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Les écoféminismes : un foisonnement intersectionnel

Panorama d’idées et de pratiques écoféministes au Québec

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Au Québec, la prise en compte des liens entre environnement et féminisme se traduit par des courants divers partageant des préoccupations antiracistes et décoloniales. Mot-valise constitué par les termes oikos, provenant du grec ancien et signifiant « maison », et féminisme, « l’écoféminisme ne se décline pas au singulier », souligne Marie-Anne Casselot, codirectrice de l’ouvrage Faire partie du monde : réflexions écoféministes, paru aux Éditions du remue-ménage en . On parlera donc des écoféminismes.

« Leur dénominateur commun est de dénoncer les logiques de domination similaires à l’encontre des femmes et de l’environnement, poursuit la doctorante en philosophie. Les différents discours et mouvements s’approprient cette prémisse chacun à sa manière. »

Les luttes écoféministes émergent de problématiques socioécologiques localisées. Elles sont donc aussi variées que « le combat contre la destruction des forêts de mangroves des Nigérianes, les mouvements antinucléaires menés par des femmes en Angleterre ou aux États-Unis, la résistance contre la dépossession territoriale des communautés autochtones, ou les mobilisations liées aux dépotoirs au Québec », explique-t-elle.

Une apparition difficile à dater

Il est ardu de situer temporellement l’émergence des écoféminismes : « Il n’y a pas de point d’origine unique, insiste Marie-Anne Casselot. Certain·e·s vont considérer que les sorcières étaient les écoféministes originales, en raison de leurs savoirs sur l’environnement et la santé. »

« Le dénominateur commun des courants écoféministes est de dénoncer les logiques de domination similaires à l’encontre des femmes et de l’environnement. ».

− Marie-Anne Casselot, codirectrice de l’ouvrage Faire partie du monde : :réflexions écoféministes et doctorante en philosophie

Les premiers groupes écoféministes ont pris forme dans les pays dits du Sud. Notamment le mouvement Chipko en Inde, lancé dans les années 70 par un groupe de villageoises mobilisées contre l’exploitation commerciale des forêts dans la région du Garhwal.

Le terme d’écoféminisme est apparu pour la première fois à l’écrit dans l’ouvrage Le féminisme ou la mort de la femme de lettres française Françoise d’Eaubonne (). Une autre référence importante est le livre Ecofeminism (), coécrit par la chercheuse indienne Vandana Shiva, qui a fait partie du mouvement Chipko, et l’Allemande Maria Mies.

Dans les pays dits du Nord, des groupes écoféministes commencent à s’organiser au début des années, notamment en lien avec la course aux armements nucléaires pendant la guerre froide. En , les AmiEs de la Terre de Québec mettent sur pied le colloque Écologie, femme et politique.

En , la militante Maude Prud’homme commence à donner des ateliers écoféministes au Québec, rejointe dans son action par Elsa Beaulieu Bastien. Adaptés en fonction des publics, ces ateliers interpellent notamment les organisations féministes, les centres de femmes et les associations étudiantes. « Le but est que les participant·e·s repartent avec des outils pour pouvoir faire des analyses plus fines, plus systémiques, des questions socioécologiques », précise Maude Prud’homme, aujourd’hui déléguée à la transition du Réseau québécois des groupes écologistes (RQGE).

Cependant, la plupart des organisations de défense de l’environnement s’intéressent peu aux perspectives écoféministes au Québec. Si les femmes sont nombreuses à s’impliquer sur le terrain, « les postes de pouvoir et la prise de parole [dans le milieu environnemental] sont surtout réservés aux hommes », déplore Melissa Mollen Dupuis, militante innue.

Les écoféministes reprochent aussi à ce milieu d’être majoritairement blanc.«  Il y a un travail immense à faire, dit Maude Prud’homme. En gagnant en diversité, on grandit en sens critique, en intelligence collective, en expériences, en solidarités concrètes. Les défis en matière d’inclusion sont également portés par les milieux féministes. »

L’enjeu du partage des responsabilités

Melissa  Dupuis

Les femmes sont très présentes dans les mouvements sociaux axés sur la protection des écosystèmes. Cela étant dit, la majorité des écoféministes, notamment au Québec, insistent sur l’importance de revoir la division du travail, aussi bien en général qu’en ce qui concerne le soin de l’environnement.

