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Contre vents et marées – Entretien avec Christine Bard, historienne du féminisme

Discussion avec la coautrice du collectif Antiféminismes et masculinismes d’hier et d’aujourd’hui.

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L’historienne française Christine Bard était de passage au Québec au printemps dernier pour présenter Antiféminismes et masculinismes d’hier et d’aujourd’hui, un collectif qu’elle a codirigé avec la sociologue Mélissa Blais et le politologue Francis Dupuis-Déri, figures bien connues de la recherche féministe québécoise.

La perspective historique a cela de bon qu’elle nous rassure parfois : les vagues antiféministes ont toujours existé, mais, comme on le constate encore actuellement, elles n’ont jamais réussi à stopper la longue marche des femmes. Toutefois, il faut se pencher sur les résistances pour mieux les comprendre, ce à quoi nous convie Christine Bard dans ce nouvel essai.

Histoire d’un mot

L’origine du terme antiféminisme est plus compliquée qu’il n’y paraît. Car, comme le précise la professeure dans l’introduction du livre, le mot féminisme (qu’on doit comprendre avant de parler d’antiféminisme) a été employé au 19e siècle pour décrire « la féminisation des hommes atteints d’un certain type de tuberculose ». Il a d’ailleurs été repris en ce sens par le très classique Alexandre Dumas (La Dame aux camélias).

Le terme s’appliquait donc à une pathologie, et il faudra que la suffragette française Hubertine Auclert (1848-1914) se l’approprie en 1882 pour qu’il prenne son sens politique. Dès lors, souligne Christine Bard, on se mettra à parler d’antiféminisme. Comme elle l’écrit, le féminisme « désigne une aspiration à l’émancipation qui prend de multiples chemins. L’antiféminisme profite donc de ce flou sémantique qui laisse place à des perceptions aberrantes ».

L’antiféminisme en héritage

L’antiféminisme a une histoire. Les contradictions des philosophes et des intellectuels, tel le socialiste et auteur anarchiste français Proudhon (1809-1865), illustrent à quel point les savoirs et les discours dominants ont combattu les idées féministes.

Francis Dupuis-Déri écrit, au sujet de Proudhon : « Polémiste, il ridiculisait “l’utopie de l’égalité des sexes” proposée “au mépris de la nature et de la justice”. » Or, comme l’explique Christine Bard, « ne pas croire les femmes, c’est du sexisme ordinaire et de la discrimination. Après, vouloir défendre ce système, ça, c’est de l’antiféminisme ». Ce qu’ont fait Proudhon et toutes les personnes qui l’ont étudié, cité et enseigné en omettant toujours, souligne Dupuis-Déri, sa misogynie flagrante, au nom de la cause anarchiste.

Masculinismes

L’élan contre les féministes est un thème ancien. Au 19e siècle, note Christine Bard, la presse de droite, particulièrement, s’exprime notamment par la caricature et les essais philosophiques. « Caricaturer le féminisme, c’est une manière de le priver de sa légitimité. On disait déjà que les femmes influençaient les hommes sur l’oreiller et qu’elles les dominaient, qu’elles exerçaient du pouvoir… Tous ces lieux communs cent fois ressassés. » Mais plus les femmes gagneront du pouvoir, plus elles seront tournées en ridicule.

C’est ce que démontre l’historienne dans une étude de cas où se succèdent les diatribes antiféministes. Analysant les 1 367 articles du journal hebdomadaire Minute publiés entre 1990 et 2015, elle décrit comment les femmes politiques, de plus en plus nombreuses, sont attaquées par la presse de droite française. En fait, partout dans le monde, plus les femmes avancent, plus les antiféminismes se renforcent. Et c’est alors qu’apparaît le bras armé de l’antiféminisme avec lequel des hommes combattent : le masculinisme.

Photographie de CXhristine Bard.

