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Cher système de santé, peux-tu cesser de présumer que tout le monde est hétéro?

Présomptions, questions mal adaptées… des petits riens vécus comme autant de microagressions

Date de publication :

Récemment, j’ai reçu l’appel que j’espérais depuis deux ans : j’aurais enfin accès à un médecin de famille! Chaque fois que je rencontre un·e professionnel·le de la santé, je m’attends à devoir faire face à un minimum d’hétéronormativité. Dans les présomptions, dans les questions mal adaptées à ma réalité, dans l’accent mis sur la possibilité que je sois enceinte. Généralement de petits riens. Comme autant de microagressions dont on ne se formalise plus parce qu’on a d’autres combats à mener. Chaque fois, je me dis qu’avec le temps, ça devrait s’améliorer. Mais ça ne s’améliore pas vraiment.

Ma première rencontre avec l’hétéronormativité médicale remonte à l’été . J’avais 17 ans. Je voulais passer un test de dépistage des infections transmissibles sexuellement et par le sang (ITSS). Comme n’importe quelle ado responsable. Le médecin m’avait posé toutes les questions désagréables mais nécessaires sur mes habitudes sexuelles. Constatant que j’avais alors exclusivement des relations avec des femmes, il m’avait demandé pourquoi je voulais passer un test de dépistage. Comme si les lesbiennes étaient immunisées contre les ITSS. Il m’avait ensuite demandé de toutes les manières possibles si j’étais lesbienne parce que j’avais peur d’attraper des ITSS en couchant avec des garçons. Il avait manifestement sa théorie quant à mon manque d’intérêt pour la gent masculine.

Sur le coup, je n’ai pas saisi toute la violence de ces remises en question. C’est quand je me suis rendue au CLSC le lendemain pour mes prises de sang et que je me suis effondrée en larmes devant l’infirmière au triage que j’ai compris que le comportement du docteur avait été inadéquat.

Cette infirmière avait réussi à mettre des mots sur mon malaise. Le médecin avait « IN-VA-LI-DÉ » mon orientation sexuelle. Une orientation sexuelle qu’à 17 ans, je commençais à peine à assumer, avec tout le courage que ça prend. Ce n’était pas seulement de l’hétéronormativité médicale. C’était de l’homophobie, de l’ignorance. Mais on était en 2000. Le mariage entre conjoints de même sexe n’avait pas encore normalisé nos relations et le docteur se dirigeait vers la retraite. Tout ça s’expliquait par l’époque.

« Cette infirmière avait réussi à mettre des mots sur mon malaise. Le médecin avait « IN-VA-LI-DÉ » mon orientation sexuelle. »

Mon nouveau médecin de 2019 a moins d’excuses. Il m’a d’abord demandé quel était mon moyen de contraception. J’avais pourtant donné à l’infirmière au triage toutes les informations nécessaires pour dresser un fidèle portrait médico-social de ma personne. Quand j’ai répondu, mi-gênée, mi-blagueuse, que c’était le lesbianisme, mon moyen de contraception, il m’a dit : « Donc, vous n’avez pas d’enfants? » J’ai rétorqué que son marqueur de relation était peut-être mal choisi, parce que le fait que je sois lesbienne ne signifiait pas d’emblée que je n’avais pas d’enfants.

Il m’a alors demandé, impatient, si j’avais des enfants. Quand je lui ai répondu non, il m’a expliqué – comme je venais de le lui dire – que nous, les lesbiennes, on pouvait maintenant avoir des enfants et que c’est pour ça qu’il me posait la question. Or, il n’avait pas réellement demandé : il avait plutôt présumé. Il a passé le reste du rendez-vous à parler de « mon amie » pour faire référence à ma conjointe, avec qui je suis en couple depuis plus de huit ans.

Ça, je le sais que c’est de l’hétéronormativité, parce que je l’avais lu dans un éclairant texte de la chercheuse Janik Bastien Charlebois. « En employant l’euphémisme “ami” ou “amie” pour désigner le partenaire de même sexe d’un jeune, là où on le nommerait simplement “chum” ou “blonde” s’il était de l’autre sexe, on ne reconnait pas pleinement la valeur et l’intensité des relations amoureuses qu’il établit », écrivait-elle. J’imagine que ça s’applique également à une relation entre deux femmes adultes qui partagent une hypothèque, un compte conjoint et la garde d’une magnifique chienne. Ce texte a mis le doigt sur un grand nombre d’inconforts que j’ai vécus dans le système de santé en tant que lesbienne.