Ce chantier est d’autant plus essentiel que, dans le contexte néolibéral actuel, on observe un transfert de la responsabilité de l’action environnementale aux familles et aux particuliers. En mettant l’accent sur des gestes ponctuels individuels, on évacue la dimension systémique des enjeux socioécologiques.

« Il y a une grande surresponsabilisation privée en matière d’environnement, dit Maude Prud’homme. Vu la division genrée du travail, ça a un effet particulier sur les femmes, qu’il s’agisse de la préparation des lunchs, des achats, de la gestion des déchets… Explorer ces aspects permet de reconnaître l’importance de ce travail qui est effectué majoritairement par les femmes. Surtout, cela offre la possibilité de transformer le partage des tâches. »

Des mouvances intersectionnelles et décoloniales

La plupart des écoféminismes au Québec sont portés par une volonté d’inclusion. « Il faut décoloniser nos mouvements sociaux », pointe Marie-Anne Casselot.

Ainsi, de jeunes militant·e·s, venant notamment des Premières Nations et des communautés racisées, actualisent les manières de faire et de penser, en ayant entre autres recours à l’intersectionnalité.

« L’intersectionnalité est un cadre d’analyse des dynamiques de pouvoir et d’oppression permettant de voir comment elles opèrent ensemble et se combinent », explique Lourdenie Jean. La militante de 23 ans a fondé en l’initiative éducative L’environnement, c’est intersectionnel (L’ECI).

Lourderie Jean

La notion d’intersectionnalité a été proposée par la chercheuse féministe noire étasunienne Kimberlé Williams Crenshaw en . Elle aide à comprendre l’expérience de personnes exposées simultanément à diverses formes de discrimination (en fonction de construits sociaux tels que la racialisation, le genre, l’orientation sexuelle, la religion, l’ethnicité, la couleur de peau, l’âge, etc.).

Les cosmologies et pratiques autochtones offrent également des pistes fécondes pour élargir la conversation.« Il faut repenser notre écoféminisme eurocentré qui s’adresse seulement aux femmes, souligne Melissa Mollen Dupuis. L’écoféminisme autochtone inclut aussi les enfants, les aîné·e·s, qui ont un statut social important chez les Premières Nations, et les hommes, qui ont traditionnellement un rôle de protecteurs de la terre, tandis que les femmes sont les gardiennes de l’eau. »

En , cette militante innue a cofondé avec Widia Larivière la branche québécoise du mouvement Idle  No More. Celui-ci est apparu en opposition à l’introduction du projet de loi omnibus C-45 par le gouvernement de Stephen Harper et dénonce la diminution de la protection des écosystèmes ainsi que la réduction des droits et de l’autorité des communautés autochtones. « C’est un mouvement écoféministe, car il fait une connexion entre toutes les formes de domination », précise Melissa Mollen Dupuis.

Idle No More a donné lieu à des ateliers d’éducation populaire, dits teach-ins, comme autant de pratiques mettant en œuvre des principes écoféministes inclusifs. « On s’installe et on partage nos savoirs, à la manière de l’enseignement prodigué par nos aîné·e·s, explique la militante innue. Ces savoirs peuvent être transmis n’importe quand, n’importe où et par n’importe qui. »

On compte aussi, dans le panorama d’idées et de pratiques écoféministes au Québec, un courant axé sur la justice climatique et plusieurs discours sur la discrimination des animaux. Une constante s’en dégage : la démocratisation des savoirs et de la notion d’expert, à travers l’application d’un activisme réflexif et d’une science participative par et pour les citoyen·ne·s. Dans cette perspective, nous sommes toutes et tous responsables et spécialistes en matière de problématiques environnementales.