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Harcèlement dans les transports en commun : un fléau banalisé

Des mots crus, du tripotage, de la violence… À quand des mesures concrètes pour les bus et métros du Québec?

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Mains aux fesses, frottements, chuchotements salaces : rarement dénoncés, les harceleurs des transports en commun sévissent sans crainte de représailles, faute d’une véritable reconnaissance du problème. Il est temps que ça change, affirment des groupes de femmes.

Il y a six ans, Amélie (prénom fictif) a vécu un pénible rituel pendant le trajet qui la ramenait du Centre universitaire de santé McGill, où elle est infirmière cadre. À trois occasions, après l’arrêt du métro à Berri-UQAM, un inconnu lui a empoigné les fesses, s’est rué hors du wagon juste avant la fermeture des portes et l’a narguée depuis le quai. Fait troublant, l’agresseur était jeune, très jeune même : entre 10 et 12 ans, se souvient-elle.

Décontenancée, Amélie n’a jamais porté plainte. Aujourd’hui, la trentenaire banalise cette série d’événements. « C’est juste un kid qui m’a grabbé le cul. Je connais des filles qui ont vécu des agressions beaucoup plus graves. »

Combien de femmes sont victimes d’agressions dans les transports en commun au Québec? Quels sont les types d’agressions les plus courants? Les zones à risque? On l’ignore. Après avoir contacté six sociétés de transport, la Gazette des femmes remarque que peu d’entre elles – à l’exception du Réseau de transport métropolitain (voir l’encadré) – semblent prendre la question au sérieux. Par exemple, le Réseau de transport de la Capitale et la Société de transport de Montréal (STM) envoient systématiquement les plaintes des victimes d’agressions ou de harcèlement au service de police, sans documenter les faits rapportés ni recenser les endroits où ils auraient eu lieu.

Résultat : peu de femmes dénoncent le harcèlement ou les agressions subies dans les autobus, métros, trains de banlieue ou le transport adapté. En conséquence, nombre d’agressions n’atterrissent jamais dans les statistiques, ce qui complique la mesure du phénomène ainsi que sa prévention.

Sylvie Paré

« Le problème, c’est le manque de données. Mais l’absence de statistiques ne veut pas dire que le problème n’existe pas, au contraire. »

— Sylvie Paré, professeure en études urbaines et touristiques à l’UQAM et membre de l’Institut de recherches et d’études féministes

« Le problème, c’est le manque de données, note Sylvie Paré, professeure en études urbaines et touristiques à l’UQAM et membre de l’Institut de recherches et d’études féministes. Mais l’absence de statistiques ne veut pas dire que le problème n’existe pas, au contraire. »

Porter plainte à la suite d’une inconduite sexuelle survenue dans le métro ou le bus est une démarche qui incombe à la victime, poursuit la spécialiste. « Dès le départ, ce n’est pas très engageant de porter plainte. Les sociétés de transport sont-elles peu intéressées à prendre la question du harcèlement au sérieux? Je le dis sous toute réserve, mais c’est peut-être le cas. »

Montréalaises au front

Partout sur la planète, les agressions non dénoncées dans les transports en commun sont monnaie courante, souligne une étude publiée en 2016 par la Fondation FIA*, une organisation caritative vouée à la sécurité dans les transports terrestres. On peut y lire qu’à New York, des chercheurs ont estimé qu’environ 96 % des cas de harcèlement n’étaient pas signalés aux autorités. En 2013, un sondage préparé pour Transport for London (le système de transport public de la capitale)** révélait que 90 % des victimes de harcèlement ou d’agressions sexuels n’avaient pas rapporté de comportements sexuels non désirés dans le réseau de transport londonien.

Pour tenter de documenter l’ampleur du harcèlement de rue à Montréal – y compris celui subi dans les transports en commun –, le Centre d’éducation et d’action des femmes de Montréal (CÉAF) a mené son propre sondage en ligne, qui a permis de recueillir 240 témoignages***. Publiés en avril 2017, les résultats confirment la tendance mondiale : 94 % des répondantes reconnaissaient avoir déjà vécu du harcèlement de rue, mais 85 % ne l’ont jamais rapporté aux policiers ou aux employés de la STM. Dans les transports en commun, elles en ont vu ou entendu de toutes les couleurs, du pénis en érection appuyé contre elles dans un wagon bondé aux propos vulgaires. Parmi celles qui ont porté plainte à un employé de la STM, plusieurs affirmaient s’être fait répondre qu’il n’y avait aucun moyen de retrouver le harceleur… ou que celui-ci avait peut-être simplement voulu les complimenter.

Pour Audrey Simard, organisatrice communautaire au CÉAF, les résultats – qui n’ont rien de scientifique, insiste-t-elle – mettent en lumière le malaise que ressentent plusieurs femmes dans les transports en commun. « Si une victime va voir un guichetier ou un autre employé du métro pour rapporter du harcèlement, on lui dit d’appeler le 911. » Une absence de support et d’actions concrètes sur le terrain qui envoie le message que ce type de violence est banalisé, estime Mme Simard.