« C’est l’aspect viral qui marque [l’antiféminisme] que nous vivons en 2019. Un bien plus grand nombre de personnes partagent des discours de haine et de radicalisation et c’est une immense charge contre les femmes. »

− Christine Bard, historienne du féminisme

Convaincus que les femmes en demandent trop et qu’elles ont déjà gagné leur bataille, les masculinistes reprennent à leur compte la lutte pour l’égalité. « La récupération d’idées d’égalité, de justice et de respect et l’appropriation du déséquilibre systémique entre les femmes et les hommes, voilà des stratégies pour masquer le côté antiféministe de leur combat. Ils disent vouloir défendre les droits des hommes, alors que le système dans lequel nous vivons les privilégie déjà. »

Prolifération

L’antiféminisme a sans doute atteint un apogée avec les réseaux sociaux, même si c’est avec eux que les femmes ont fait déferler leur parole, libérée par le mouvement #MoiAussi. Qu’est-ce qui distingue l’antiféminisme du 20e siècle et celui du 21e siècle? « C’est l’aspect viral qui marque celui que nous vivons en 2019. Un bien plus grand nombre de personnes partagent des discours de haine et de radicalisation et c’est une immense charge contre les femmes. »

L’essayiste explique que ce facteur de communication exponentielle (qui augmente rapidement et continuellement) n’existait pas à l’époque de la première vague du féminisme. « Oui, il y avait des discours haineux qui essayaient de ridiculiser les féministes, mais rien d’aussi répandu que ceux d’aujourd’hui. »

Autre différence : si les philosophes de salon et les éditorialistes ne prenaient pas les féministes au sérieux, c’est le contraire maintenant. Les antiféministes savent que le féminisme est là pour de bon. « Et la prolifération de leurs discours haineux, portés par le populisme politique, en est certainement une preuve », affirme l’historienne.

Conséquences

Quand l’antiféminisme rugit, le féminisme doit répliquer. « Une partie du mouvement féministe s’est spécialisé, par exemple, dans la veille documentaire, explique Christine Bard. Ajoutez à cela tout le travail de prévention, la publication de contre-argumentaires, les brochures, les interventions militantes dans les formations que les féministes organisent : tout cela crée une véritable mobilisation qui ne faiblit pas. »

Et maintenant?

« Le féminisme reçoit un bien meilleur accueil aujourd’hui qu’il y a 20 ans, confie Christine Bard. C’est même jubilatoire pour nous, les féministes. C’était palpable avec la nouvelle génération de féministes avant #MoiAussi, mais depuis 2017, c’est encore plus fort. Et il y a une grande diversité de voix : elles sont loin de toutes s’entendre! » Ce qui est très bien aussi, selon Bard.

Ce qui manque le plus au mouvement, dit-elle, ce sont des hommes féministes. « Leur absence est un défi pour nous. Quand ils demandent ce qu’ils peuvent faire pour soutenir le féminisme et y contribuer, on ne peut pas juste leur répondre de se débrouiller tout seuls. Ça ne marche pas : il faut pouvoir communiquer et s’entendre. Nous devons nous en préoccuper et non les renvoyer à eux-mêmes chaque fois. »

Un précédent pour #MoiAussi?

Selon Christine Bard, quel mouvement de l’histoire du féminisme peut se comparer à #MoiAussi? « Je dirais celui qui a entraîné l’accès à la contraception et au choix en matière d’avortement. Quand la parole s’est libérée dans les années 70 et que 343 femmes* (parmi lesquelles Simone de Beauvoir, Jeanne Moreau et Gisèle Halimi) ont déclaré avoir vécu un avortement, ces récits d’expériences horribles racontés par des femmes ordinaires, connues et inconnues, ont eu un effet de choc. Les batailles pour le droit de vote ou encore l’accès à l’éducation n’ont pas concerné toutes les femmes, contrairement à l’accès à l’avortement. Un peu comme #MoiAussi touche toutes les classes sociales, tous les milieux. »

* Le manifeste des 343 a été publié le 5 avril 1971 dans Le Nouvel Observateur.

Complément d’info

Antiféminismes et masculinismes d’hier et d’aujourd’hui, Puf, 2019, 507 pages.