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Pour en finir avec la grossophobie

Petite analyse d’une forme insidieuse de discrimination

Date de publication :

On attribue la toute première utilisation du mot grossophobie à l’actrice française Anne Zamberlan, qui l’a cité dans son livre Je suis grosse, et alors? paru en 1994. Cela dit, c’est depuis peu qu’on décortique le terme en détail dans les médias et qu’on lui accorde une importance réelle. Le Petit Robert l’a fait entrer dans ses pages l’an dernier seulement. Il était temps. C’est un problème qui a des effets majeurs sur la vie des personnes grosses. On a une substantielle prise de conscience à faire et un aveu collectif à cracher : notre société est, fondamentalement, grossophobe. Petite analyse personnelle.

Des expériences marquantes…

J’en ai déjà parlé dans les pages de la Gazette : la grossophobie, j’y ai goûté. Que ce soit en contexte de date ou par des remarques désobligeantes de gens proches de moi ou de médecins, j’y ai eu droit une grande partie de mon enfance et de mon adolescence. Me faire tabasser parce que j’étais « la petite grosse » dans la cour d’école. Faire rire de moi et recevoir des insultes parce que j’étais un peu plus en chair. Être choisie en dernier dans les cours d’éducation physique parce que j’étais moins bonne (c’est sûr, quand on te laisse toujours sur le banc!) et que j’éprouvais des difficultés à faire les exercices (j’ai fini par en être exemptée pour cause de problèmes de santé, ça n’avait rien à voir avec mon poids). Et j’en passe.

… et traumatisantes

« Une personne grosse sur trois affirme avoir subi une forme de stigmatisation de la part d’enseignant·e·s. Non pas seulement de la part d’autres élèves, mais du corps professoral, de l’autorité. » 1

Vrai. J’ai été bousculée et tabassée par des élèves. Et, la plupart du temps, avec l’aval d’un·e enseignant·e. Mes profs d’éducation physique ont toutes et tous passé des commentaires désobligeants aux jeunes en surpoids, les pointant du doigt, les considérant comme une nuisance, comme un frein au bon fonctionnement du cours. Jamais de paroles encourageantes pour dire : « Hey! Tu sais quoi? T’es capable, je crois en toi. » Rien de ça.

« Un gros qui fait du sport, c’est rarement crédible. […] Combien de fois ridiculise-t-on les personnes grosses qui font du sport? Le ralenti sur un corps qui rebondit. L’image de la selle qui disparaît entre les fesses. […] J’ai tellement vu et revu ces images qu’elles me viennent en tête dès que je pense à faire du sport, à bouger. »2

Moi aussi, j’ai fini par associer le sport à la peur. Peur de faire rire de moi, peur d’être incapable, peur d’être « la petite grosse qui essaie de faire du sport ». Longtemps, toute activité physique était une forme de punition et un passage obligé pour maigrir, tellement on m’a enfoncé cette idée dans la gorge. Pourtant, si l’on m’avait dit que ça fait simplement du bien et que ça réduit l’anxiété, j’aurais certainement compris plus rapidement à quel point ça aide à trouver un équilibre mental.

Depuis quelques années, je fais du yoga, un exutoire magnifique qui rend mon corps fort et souple, ainsi que de la course. Et, contrairement à mes souvenirs du secondaire, j’aime ça! J’ai laissé tomber mon stress d’être en maillot pour aller me baigner; ça fait un bien fou! Je me suis découvert tardivement un besoin de bouger et de me tenir en forme pour, avant tout, être bien dans ma peau et dans ma tête. Sans égard au poids. Même s’il est encore difficile de dissocier sport et perte de poids.

La grossophobie ordinaire

Je ne suis pas la seule à avoir expérimenté la discrimination liée au poids. Mickaël Bergeron, chroniqueur, journaliste et auteur de Québec, l’a vécue lui aussi, ainsi que plusieurs personnes qui ont répondu à son petit sondage maison sur Facebook l’an dernier. Son statut cumule plus de 360 commentaires de gens ayant souffert de la grossophobie, sans compter les messages privés qu’il a reçus. Ces expériences ont mené plus loin sa réflexion, qui a pris la forme d’un essai intitulé La vie en gros : regard sur la société et le poids (2019). Un livre qui a trôné plusieurs semaines au palmarès des meilleures ventes. Comme quoi beaucoup de gens sont touchés par le sujet.

La grossophobie inclut toutes les formes de discrimination, d’intolérance et de violence envers les personnes grosses.

En fait de livre, il y a aussi celui de l’autrice française Gabrielle Deydier, On ne naît pas grosse (2017). Récemment, une version filmique a été présentée sur la chaîne de télévision France 2. Rebaptisée Moi, grosse, l’œuvre adaptée pour le petit écran met en scène l’actrice Juliette Katz, qui interprète les nombreux événements de grossophobie vécus par l’autrice. On ne doute pas de l’importance de ce téléfilm pour démontrer ce fléau. Mais il y a un écueil majeur : on a demandé à l’actrice d’enfiler un fat suit (un accessoire pour avoir l’air plus corpulente). Et ça, ça passe très mal.

