Aller directement au contenu

Plus jamais sans les femmes

« Il n’aurait jamais été question de développement durable si la société avait toujours été égalitaire »

Date de publication :

Auteur路e :

Très peu d’organisations ou d’entreprises québécoises ont intégré l’égalité des sexes dans leur stratégie de développement durable. Pourtant, depuis plus de 30 ans, de grandes organisations internationales, comme l’ONU, ont adopté cette approche. La consultante en développement durable Kim Cornelissen estime qu’il est primordial de leur emboîter le pas. Explications.

Il y a 17 ans, Kim Cornelissen, urbaniste de formation et ex-conseillère municipale, a mis sur pied la boîte de consultation régionale et internationale Bebop et cie, qui soutient les entreprises et les organisations dans leur planification en développement durable. Rencontrée chez elle à Saint-Marc-sur-Richelieu, la travailleuse autonome a pris le temps d’expliquer à la Gazette des femmes l’abc du développement durable,mais surtout, le lien qui l’unit si étroitement à l’égalité des sexes.

Photographie de Kim Cornelissen.
Pour Kim Cornelissen, l’égalité des sexes doit être inscrite parmi les objectifs de toute stratégie de développement durable.

D’entrée de jeu, Kim Cornelissen souhaite mettre une chose au clair : « Il n’aurait jamais été question de développement durable si la société avait toujours été égalitaire », affirme-t-elle avec aplomb. « Au milieu des années 1970, on s’est mis à entendre que la Terre était surpeuplée, ce qui avait un impact direct sur la disponibilité des ressources naturelles. Les scientifiques,les démographes y sont allés de leurs hypothèses et de leurs solutions. »

La politique de l’enfant unique en Chine et la stérilisation encouragée des Japonaises représentent, selon elle, des tentatives aussi cruelles que vaines de remédier à ces problèmes criants de surpopulation dans les pays en voie de développement et de pénurie imminente des ressources. « Il aurait suffi d’augmenter l’âge du mariage ainsi que les taux d’éducation et d’activité rémunérée des femmes, et le taux de fertilité aurait diminué de manière considérable. »

Selon cette logique, la surpopulation mondiale et, par conséquent, la pénurie des ressources naturelles sont des retombées de l’inégalité entre les sexes. Pour le prouver, Kim Cornelissen suggère de renverser le raisonnement. « En Occident, on choisit la carrière avant la famille. Résultat ? On a un problème de dénatalité. »

Ainsi, il faut tendre vers l’égalité. Sans réparer les erreurs du passé, cette approche de société peut néanmoins être garante d’un avenir qui respectera les principes de base du développement durable.

C’est quoi, le développement durable ?

Deux définitions sont généralement utilisées lorsqu’il est question de développement durable, aussi appelé DD. Le rapport Brundtland, rédigé en 1987 par la première ministre de la Norvège de l’époque, Gro Harlem Brundtland, lors de la Commission mondiale sur l’environnement et le développement de l’Organisation des Nations Unies (ONU), propose une définition encore employée aujourd’hui : « Le développement durable est un développement qui répond aux besoins des générations du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs. »

L’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) propose également une vision très répandue du DD« C’est un développement qui tient compte de l’environnement, de l’économie et de la société. » Ces trois éléments sont généralement cités comme les trois « piliers » du développement durable. Ils renvoient au milieu de vie, au niveau de vie et au mode de vie de l’humain (voir Les trois notions du DD).

Kim Cornelissen propose quant à elle sa définition maison : « L’idée très simple du développement durable, c’est de remettre l’humain au milieu.C’est aussi celle de développer, pour nos enfants, un monde meilleur que celui que l’on connaît actuellement. »

Ainsi, on souhaite « revenir au mode de vie de nos ancêtres,mais avec le confort post-industriel », explique-t-elle. Utopique ? Optimiste, la consultante croit qu’il est possible de se développer dans le respect des écosystèmes, contrairement aux tenants de la décroissance obligatoire, qui estiment qu’il ne peut y avoir de développement sans qu’on épuise un jour toutes les ressources de la Terre.

