la vie, à la sécurité et à l’intégrité. Pour sa part, le groupe de travail met en avant, entre autres, le principe de la liberté individuelle qui est, en fait, la liberté du patient de payer (ou de se doter d’une assurance privée) pour obtenir un accès privilégié aux soins de son choix et celle du médecin de pratiquer à la fois dans le secteur public et dans le secteur privé. De plus, les auteurs proposent, au lieu du principe de l’accessibilité qui est pourtant — avec celui de l’universalité — le plus fondamental dans les lois québécoises et dans la Loi canadienne sur la santé, le principe plus restreint de solidarité envers les plus démunis, les personnes âgées et les jeunes. On ne parle plus d’un même régime pour tous. Selon le CSF, une telle orientation mènerait à un système de santé à deux vitesses. Pour le Conseil, la meilleure façon de garantir des services d’égale qualité pour toutes et tous est que riches ou pauvres, PDG comme employés aient accès aux mêmes services médicaux et hospitaliers, dans les mêmes lieux de pratique et dans les mêmes conditions. Il faut donc que les lois québécoises continuent de s’inspirer des principes de la Loi canadienne sur la santé, qui sont l’accessibilité, l’universalité, l’intégralité, la gestion publique et la transférabilité.

Quel les incidences les différents modes de financement suggérés par le groupe de travail peuvent-ils avoir sur les femmes plus particulièrement ?

Le groupe de travail souhaite que les individus, en plus de soutenir le système de santé par leurs taxes et leurs impôts, contribuent directement au financement des soins reçus. Par exemple, il suggère l’imposition d’une franchise annuelle variant selon le revenu et l’utilisation des soins, l’instauration de frais d’adhésion annuels dans les cliniques médicales et l’application d’une grille de tarification par les centres médicaux spécialisés, sauf si les traitements sont fournis dans le cadre d’une entente avec un établissement public. En outre, il ne serait plus interdit de souscrire une assurance privée duplicative, c’est-à-dire une assurance qui rembourse les soins de santé reçus dans le privé mais qui font déjà partie du panier des services assurés par le régime public. Il est clair que les femmes seraient mal servies par un tel système. Pensons à l’écart de revenus existant entre les hommes et les femmes ou à la pauvreté que connaissent certaines d’entre elles, parmi les femmes âgées, les immigrantes et les femmes chefs de famille monoparentale notamment. Sans compter que les femmes éprouvent des besoins particuliers liés à leur santé reproductive — elles doivent consulter pour la contraception, la grossesse, l’accouchement et la ménopause — et qu’elles vivent plus longtemps que les hommes alors que les services médicaux requis peuvent être importants au troisième ou au quatrième âge. Par ailleurs, les femmes constituent la force de travail majoritaire du domaine de la santé. Elles subissent les effets de la pénurie de personnel et des difficultés de fonctionnement du réseau. On n’a qu’à penser aux infirmières qui quittent le métier en raison des conditions difficiles. Un secteur privé en expansion, financé par les mieux nantis et qui se consacrerait surtout aux cas les moins lourds entrerait directement en concurrence avec le secteur public pour le recrutement de la main-d’œuvre spécialisée, ce qui accentuerait les pressions sur le système public. Enfin, la santé des membres de la famille tend à relever de la responsabilité des femmes. Pour plusieurs d’entre elles, la décision de faire appel ou non à des services médicaux pour leurs enfants ou pour une personne âgée et le choix du lieu d’intervention, privé ou public, seraient rendus plus difficiles en raison des montants qu’il pourrait être nécessaire de débourser. Pour toutes ces raisons, il est essentiel, selon le Conseil, qu’une analyse différenciée selon les sexes soit systématiquement menée pour tout projet de réforme en matière de santé et de services sociaux, de façon à éviter les effets négatifs que la mise en œuvre de certaines recommandations pourrait causer. Rappelons que cette forme d’analyse sert à éclairer les besoins distincts des différentes populations et à rectifier le tir au besoin.

L’assurance privée duplicative se révèle elle aussi problématique pour le Conseil. Pourquoi ?

À l’heure actuelle, les soins médicaux et hospitaliers sont accessibles sans frais aux patients, en vertu des régimes d’assurance maladie et d’assurance hospitalisation. Permettre à des individus et à des groupes de souscrire une assurance pour avoir accès, dans le privé, à des services médicaux déjà couverts par le régime public équivaut à renforcer les assises du développement d’un secteur privé à but lucratif en santé. Ce serait aussi réserver un accès privilégié et plus rapide aux personnes qui ont pris de telles assurances. Sinon, pourquoi paierait-on pour obtenir exactement les mêmes services que le secteur public est en mesure de donner ? La levée complète de l’interdiction des assurances privées duplicatives augmenterait en faveur des plus riches l’inégalité relativement à l’accès aux soins.

Pourquoi est-il important de demander aux médecins de choisir entre pratique privée et pratique publique, comme le préconise le CSF, plutôt que d’autoriser une pratique mixte, tel que le recommande le groupe de travail ?

Au départ, le Canada et les provinces ont adopté différentes règles pour réduire le plus possible le développement d’un secteur privé à but lucratif dans le cas des services de santé couverts par le régime public. Ces règles ont été jugées essentielles afin de protéger l’intégrité du système public. Au Québec, par exemple, un médecin doit choisir entre le statut de participant au régime public ou celui de non-participant. De plus, comme la surfacturation est interdite partout au Canada, un médecin participant ne peut recevoir une rétribution additionnelle de source privée pour un service assuré par l’État. Dans ces conditions, le nombre de médecins qui ont adopté le statut de non-participant est demeuré très faible jusqu’à présent, cette situation apparaissant peu intéressante compte tenu des restrictions imposées à l’assurance privée duplicative et du fait que peu de gens ont les moyens de payer de leur poche les services médicaux. L’autorisation de la double pratique pour les médecins, telle que la recommande le rapport Castonguay, se traduirait par un accroissement de l’offre des services médicaux dans le privé, particulièrement dans l’hypothèse où la vente des assurances privées duplicatives serait autorisée sans restriction. Pour attirer les médecins, le privé devra offrir de meilleures conditions de travail et de rétribution. S’ensuivront des pressions à la hausse sur la rémunération des médecins. Comme le temps que les médecins peuvent consacrer à la pratique de leur profession n’est pas illimité, on risque d’aggraver la pénurie dans le réseau public et les difficultés d’accès aux médecins pour l’ensemble de la population. Enfin, le groupe de travail préconise la croissance rapide des cliniques médicales et des centres spécialisés, qui seraient la plupart du temps, on peut l’imaginer, des entreprises privées à but lucratif dont les médecins seraient propriétaires ou actionnaires. Le Conseil voit là un danger de conflit d’intérêts pour le médecin qui agirait à la fois comme soignant, préoccupé du bien-être de son patient, et investisseur, désireux de faire fructifier son capital. Si ces propositions du rapport Castonguay étaient mises en œuvre, serait-il encore possible de gérer le système de santé au profit du bien commun ? Quels seraient les coûts globaux (privés et publics) des soins de santé ? En aurait-on vraiment plus pour notre argent ?