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Réinscrire les femmes dans l’Histoire

Balados, nécrologie et autres approches nouvelles… pour déterrer l’histoire des oubliées!

Date de publication :

Dans leur balado The C-Word, la scénariste Lena Dunham et sa comparse historienne improvisée Alissa Bennett revisitent les histoires de femmes célèbres tombées en disgrâce après avoir été affublées du mot en c, pour « crazy ». Elles reviennent ainsi sur la biographie de Jean Seberg, égérie des films de la Nouvelle Vague que plusieurs croyaient folle parce qu’elle suspectait le FBI de scruter ses accointances avec les Black Panthers. Elles se penchent avec empathie sur le dossier de Casey Johnson, l’héritière de la pharmaceutique Johnson & Johnson, morte à l’âge de 30 ans après une vie de controverses. Elles passent également sous leur loupe féministe les parcours de Mariah Carey, Robin Givens, Miranda Grosvenor. Leur relecture nous permet de saisir la facilité avec laquelle des femmes sont reléguées au ban de la société simplement parce qu’elles dérangent.

Au New York Times aussi, on revisite l’histoire. Lorsqu’elle a été embauchée au département des notices nécrologiques du quotidien new-yorkais, la journaliste Amy Padnani a fait un certain nombre de constats. Par exemple, elle a remarqué que l’inventeur de la marionnette en chaussette avait eu droit à sa biographie dans les pages du prestigieux journal, tout comme le créateur du Slinky. Mais elle a surtout découvert que cet honneur avait échappé à des femmes comme Ada Lovelace – à l’origine du premier programme informatique –, Mary Outerbridge –  à qui l’on doit l’importation du tennis en sol américain –, ou encore l’autrice Sylvia Plath.

Après avoir fouillé dans les archives, elle a constaté qu’à peine 20 % des notices nécrologiques produites entre et portaient sur des femmes. Pour renverser la vapeur, elle a créé le projet Overlooked, qui corrige les biais idéologiques en défaveur des femmes – et des personnes racisées – ayant guidé la sélection des individus à honorer par le passé.

D’abord, son projet a fait face à des réticences : le journal allait-il mal paraître en admettant ainsi ses erreurs? « Nous avons compris que nous étions devant un enjeu plus grand, qu’il s’agissait de rectifier notre passé et de repositionner le regard de la société sur les personnes qui doivent être considérées comme importantes. Aucun de nous n’avait de contrôle sur les décisions prises autrefois par le New York Times, mais nous savions que nous avions notre mot à dire maintenant », raconte la journaliste.

Photographie de Lyse Roy.

« Depuis les années 1970, le mouvement féministe a investi le champ historiographique des femmes. Des historien·ne·s ont commencé à les chercher, et à les trouver! »

− Lyse Roy, professeure d’histoire, Université du Québec à Montréal

Depuis la mise en ligne du projet en mars , l’équipe des notices nécrologiques a reçu plus de 5 000 suggestions de noms de femmes et de personnes racisées qui ont échappé à cet ultime hommage. Résultat : la photographe Diane Arbus, la militante trans Marsha P. Johnson et la « Jeanne d’Arc de Chine » Qiu Jin ont notamment été honorées dans cette rubrique.

Une méthodologie à revoir

D’autres initiatives, comme Les sans pagEs, qui vise à donner une entrée Wikipédia aux femmes d’exception qui n’en ont pas, pullulent. Comme si on réalisait depuis peu que les femmes avaient été les grandes oubliées de l’Histoire. La professeure Lyse Roy, qui enseigne l’histoire des femmes du XVe au XVIIIe siècle à l’Université du Québec à Montréal (UQAM), relativise cette idée. « Depuis les années 1970, le mouvement féministe a investi le champ historiographique des femmes. Des historien·ne·s ont commencé à les chercher, et à les trouver! » explique-t-elle. Mais pour y parvenir, il faut parfois revoir la méthodologie.

« Quand on regarde les archives des grandes administrations publiques, les femmes sont absentes, précise la professeure. Mais dans les registres de fiscalité, on voit qu’elles travaillent. Alors on peut commencer à les rendre visibles en croisant les documents. »

Photographie de Christine Chevalier Caron.

