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Emma, féministe en chef malgré elle

Emma, auteure de la célèbre bédé sur la charge mentale, était de passage à Montréal. Rencontre.

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Les BD qu’elle met en ligne sont attendues et célébrées. En quelques mois à peine, elle est passée de l’anonymat le plus complet au statut de figure de proue du féminisme dans la francophonie. Simple, drôle, authentique et un brin pince-sans-rire, la Française Emma jouit d’un important pouvoir d’influence.

Attablée devant un couscous dans un café du Plateau-Mont-Royal, juste avant de participer à une causerie publique dans une librairie, Emma retrouve enfin un havre de tranquillité après la tempête. Les 72 heures qui ont suivi son arrivée à l’aéroport Montréal-Trudeau n’ont pas été de tout repos : elle a accordé plusieurs entrevues chaque jour, dont une, remarquée, au micro de Paul Arcand, et la veille au soir, elle a pris part à l’enregistrement de l’émission Tout le monde en parle.

Malgré tout, la bédéiste française de 37 ans est rayonnante, réceptive, souriante. Discussion avec cette ancienne ingénieure informatique qui a balancé par-dessus bord le métro-boulot-dodo pour se consacrer à plein temps à la cause féministe.

Photographie de Emma.

« J’ai tendance à penser que lorsque la moitié de la population refusera qu’on lui marche sur la tronche, l’autre moitié sera un peu obligée de se questionner. »

Emma, bédéiste française, auteure de Un autre regard

Emma, c’est quoi être une féministe en France aujourd’hui? Ton pays est-il en avance ou en retard par rapport à d’autres sociétés sur le plan de l’égalité entre les femmes et les hommes?
Je ne suis pas très patriote, alors je n’ai pas de difficulté à dire du mal de mon pays. La France est machiste, ce n’est pas un cliché. Partout en Occident, on baigne dans une culture de domination masculine, et si certaines sociétés évoluent vers le mieux, nous, en France, avons une obsession de la virilité, de ce que devrait être un homme, un vrai. On a du mal à s’en débarrasser. Le pire, c’est que les mecs qui n’arrivent pas à s’inscrire dans cette culture ne voient même pas le féminisme comme une avenue ayant quelque chose à leur apporter. Disons que les féministes françaises, on est de moins en moins minoritaires, mais on n’a pas pris le pouvoir non plus…

Ta BD sur la charge mentale a été traduite en différentes langues et a fait le tour du monde. Elle a permis de sensibiliser une foule de gens à l’existence de ce fardeau qui pèse sur les épaules des femmes. Mais serais-tu d’accord pour dire que la réponse des médias ne s’est adressée qu’à elles?
C’est vrai qu’autour de cette BD, on a réussi la prouesse médiatique de ne parler que des femmes 90 % du temps, et non de la place que doivent prendre les hommes dans les couples hétéros. En fait, il y a eu plusieurs niveaux de réactions médiatiques, dont la pire consiste en une récupération complète avec des articles écrits sur le coin d’une table pour générer des clics, du genre « Cinq astuces pour vous sortir de la charge mentale : levez-vous une heure plus tôt, faites des listes, achetez-vous des post-it… ». Évidemment, ces « astuces » s’adressaient aux femmes. Le pire, c’est le magazine Psychologies, qui a recommandé aux femmes de fredonner pour aller mieux! Et puis, j’ai reçu des offres de partenariats commerciaux, entre autres d’une agence de femmes de ménage de même que d’une marque de régime amaigrissant, qui voulait démontrer que son programme n’ajoutait pas à la charge mentale des femmes… Apparemment, le féminisme n’est pas incompatible avec les pratiques capitalistes.

Tu abordes les « choix » des femmes qui n’en sont pas vraiment pour concilier travail et famille, comme quitter le boulot tôt, refuser une promotion, rogner sur la vie sociale, tandis que les hommes survalorisent leur vie professionnelle. Pourquoi y a-t-il un tel décalage?
En France, le féminisme a incité les femmes à investir le marché du travail, et c’est très bien, mais les hommes n’ont pas fait le chemin inverse pour sortir de la sphère professionnelle et prendre leur place au foyer. Du coup, les femmes cumulent les rôles de ménagère et de travailleuse salariée. Et il faut ajouter à ça toutes les injonctions pour prendre soin de notre apparence, alors ce n’est pas étonnant qu’il y ait autant de burnouts!

Comment se fait-il que les hommes se voient « en soutien », comme ceux qui « aident » leur partenaire, comme si les tâches domestiques et les responsabilités familiales revenaient naturellement aux femmes?
Le fait de ne pas prendre la charge mentale domestique pour un homme, ce n’est pas nécessairement de la mauvaise volonté. Tout ce qui se fait tout seul, on le sort de son cerveau. La répartition genrée des tâches fait en sorte que les hommes peuvent assez facilement, et sans culpabilité, évacuer les tâches ménagères de leur tête, contrairement à nous. « C’est mal rangé chez toi », on ne dit pas ça aux mecs.

Le congé de maternité n’est-il pas déterminant dans l’institution de la femme dans le rôle de celle qui porte toute la charge mentale?
Oui, mais pas uniquement; j’ai beaucoup de retours de couples sans enfants où il y a une mauvaise répartition. Cela dit, en France, le congé de paternité, c’est 11 jours consécutifs, incluant les week-ends. Après mon accouchement, j’étais épuisée. Mon partenaire est resté une toute petite semaine avec moi, puis il est reparti au boulot. J’ai dû apprendre comment nourrir un bébé, où lui acheter des vêtements, trouver quels médecins aller voir, quand faire les vaccins, où le placer quand j’allais retourner au boulot… Quand j’ai repris le travail, j’ai gardé tous ces automatismes et responsabilités jusqu’à ce que j’explose, et là on a reconsidéré la division de nos tâches. Mais le cadre social n’est pas du tout prévu pour que ça se fasse naturellement.

Les commentaires positifs au dos de ton deuxième album ne proviennent que de journalistes féminines. Peut-on véritablement changer le monde entre femmes?
Quand il y a un système de domination, c’est quand même normal que ce soit la moitié qui souffre qui essaie de s’émanciper. Dans ce cas-ci, on a l’aide des hommes qui sont empathiques et sensibles à ça. Certains d’entre eux voient leur intérêt dans la fin du patriarcat. Mais j’ai tendance à penser que lorsque la moitié de la population refusera qu’on lui marche sur la tronche, l’autre moitié sera un peu obligée de se questionner.

Pour suivre Emma sur Facebook et lire ses BD : www.facebook.com/EmmaFnc