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Fanny Britt et la famille imparfaite – Plaidoyer pour l’inconfort

Entretien avec Fanny Britt, autrice de l’essai Les retranchées

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Il y a six ans, avant Donald Trump à la Maison-Blanche, le mouvement #MoiAussi et la BD d’Emma sur la charge mentale, Fanny Britt publiait chez Atelier 10 Les tranchées, un essai sur la maternité vue à travers le prisme du féminisme. Avec Les retranchées, l’auteure explore aujourd’hui les « échecs et ravissement de la famille, en milieu de course », ses impératifs de performance et ses mises en scène. Entretien avec l’apprentie boulangère – elle rate toujours son pain – qui plaide pour plus d’inconfort.

Depuis six ans, qu’avez-vous appris sur la famille, sur le féminisme?

Je ne savais pas à quel point les modèles, c’était une mauvaise idée. Dans Les tranchées, je parlais beaucoup de trouver des modèles, je disais que j’étais une « admireuse ». Ça me prenait ça. Ce que j’ai compris, c’est que non seulement c’est libérateur de ne pas avoir de modèles, mais j’irais plus loin : les modèles eux-mêmes existent pour notre mal. Ils sont là pour nous nuire, j’ai l’impression que ça existe pour nous réduire à une fonction qui va forcément répondre aux normes d’un système.

J’ai appris à quel point l’idée de tendre vers le succès est néfaste, même dans les liens de filiation, dans ce que tu veux transmettre à tes enfants. C’est très difficile de dégager sa propre conception du succès. Tu finis par être pris dans des notions assez conformistes, par avoir des symboles de ton succès qui sont là, en vitrine, qui servent de preuve du fait que tu as réussi ta vie.

Pour avoir constaté d’une manière très évidente que les preuves du succès affichées en vitrine n’amènent absolument pas un sentiment de bien-être, de plénitude ou de sens, j’ai été forcée de repenser ça.

« Je continue de penser que quand on est dans une position de privilège, c’est la moindre des choses de renoncer au confort intégral. Le changement de culture ne pourra pas survenir si les gens privilégiés ne renoncent pas à leur confort. »

– Fanny Britt, autrice, dramaturge et traductrice

Vous écrivez avoir l’impression que la famille se prête au jeu dangereux de la performance. De quelle façon demande-t-on à la famille d’être performante?

C’est l’idée que d’avoir des limites, de s’arrêter avant d’avoir accompli le but suprême de quelque entreprise que ce soit est un échec en soi. Je pense qu’on nous demande massivement de n’avoir aucune limite.

Mais n’avoir aucune limite, c’est profitable pour le système. Parce que ça nous fait travailler comme des forcenés. Surtout les femmes, qui font tout un paquet de choses gratuitement comme le travail invisible des soins aux enfants, aux aînés. Les grandes entreprises, celles qui entretiennent cette idée de la croissance économique, vont pouvoir se reposer sur nous pour ne pas avoir à payer et à se responsabiliser.

On nous demande de ne pas reconnaître nos limites et même de les mépriser ouvertement pour que ceux qui les assument se sentent humiliés ou diminués, et veuillent donc embarquer avec tout le monde dans la roue qui tourne.

Quel est votre rapport à ces « mères Instagram » qui étalent leur vie parfaite sur le réseau social?

Je me détache maintenant. Il y a une perspective critique qui s’est installée et qui ne m’a plus quittée.

Il y a de la duperie là-dedans, des mécanismes de vente. Faire passer du commerce pour de la vie privée et de l’intimité pour brouiller les frontières, c’est très avantageux pour les compagnies. C’est très pernicieux de brouiller les pistes entre le commercial et le personnel, de faire croire que ce sont des relations, de vraies relations qu’on tisse.

Les tranchées était un plaidoyer pour l’ambiguïté, tandis que Les retranchées en est un pour l’inconfort. Pourquoi c’est important d’être inconfortable?

Quand on est fixé sur l’idée d’être confortable, on refuse certains constats, certains angles morts. On se dit : « Non, moi, je n’ai pas envie de regarder là parce que je ne me sens pas bien, je me sens coupable, pas tout à fait clean dans la façon dont je mets en pratique mes valeurs. Donc, je vais faire ça un autre jour. »

Je comprends qu’il y a une fatigue mentale collective, que les solutions ne peuvent pas reposer seulement sur les épaules des citoyens. Mais je continue de penser que quand on est dans une position de privilège, c’est la moindre des choses de renoncer au confort intégral. Le changement de culture ne pourra pas survenir si les gens privilégiés ne renoncent pas à leur confort.

Mais sommes-nous prêts à renoncer à notre confort?

Je pense que nous ne sommes pas très cohérents dans nos comportements.

L’exemple le plus facile est notre comportement par rapport à l’environnement. Personne autour de moi n’a des valeurs de droite là-dessus. Tout le monde est pour la lutte contre les changements climatiques, la fin du gaspillage, la responsabilisation des États.

Et pourtant, dans mon entourage, à part quelques irréductibles ou les gens qui n’ont pas une cenne, tout le monde voyage quand même, prend l’avion. Et j’en fais partie.

Pour moi, une pulsion du confort, c’est de trouver ça triste, quelqu’un qui n’a pas d’enfants. C’est de recevoir comme un constat d’échec certaines informations qui remettent en cause le système dans lequel je vis, qui me dit qu’il faut avoir des enfants pour « unlocker » le niveau succès de la fin trentaine.