« Il y a cette idée que l’histoire, c’est objectif, alors que les faits historiques qu’on enseigne ont été sélectionnés par des personnes en situation de pouvoir. »

− Christine Chevalier-Caron, chercheuse

Dénicher des informations sur les femmes s’avère parfois un défi, reconnaît la chercheuse Christine Chevalier-Caron. « Les sources existent, mais elles sont plus difficiles à trouver », dit-elle. Par exemple, lorsqu’elle s’est intéressée aux femmes noires de Montréal au XXe siècle, l’historienne a dû multiplier les appels pour retrouver les archives du Centre communautaire noir de la ville, dont elle connaissait l’existence. Dans le lot, elle a découvert des traces d’un groupe que des femmes noires ont fondé en 1902 parce qu’elles étaient exclues des cercles de leurs concitoyennes à la peau pâle. « Leurs traces ont probablement été invisibilisées parce que ce n’est pas très glorieux pour les femmes blanches », croit-elle.

« Il y a cette idée que l’histoire, c’est objectif, alors que les faits historiques qu’on enseigne ont été sélectionnés par des personnes en situation de pouvoir », remarque Christine Chevalier-Caron. Pour contourner ces biais, elle s’en remet aux récits de vie, une méthode qui consiste à écouter quelqu’un raconter son passé pendant plusieurs heures.

« Les récits de vie permettent de désessentialiser les femmes, d’illustrer leur agentivité et de montrer la multiplicité des parcours », affirme-t-elle, même si cette technique est parfois méprisée parce qu’elle repose sur la mémoire des acteurs ou, dans le cas qui nous occupe, des actrices. « Dans une trame historique, les femmes n’auront pas nécessairement été marquées par les mêmes événements que les hommes ou que d’autres femmes, donc ça permet de refléter plus de points de vue », répond-elle à ces objections.

Les femmes, actrices de leur trame narrative

La chercheuse Adèle Clapperton-Richard s’est penchée sur les représentations de l’agentivité des femmes dans les manuels d’histoire écrits entre et . Elle a notamment remarqué que la façon dont on présente le récit national a un effet sur le rôle que l’on octroie aux femmes dans l’histoire. « Il y a moins de femmes dans les manuels après la laïcisation de l’éducation, illustre l’historienne. Entre autres parce qu’on abandonne en partie le récit sur les pionnières, comme Marguerite Bourgeoys ou Jeanne Mance, et celui sur les mères canadiennes-françaises. »

« On a découvert que des femmes métisses avaient joué des rôles importants dans la traite de la fourrure, mais comme elles n’ont pas laissé de témoignages écrits, on a perdu la trace de leur agentivité. Alors, on reste avec les seuls récits des coureurs des bois habituels, des hommes. »

− Adèle Clapperton-Richard, chercheuse

« Avant les années , l’Histoire n’était intéressée que par les hommes. Il y avait une tendance très lourde à l’orienter sur la politique, les guerres, les batailles, ajoute Lyse Roy. À partir du moment où on s’intéresse aux volets culturels et sociaux, il y a tout un panorama qui s’ouvre, et les femmes apparaissent plus. »

Déterrer l’histoire des femmes ne signifie pas nécessairement qu’on y trouvera des actrices dotées d’immenses pouvoirs. Or, parfois, ça arrive : « On a découvert que des femmes métisses avaient joué des rôles importants dans la traite de la fourrure, mais comme elles n’ont pas laissé de témoignages écrits, on a perdu la trace de leur agentivité. Alors, on reste avec les seuls récits des coureurs des bois habituels, des hommes », remarque Adèle Clapperton-Richard. Et même si les manuels d’histoire écrits par des membres du clergé dans les années 1950 témoignent de l’apport des pionnières, celles-ci demeurent « associées à un dévouement sans fin et à une agentivité limitée au soin, tandis que les religieux sont présentés comme des agents d’avancement de la nation », nuance-t-elle.

« Le but [d’inclure davantage les femmes dans l’Histoire] n’est pas d’intégrer les femmes partout si elles ont été exclues des sphères d’influence, mais de reconnaître les rapports de pouvoir qui sévissaient à l’époque dans le récit que nous en faisons. Invisibiliser ces rapports dans l’histoire, c’est invisibiliser les figures qui ont été reléguées dans l’ombre ou marginalisées par ces mêmes rapports de pouvoir », conclut-elle.