Un problème insidieux

Une polémique a aussi émergé avec Insatiable, une série de Netflix. En bref, c’est l’histoire de Patty, une jeune fille grosse (et pathétique) qui, à cause d’un coup de poing au visage qui lui casse la mâchoire, se voit contrainte pendant un été de suivre une diète liquide. Elle perd le poids tant honni pour devenir le sex-symbol de l’école. Le but de la série : illustrer la vengeance destructrice de la jeune femme qui s’abattra sur celles et ceux qui l’ont harcelée ou violentée lorsqu’elle était grosse. Comme quoi être mince est automatiquement associé au fait d’être désirable, alors qu’être en surpoids inspire la méfiance. Le rôle principal a été confié, sans surprise, à une actrice svelte et jolie qui porte… un fat suit.

Le hic, c’est que le fat suit est fortement associé à une tendance généralisée à ridiculiser les personnes grosses. Il contient une charge violente et dénigrante. C’est comme si l’on disait : « Vos corps sont tellement anormaux et atypiques, il faut même des prothèses pour les recréer! » L’autrice d’On ne naît pas grosse considère pourtant que le costume n’est pas un problème en soi. Elle craint même que la polémique l’entourant n’éclipse le propos du téléfilm, qui, si l’on se fie au livre, est certainement pertinent et important. Reste que le message passe drôlement quand on offre une représentation aussi clichée et dénigrante.

« L’image formatée de la femme mince et svelte ainsi que celle de l’homme viril et musclé est-elle tellement figée qu’il nous faut utiliser un costume pour représenter ce qui s’en éloigne? »

D’accord, le sujet passe déjà difficilement auprès des diffuseurs télé qui veulent des cotes d’écoute. Conséquemment, choisir une jeune femme grosse − mais pas trop! − et jolie semble une solution facile pour faire comprendre que la grossophobie a des effets immenses sur la santé mentale et physique des personnes rondes. Et il faut que ce propos soit entendu! Mais là, il semble tordu. Et paradoxal. Parce qu’avec l’utilisation d’un costume, on envoie le message que les corps « vraiment gros » n’ont pas droit de cité. Et surtout pas leur place à une heure de grande écoute. L’actrice fera-t-elle sa promo en costume? Évidemment pas. Si même un téléfilm qui dénonce la grossophobie se fait prendre au jeu des compromis, quand sera-t-il possible d’avoir une réelle prise de conscience du fait que les personnes grosses sont vues comme inappropriées, inadaptées et inadaptables?

Aurait-on fait la même chose si l’on avait voulu montrer un homme corpulent? Pensons au dernier Avengers, dans lequel Thor, dépressif, a pris du poids. Il n’est pas réellement gros, plutôt bedonnant. L’acteur Chris Hemsworth porte quand même un fat suit et, tout au long du film, on rit du personnage qui n’est plus séduisant ni viril, mais bien pleurnichard, pathétique et… alcoolique. L’image formatée de la femme mince et svelte ainsi que celle de l’homme viril et musclé est-elle tellement figée qu’il nous faut utiliser un costume pour représenter ce qui s’en éloigne? « Oui, mais regarde, elle porte un costume, cette personne n’est pas SI grosse!» semble dire le déguisement, comme pour nous soulager de savoir qu’au fond, un tel corps n’existe pas réellement. C’est d’une tristesse.

Des exemples à suivre

Par chance, des productions culturelles proposent des modèles positifs de personnes grosses. La série américaine Shrill, également basée sur un livre, le fait avec l’actrice Aidy Bryant qui y apparaît magnifique, fière et glorieuse. Pensons aussi à The Mindy Project, une autre série télé qui présente une jeune femme ronde racisée, attirante et confiante. Sans oublier Special, qui met en vedette un jeune homme atteint de paralysie cérébrale dont la meilleure amie issue de la diversité et aux formes pleines est ravissante et lumineuse.

Au Québec, je pense évidemment aux superbes Gabrielle Lisa Collard et Julie Artacho, militantes body positive, qui dénoncent et déconstruisent avec intelligence et talent le mépris et la désinformation à propos de l’image corporelle. Et, évidemment, je recommande le livre de Mickaël Bergeron qui fait extrêmement bien le tour de la question de la grossophobie. Ce sujet mérite qu’on s’y attarde et qu’on y plonge en profondeur, car on n’a manifestement pas fini de démanteler les pensées, réflexions, propos et gestes négatifs et violents à l’égard des personnes grosses, rondes, obèses, en surpoids, etc. Il y a encore du chemin à faire.

En complément

1 Mickaël Bergeron, La vie en gros : regard sur la société et le poids, Éditions Somme toute, Montréal, 2019, p. 42.

2 Idem, p. 56.

Myriam Daguzan Bernier est autrice de Tout nu! Le dictionnaire bienveillant de la sexualité (Éditions Cardinal, ), créatrice du blogue La tête dans le cul, collaboratrice à Moteur de recherche sur ICI Radio-Canada Première et journaliste indépendante. Elle est également formatrice et spécialiste Web et médias sociaux à l’INIS (Institut national de l’image et du son). Actuellement aux études à temps plein en sexologie à l’Université du Québec à Montréal, elle prévoit devenir, dans un avenir rapproché, une sexologue misant sur une approche humaine, féministe et inclusive.