Depuis 2012, l’organisme montréalais revendique une meilleure reconnaissance du problème de harcèlement de rue et dans les transports collectifs de la part de la STM, du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) et des autorités municipales. « On aimerait que les témoins d’une agression soient outillés pour réagir en solidarité, que les autorités en place dénoncent ouvertement ce problème social et le prennent au sérieux. Il faut que le harcèlement soit vu comme un problème de société et non comme un problème individuel à régler entre le harceleur et sa cible. »

« On aimerait que les témoins d’une agression soient outillés pour réagir en solidarité, que les autorités en place dénoncent ouvertement ce problème social et le prennent au sérieux. Il faut que le harcèlement soit vu comme un problème de société et non comme un problème individuel à régler entre le harceleur et sa cible. »

— Audrey Simard, organisatrice communautaire au CÉAF

(Sur la photo, les militantes du Comité de lutte contre le harcèlement de rue du CÉAF. Rangée de derrière : Axelle Playoust, Audrey Simard et Pascale Thérien. Rangée de devant : Lise Dugas, Cécile Murray et Éliane Beaulé-Fournier.)

Une campagne, SVP

À Montréal, le nombre de crimes sexuels commis dans les transports en commun et rapportés aux policiers a triplé en cinq ans, démontrent les chiffres du SPVM : pour 30 dossiers ouverts en 2013, il y en avait 90 en 2017, et un nombre record de 101 en 2016. Cette même année, d’ailleurs, les services de police des villes de Montréal, Laval et Longueuil ainsi que la STM et l’Agence métropolitaine des transports (devenue le RTM depuis) ont lancé la campagne « Réagissez – dénoncez ».

Vouée à rappeler aux usagers l’importance de signaler les agressions et les incivilités de nature sexuelle dans le transport collectif, cette campagne n’a toutefois duré qu’un mois, en avril 2016. C’est loin d’être suffisant pour sensibiliser les usagers au phénomène, selon Audrey Simard. Au printemps 2017, sondage sous le bras et accompagnée de bénévoles du CÉAF, la jeune femme a rencontré des représentants de la STM afin de réitérer les demandes de l’organisme.

« La STM nous a répondu que ce n’était pas son rôle d’éduquer ou de sensibiliser les usagers par rapport à cette question. » Mince consolation pour les militantes : à la suite de la rencontre avec le CÉAF, la STM a publié trois entrefilets dans le journal Métro à l’automne 2017, afin d’inciter les témoins de comportements déplacés à les signaler aux autorités.

Or, la reconnaissance du phénomène et la sensibilisation des témoins passent par une campagne efficace, estime Audrey Simard. « La STM doit dénoncer le harcèlement avec une campagne d’affichage durable dans le temps et visible dans toutes les infrastructures. Elle doit aussi former ses employés afin qu’ils puissent reconnaître le problème et recevoir une femme qui se dit victime de harcèlement ou d’agression. »

Une appli pour dénoncer

C’est ce que Toronto a fait. En septembre dernier, la Toronto Transit Commission (TTC) a lancé #ThisIsWhere, une campagne doublée d’une application permettant de dénoncer en temps réel une agression subie ou constatée dans le réseau au moyen de son téléphone portable. L’une des fonctions permet de prendre une photo ou de capter une vidéo qui sera transmise aux autorités de la TTC, tandis qu’un bouton Call police est directement lié au 911.

À l’autre bout du pays, la société de transport de Vancouver a aussi pris les grands moyens pour décourager frotteurs et agresseurs. Fin 2016, elle a placardé son réseau d’affiches au ton tranchant : Unwanted touching is a crime. Keep your hands to yourself (« Les attouchements non sollicités sont criminels. Bas les pattes »), pouvait-on y lire.

Le premier pas : reconnaître le problème

Montréal ou Québec seraient-elles plus sûres que Toronto ou Vancouver? Analyste chez Femmes et villes international, un organisme basé à Montréal qui milite en faveur de villes plus sûres pour les femmes, Jolène Labbé remarque un décalage entre la perception de sécurité qu’on prête aux villes québécoises et les cas de harcèlement dans les transports en commun que lui rapportent les femmes. « Pour Montréal, on sait que le harcèlement est un problème, mais on n’a pas de données. »

En cette ère post-#MoiAussi, peut-on espérer que davantage de femmes dénonceront ce type d’agressions? « Peut-être qu’elles commencent à sortir de l’ombre, mais il y a beaucoup de chemin à faire, croit-elle. Le message à transmettre, ce n’est certainement pas de rapporter davantage, ce qui équivaut à leur faire porter le fardeau. Il faut plutôt dire : ce comportement n’est pas tolérable. Il faut que les sociétés de transport en commun reconnaissent le problème. »

* www.fiafoundation.org/media/224027/safe-and-sound-report.pdf

** http://content.tfl.gov.uk/safety-and-security-annual-report-2013-14.pdf

*** Le travail essentiel de cet organisme a récemment été récompensé par l’octroi d’une subvention du Secrétariat à la condition féminine, qui donnera lieu à une campagne d’affichage contre le harcèlement de rue.

L’exemple du RTM

Le Réseau de transport métropolitain (RTM) se dit sensible à l’enjeu des agressions et du harcèlement sexuels dans son réseau. Entre 2012 et 2017, il a colligé 46 plaintes : 15 pour agression sexuelle et 31 pour action indécente.

Sitôt qu’il reçoit une plainte, l’organisme monte immédiatement un dossier d’enquête où sont consignés la déclaration de la victime et les témoignages des gens sur place, explique la porte-parole Élaine Arsenault. Les employés affectés à la sécurité visionneront aussi les vidéos de surveillance avant de transmettre l’information à la police, si la victime décide de porter plainte.

« Nous ajustons également nos plans opérationnels afin d’avoir davantage de ressources affectées en surveillance à l’endroit où les faits se sont produits ainsi qu’aux endroits plus à risque, poursuit-elle. Nos effectifs sur le terrain effectuent aussi davantage de prévention après ce genre d’événement. »