Récemment, le dévoilement d’un questionnaire utilisé par le Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux (CIUSSS) de la Mauricie-et-du-Centre-du-Québec en a fait sursauter plusieurs. Cet outil devait servir à évaluer les capacités parentales des personnes désireuses d’adopter par l’intermédiaire de la banque mixte de la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ). On y posait des questions du genre : « À quelle fréquence vous masturbez-vous? Est-ce qu’il arrive à votre conjoint d’éjaculer sans avoir une érection complète et dure? Est-ce que la pénétration est impossible parce que vous manquez de lubrification ou à cause de la contraction de votre vagin? »

Plusieurs ont trouvé ces questions particulièrement intrusives. Personnellement, c’est la question sur la « durée habituelle [des] relations sexuelles, c’est-à-dire de la pénétration à l’orgasme de monsieur » qui m’a rappelé qu’on n’en avait vraiment pas fini avec l’hétéronormativité dans le système de santé et de services sociaux. Non seulement la formulation de cette question est hétérosexiste, puisqu’elle implique la présence d’un monsieur – faut-il l’expliquer? –, ce qui exclut d’emblée les couples lesbiens, mais elle témoigne aussi d’une vision très limitée de la sexualité, même hétérosexuelle, en centrant celle-ci sur le plaisir de l’homme et sur l’orgasme comme finalité.

Le questionnaire fait en outre référence à des « jeux préliminaires ». Or, les « préliminaires » sont généralement compris comme tout ce qui se passe chez les personnes hétérosexuelles avant la pénétration d’un pénis dans un vagin. Que font donc les lesbiennes, si ce ne sont que des préliminaires?

« L’hétéronormativité et l’hétérosexisme sont deux variantes d’une conception du monde érigeant l’hétérosexualité en idéal, et réduisant l’homosexualité et le lesbianisme à des aberrations. J’ai expérimenté trop souvent les deux dans le système de santé et de services sociaux pour croire qu’il s’agit là de faits anecdotiques. »

Le questionnaire a finalement été retiré devant le tollé suscité par sa publication. Le CIUSSS de la Mauricie-et-du-Centre-du-Québec le défendait pourtant en disant qu’il était issu des « meilleures pratiques scientifiques ». Je conçois qu’il soit possible que cet outil ait inclus des questions aberrantes servant à noyer « les questions les plus importantes parmi d’autres pour cibler de potentiels agresseurs », comme l’expliquait la sexologue Jocelyne Robert.

Mais comment peut-on justifier de placer des couples homosexuels devant des questions qui nient avec autant d’indifférence leur réalité? Notons que plusieurs couples non hétérosexuels passent par la banque mixte, puisque c’est le seul moyen – avec l’adoption régulière, qui relève aussi du CIUSSS – pour des couples non-hétérosexuels d’adopter un enfant. L’adoption internationale ne leur est pas accessible. Comment les « meilleures pratiques scientifiques » peuvent-elles invalider si bêtement leur expérience?

L’hétéronormativité et l’hétérosexisme sont deux variantes d’une conception du monde érigeant l’hétérosexualité en idéal, et réduisant l’homosexualité et le lesbianisme à des aberrations. J’ai expérimenté trop souvent les deux dans le système de santé et de services sociaux pour croire qu’il s’agit là de faits anecdotiques. Je pense au contraire que mon expérience personnelle ainsi que le questionnaire troublant qui nous a récemment été révélé témoignent d’un manque de réflexion sur les phénomènes de l’hétérosexisme, de l’hétéronormativité, et sur leurs effets.

Publié en 2011, l’article de Janik Bastien Charlebois recommandait de former le personnel de la santé et des services sociaux sur l’hétéronormativité et l’hétérosexisme. « En ne considérant comme problématiques que les cas moins fréquents de débordement ou d’homophobie, l’absence d’une sensibilité à l’hétérosexisme ne mesure pas l’oppression vécue dans le quotidien à travers le cumul de gestes d’infériorisation subtils et par l’énergie que les personnes LGBTQ dépensent pour s’en protéger », écrivait-elle.

Je me demande ce qui a été fait depuis pour qu’un questionnaire en vienne, selon les « meilleures pratiques scientifiques », à considérer « l’orgasme de monsieur » comme une mesure étalon de l’activité sexuelle. Et quoi encore? Qui fait l’homme, qui fait la femme?

Judith Lussier est autrice, journaliste, chroniqueuse et animatrice. Titulaire d’un baccalauréat en communication et sciences politiques de l’Université de Montréal, elle s’intéresse aux enjeux de société, et particulièrement au féminisme et aux droits des minorités sexuelles et de genre. On lui doit plusieurs essais, dont L’aide à la procréation au Québec (VLB éditeur), Au‑delà des limites : l’histoire des sports en fauteuil roulant (Flammarion Québec) et On peut plus rien dire : le militantisme à l’ère des réseaux sociaux(Cardinal). Elle a collaboré aux émissions ALT (VRAK) et On se fera pas d’amis (Télé‑Québec), en plus de coanimer la série de capsules féministes Les Brutes à Télé‑Québec.