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Joanne Liu : combattre pour la dignité

Engagement humanitaire et leadership inclusif : rencontre avec l’ex-présidente de Médecins sans frontières

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Bandeau :Photo principale : © Rudolph Beaulieu

La présidence de Médecins sans frontières a été marquée par le travail acharné de la Québécoise Joanne Liu, qui a récemment quitté ce poste après six années intenses. Rencontre avec une femme engagée.

« Surtout, ne me faites pas passer pour une héroïne! Celles qui le sont, ce sont ces femmes que j’ai croisées et qui se battent pour nourrir leurs enfants, juste pour survivre à toutes les violences qu’elles subissent. » Voilà la mise en garde que nous adresse Joanne Liu à la fin de notre entrevue. C’est que l’ex-présidente de Médecins sans frontières (MSF) n’aime pas trop être le centre d’attention et se méfie de la propension à mettre les gens sur un piédestal. Son franc-parler arrive comme un vent frais : vous savez qu’elle ne vous racontera pas d’histoires.

Au-delà de la leçon

Joanne Liu, 54 ans, vient de quitter la présidence de MSF, poste qu’elle a occupé pendant six ans. Avec cet organisme international, qui œuvre dans 70 pays et qui emploie près de 50 000 personnes, elle a traversé des années difficiles et des tragédies. Soulignons en particulier l’épidémie d’Ebola, le bombardement en 2015 de l’hôpital de MSF à Kunduz en Afghanistan et, bien sûr, la catastrophe humanitaire qui frappe les migrants aux quatre coins du globe.

« À ce haut niveau de leadership, comme à la présidence de MSF, c’est quand même une majorité d’hommes que l’on côtoie. Je me suis retrouvée dans des forums où j’étais la seule femme et c’est là que je me suis rendu compte que les hommes ne sont pas toujours très courageux… »

Pourtant, malgré tout ce qu’elle a vu, elle ne fait pas la leçon. « Je ne dirai jamais aux gens quoi faire. Tout le monde ne peut pas s’engager socialement ou politiquement, et c’est correct comme ça. Mais il faut qu’au minimum on éduque nos enfants à développer une conscience sociale. Après, chacun fait ce qu’il veut et ce qu’il peut. »

Vivre l’intersectionnalité

Native de Québec, Joanne Liu dit qu’elle a eu plus de soucis comme membre d’une minorité visible que comme femme. « Quand on est blanc caucasien, on ne comprend pas ce que c’est de porter tous les jours sa couleur “étampée dans la face”, dans le métro, au restaurant ou au travail (même le mien). J’ai appris à vivre avec. »

À ce racisme quotidien, il faut ajouter le fait d’être la seule femme dans un monde masculin. « À ce haut niveau de leadership, comme à la présidence de MSF, c’est quand même une majorité d’hommes que l’on côtoie. Je me suis retrouvée dans des forums où j’étais la seule femme et c’est là que je me suis rendu compte que les hommes ne sont pas toujours très courageux… »

Cette femme à la parole franche et directe n’hésite pas à raconter que si, en coulisses, on la disait audacieuse dans l’élaboration de stratégies bilatérales (pour régler une crise, sortir d’une impasse), plus personne ne la soutenait devant les leaders à convaincre. « Le plus souvent, j’étais la seule au micro. » Parce que les bailleurs de fonds étatiques ou philanthropiques sont muselés et ne veulent pas perdre leurs ressources. L’organisation Médecins sans frontières peut compter sur un fonds formé à 95 % de dons privés, ce qui lui assure un fonctionnement régulier. « On ne savait pas que cela serait aussi utile! » observe-t-elle.

Pour un leadership inclusif

Joanne Liu a aussi essayé de changer le visage du pouvoir. « Il faut comprendre que si la diversité existe partout, c’est l’inclusion qui manque dans la prise de décision et le leadership. Et il ne faut pas une inclusion uniquement de façade, mais véritablement intégrée dans toutes les étapes de réflexion et d’action. Sur le terrain, 80 % des travailleur·euse·s de MSF proviennent de cette diversité, et celle-ci est très peu représentée dans les sphères du leadership. »

Elle ajoute que la même situation existe dans toutes les grandes organisations, comme la Croix-Rouge ou encore Greenpeace, parce que leurs racines se trouvent dans les pays occidentaux du nord. « Aujourd’hui, les gens du sud sont toujours très rares dans les instances, mais ça commence à changer. Chez MSF, c’est quelque chose que j’ai porté activement. »

Le renouveau militant

Le désir d’un changement de garde que l’on pourrait associer à une volonté de « décolonisation » est également encouragé par un regain de mobilisation sociale et politique dans les sociétés occidentales. Par exemple, certains mouvements antiracistes ou qui luttent pour la reconnaissance des droits de la personne révèlent les limites du pouvoir tel qu’il est pratiqué actuellement. « Je crois qu’on ne peut nier la faillite de la politique aujourd’hui et c’est ce qui donne une nouvelle impulsion aux citoyen·ne·s. La crise du leadership mondial, le fait de voter pour des gens “par défaut”, tout cela a redonné un nouveau souffle aux mouvements militants. »

« Sur le plan des droits des femmes, il est clair que tout ce que l’on a tenu pour acquis est remis en question. Comme l’accès à l’avortement, au premier chef. Je ne peux pas croire qu’il va encore falloir se battre pour avoir droit à une IVG… »

Que ce soit par la mobilisation des gilets jaunes, l’influence de Greta Thunberg ou l’émergence du phénomène #MoiAussi, la population se pose de vraies questions sur ses priorités et ses valeurs, explique Joanne Liu. « Les gens veulent que les gouvernements prennent acte de leur ras-le-bol et que les décisions suivent. »

Retours en arrière

Selon la présidente sortante de MSF, les démocraties actuelles connaissent des reculs à plusieurs égards. « Sur le plan des droits des femmes, il est clair que tout ce que l’on a tenu pour acquis est remis en question. Comme l’accès à l’avortement, au premier chef. Je ne peux pas croire qu’il va encore falloir se battre pour avoir droit à une IVG [interruption volontaire de grossesse] », dit-elle. Mais d’autres reculs l’inquiètent.

« Les droits de la personne sont bafoués tous les jours. Après avoir traversé les frontières, les réfugié·e·s et les migrant·e·s ne sont plus en sécurité et n’ont plus accès à des soins. Il faut qu’on se demande sérieusement dans quel monde on vit aujourd’hui. C’est important que les gens se réveillent, lâchent leur téléphone et réfléchissent à leurs valeurs et à leur legs! »

Encore faut-il avoir conscience de ses privilèges. N’est-ce pas quelque chose de difficile? « Moi, je pense que les gens savent reconnaître leur chance de vivre en liberté, en santé, dans des pays riches. Mais ils ont leurs préoccupations et font ce qu’ils peuvent. Je ne m’attends pas à ce que tout le monde marche dans les rues ou travaille pour MSF. Mais le minimum que nous pouvons faire, c’est de nous renseigner sur ce qui nous entoure. »