Dans vos deux livres, il est question de la non-maternité, de femmes qui n’ont pas d’enfants. Pourquoi c’est important pour vous, qui avez deux fils, d’inclure cette réalité dans vos réflexions?

Toutes ces réalités-là se côtoient et existent. Mais celles qui ne correspondent pas à l’idéal sont tassées, invalidées. Il y a quelque chose de profondément misogyne là-dedans, parce que les hommes qui ne sont pas pères ne subissent absolument pas cette stigmatisation-là.

Je ne parle pas d’une stigmatisation comme ne pas être invitée dans les partys ou ne pas avoir accès à un banc dans l’autobus. C’est une stigmatisation au niveau de l’âme, une espèce d’errance, comme si tu n’avais pas de patrie, pas vraiment le droit d’être là, comme une invitée sur la place publique. Tu as plus ou moins ta place parce que tu n’as pas réellement de rôle. Le rôle que tu occupes, il n’est absolument pas valorisé.

Les discours du genre « tu me dois quelque chose, toi qui n’as pas d’enfants » m’écœurent tellement! Mais quelle inconscience de la collectivité, de ce qui crée une société! Pour moi, tout ça a toujours été lié : la parentalité et la non-parentalité, c’est comme les deux côtés d’une même réalité, qui est de trouver sa place dans l’existence.

« Toutes ces réalités-là se côtoient et existent. Mais celles qui ne correspondent pas à l’idéal sont tassées, invalidées. Il y a quelque chose de profondément misogyne là-dedans, parce que les hommes qui ne sont pas pères ne subissent absolument pas cette stigmatisation-là. »

− Fanny Britt

Vous parlez de charge mentale sous forme de pièce de théâtre où l’une des protagonistes affirme qu’elle est épuisée d’être l’ancrage émotionnel de sa famille, en plus du reste. Est-ce que c’est ça qui pèse le plus lourd, selon vous, le poids du bonheur familial?

Je ne sais pas si c’est ce qui pèse le plus lourd, parce qu’il y a des gens qui ont des charges mentales et physiques énormes. Je pense aux mères monoparentales, je sais que juste la charge concrète est énorme.

Le point avec la charge émotionnelle, c’est qu’elle est invisible, donc tellement difficile à quantifier. Une charge mentale concrète, c’est assez facile à mettre sur papier. Tu peux dire à ton partenaire : « Regarde toutes les choses que j’ai faites dans la sphère de la vie de famille cette semaine : planifier l’été qui s’en vient, les camps de jour, faire des lunchs, penser aux lunchs… »

Alors que la charge émotionnelle, ça va au-delà de dire « je suis là pour toi quand tu es triste ». C’est aussi de ne pas laisser paraître mon désarroi, de ne pas perdre le contrôle, parce que je suis tellement essentielle au bon fonctionnement des choses que personne ne veut me voir m’écraser dans mon environnement immédiat. Et ça s’élargit… C’est le soutien à ton amie qui vient de faire une fausse couche et que tu vas appeler plus tard. C’est ta mère qui s’est cassé le poignet, et tu te demandes comment elle se sent.

Dans son spectacle (Chroniques d’un cœur vintage [les mots des autres]), mon amie Émilie Bibeau cite cette phrase d’Albert Jacquard : « Je suis les liens que je tisse aux autres. » La charge émotionnelle, c’est ça, sa grande récompense. Tu la portes et elle est lourde, sauf qu’elle est inévitable si tu veux avoir des liens d’intimité. Moi, tout ce que je demande, c’est qu’elle soit plus partagée. Je veux sentir qu’on porte cette charge-là pour moi aussi. J’ai toujours pensé que la réussite dans l’intimité, c’est quand on met l’autre devant soi, mais que l’autre fait la même chose aussi (rires).

Vous demandez à l’une de vos collaboratrices, qui a adopté un enfant de la DPJ : est-ce que les mères biologiques sont les hommes blancs de la maternité? Vous en pensez quoi?

Je pense que oui. En même temps, j’ai confiance dans les hommes blancs. Les hommes blancs peuvent changer, ils peuvent s’ouvrir. Un autre homme blanc est possible (rires)!

Oui, je pense que les mères biologiques sont les hommes blancs de la maternité. Mais on peut évoluer et élargir notre perception de ce qu’est une vraie mère, une mère totale. C’est le soin qui détermine ça.

Il faut déhiérarchiser ces codes-là, refuser l’idée voulant que la mère d’un enfant adopté soit moins une mère qu’une femme qui a accouché de quatre enfants, de façon naturelle, pas d’épidurale… cette espèce de fierté de la mère viking. Et tu peux la vivre, cette fierté-là. Je m’en souviens, quand j’ai accouché à frette, j’étais un peu fière de moi. Mais ce n’est pas un accomplissement en soi, c’est davantage une chance qu’autre chose, c’est un privilège. Comme un allaitement qui se passe bien, c’est un privilège. Et tu ne peux pas t’enorgueillir de tes privilèges. Ça ne fonctionne pas comme ça. Tu ne peux pas prendre le crédit pour ton privilège. Alors que parfois, dans le discours ambiant, on entend ça.

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