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Le sexe des jouets

Vers une réelle transformation de l’industrie?

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Le , la France s’est dotée d’une Charte pour une représentation mixte des jouets. Le lendemain, le géant américain Mattel lançait des poupées au genre neutre, à des années-lumière des stéréotypes traditionnels véhiculés par son iconique et controversée Barbie. Mais assiste-t-on à une réelle transformation de cette industrie, pour laquelle le clivage rose/bleu permet de gonfler ses profits?

La cuisinière « pour faire comme maman » et le costume de policier « pour faire comme papa » :  c’est à ce type de formulation que la France s’attaque avec sa récente charte pour lutter contre le sexisme des jouets. Mais pas qu’à ça. Cet accord non contraignant, écrit de concert avec l’ensemble des protagonistes de la filière jeu, prévoit aussi des formations pour la vente. L’objectif : qu’on remplace l’habituelle « C’est pour un garçon ou une fille? » par « Qu’est-ce que l’enfant aime? »

De nouvelles façons de faire qui forcent l’industrie à revoir sa segmentation, cette façon de classer des groupes de consommateurs·rices aux besoins homogènes entre eux, mais distincts des autres, comme l’explique Yannik St.James, professeure agrégée au département de marketing à HEC Montréal. « Cette segmentation par genre dans l’industrie du jouet occasionne évidemment deux dépenses pour les familles mixtes. Mais on commence à voir une autre segmentation, basée sur le type de jeu : le jeu seul versus le jeu en groupe, le jeu plus créatif versus le jeu plus moteur. »

Photographie de Yannik St.James.

« Des compagnies comprennent que le genre est un concept plus fluide et elles tentent de le redéfinir, de sortir de cette relation binaire et hétéronormative. C’est une nouvelle tendance. »

 – Yannik St.James, professeure agrégée au département de marketing à HEC Montréal

Les consommateurs allergiques aux stéréotypes forcent les bannières à revoir la disposition de leurs rayons. Au cours des dernières années, des chaînes de magasins comme Target ou les Toys « R » Us de la Scandinavie ont décidé de cesser de séparer les jouets en catégories genrées.

« Tout effort pour réduire l’assignation stéréotypée des jouets mérite d’être poursuivi », se réjouit Francine Descarries, professeure à l’Université du Québec à Montréal et fondatrice du Réseau québécois en études féministes. Mais celle qui a participé en  à l’élaboration du document Les livres et les jouets ont-ils un sexe? souligne qu’on est loin d’avoir remis en question la stéréotypie des genres dans ce domaine. « Tous les efforts comptent, mais il faut voir ça comme un processus de longue haleine. »

Partir de loin

Si le mouvement est en marche, il lui faudra faire de grands pas. La spécialiste du marketing Yannik St.James explique que les recherches en ligne des consommateurs tournent encore beaucoup autour du genre des enfants pour dénicher leurs cadeaux de Noël. Ce qui a de quoi refroidir les ardeurs de certains sites Web qui songent à éliminer la distinction genrée.

En , une recherche menée par l’Institution of Engineering and Technology nous apprenait que 89 % des jouets dits « de fille » étaient de couleur rose. L’organisation britannique Let Toys Be Toys, qui milite contre les jouets sexistes, révélait que dans les catalogues de Noël , 97 % des enfants montré·e·s avec des fusils ou des jeux de guerre étaient des garçons. Les filles, elles, étaient deux fois plus susceptibles d’être mises en scène avec des jouets domestiques.

En , quand le fabricant de jouets suédois Leklust a présenté dans ses pages glacées Spider-Man en train de pousser son landau rose et une jeune fille au volant d’une voiture de course, ce fut traité comme une nouvelle par des médias du monde entier. Cette représentation a été qualifiée de shocking par certains tabloïds britanniques. Et ce n’est pas tant la blonde pilote que le superhéros à poussette qui a heurté les sensibilités.

À sens unique

« Ce qui est évident en ce moment, c’est qu’il est plus facile pour les filles d’accéder aux jeux des garçons que l’inverse. Le pas de géant qu’on a fait, c’est l’accès des filles à des jouets de mobilité, de productivité; c’est vu comme une progression sociale », remarque Francine Descarries.

« On craint de socialiser le garçon à des valeurs féminines. Dans une certaine mesure, c’est considéré comme une dépréciation sociale. »

– Francine Descarries, professeure à l’Université du Québec à Montréal et fondatrice du Réseau québécois en études féministes

Les gamines font du vélo et courent avec un tel naturel qu’on oublie presque que ces activités leur ont déjà été interdites. Par contre, offrir à un garçon un jeu de confection de bijoux ou de broderie ne relève pas de la même évidence, ne se fait pas avec la même aisance, même en . « On craint de socialiser le garçon à des valeurs féminines. Dans une certaine mesure, c’est considéré comme une dépréciation sociale », note la sociologue.

Les jouets genrés prescrivent aux enfants ce qu’ils devraient aimer et ne pas aimer. Dans une période de découvertes et d’expérimentation, ils leur apprennent ce que la société attend d’un garçon ou d’une fille. Autrement dit, ils réduisent leur champ des possibles.

Dans la revue Sex Roles, deux psychologues américaines ont conclu en que plus les filles jouent avec des poupées Barbie, plus leur choix de carrières est limité.

La Barbie dans la pièce

« Comme j’aime être mannequin! » C’était l’une des six phrases prononcées par la contestée poupée Mattel en , quand elle a commencé à parler.

En , pour relancer des ventes en chute libre, le géant américain du jouet a dévoilé de nouvelles Barbie, aux physiques plus réalistes : des petites, des rondes, des noires. Puis, à l’été , il y a eu les Barbie Rosa Parks, Frida Kahlo et celle en l’honneur de l’astronaute Sally Ride. Tout récemment, Mattel lançait la gamme Creatable World, des poupées androgynes accompagnées d’une panoplie d’accessoires permettant à l’enfant de jouer avec les codes de la féminité et de la masculinité.

« Des compagnies comprennent que le genre est un concept plus fluide et elles tentent de le redéfinir, de sortir de cette relation binaire et hétéronormative. C’est une nouvelle tendance », observe Yannik St.James, qui cite au passage les collections de vêtements non genrés de Nununu.

Effet de mode ou réel changement social? Le temps et les chiffres de vente nous le dirons dans quelques trimestres. D’ici là, en cette période de grande consommation, suggérons au père Noël de devancer ces automatismes et de faire preuve d’originalité afin d’élargir le champ des possibles des enfants sages. Et des plus tannants aussi.