Audacieuse, la consultante suggère même une troisième option, « où le mot déchet n’existe pas ». Un vêtement peut être recyclé à l’infini, dit-elle. Même chose pour les déchets organiques (restes de table, etc.), que l’on peut réutiliser comme carburant automobile.

L’égalité dans le DD

Même si les organisations internationales lient développement durable et égalité des sexes, « sur le plancher des vaches, c’est difficile d’en parler », lance Kim Cornelissen. Pourquoi ? « Parce que cela remet en question le partage du pouvoir. Et les gens ont tendance à se positionner pour ou contre. » Il faut donc aborder la question avec des pincettes. Ou parler de complémentarité entre les deux sexes. Une approche qu’elle privilégie pour amener le sujet de l’égalité « par la bande » lorsqu’elle élabore une stratégie de développement durable avec ses clients.

Elle note au passage qu’elle n’a pas encore vu d’entreprise ou d’institution québécoise inscrire l’égalité comme objectif dans sa stratégie de DD. Au Québec, il semble que seule la Conférence régionale des élus (CRÉ) de la Montérégie-Est l’a fait dans sa Charte de développement durable (voir Un exemple à suivre).

Or, la première inégalité est liée à l’absence d’un partage réel du pouvoir, selon Mme Cornelissen, et ce, tant dans les entreprises que dans les organisations ou les instances. « Par exemple, une entreprise ne peut prétendre faire du développement durable si ses pratiques ne sont pas portées par le concept de l’égalité entre les sexes. Ce serait dire qu’elle accepte une prémisse fausse de la société selon laquelle les femmes n’ont pas les mêmes droits et responsabilités que les hommes. »

Une fois ce postulat établi, il suffit de constater les bénéfices d’une approche égalitaire. « Quand les milieux deviennent plus égalitaires, la réflexion devient beaucoup plus globale. Qui dit réflexion globale dit innovation. Et l’innovation est issue de la diversité. Et quelle est la première diversité ? Celle des hommes et des femmes. »

La stratégie québécoise

Le Québec a fait siens les 27 principes de Rio, adoptés lors de la Conférence des Nations Unies sur l’environnement et le développement qui a eu lieu en 1992 à Rio de Janeiro, au Brésil. Le principe numéro 20 reconnaît que la pleine participation des femmes est essentielle à la réalisation d’un développement durable.

Même si elle salue la stratégie québécoise de développement durable entérinée en 2006, Kim Cornelissen déplore que le gouvernement soit passé à côté de l’occasion d’inclure l’égalité entre les sexes dans ses neuf objectifs. Selon la consultante, l’égalité est « cachée » dans la dernière orientation de la stratégie, « réduire et prévenir les inégalités sociales et économiques ».

Ainsi, l’État a combiné la question des femmes et celle de la pauvreté. « Ça veut dire qu’il considère que l’économie est encore basée sur une vision masculine », affirme l’urbaniste en soupirant. De plus, « la stratégie met l’accent sur l’exportation, un secteur où il y a très peu de femmes ».

L’équation est simple, dit Mme Cornelissen. L’exportation relève généralement du secteur primaire ou secondaire. Or, en favorisant l’exportation, on développe les infrastructures liées au transport, financées par le public. Si les forces étaient rééquilibrées, le gouvernement subventionnerait de manière égale le secteur tertiaire — celui des services –, où les femmes sont plus présentes.

Automatiquement, cela aurait pour effet de diminuer l’empreinte environnementale : réduire le transport limite les émissions de CO2. Le pilier « milieu de vie » du développement durable refait ici surface, alors qu’on ne cherchait qu’à parler d’égalité, illustre la consultante. « Voilà bien la preuve que l’un ne va pas sans l’autre ! »

Les créneaux d’excellence des régions, définis par Québec pour développer les secteurs économiques les plus porteurs de chacune des régions économiques de la province, relèvent aussi essentiellement des secteurs primaire et secondaire, regrette Mme Cornelissen. « Les hommes sont fortement majoritaires dans les industries forestière et métallurgique, toutes deux soutenues par le gouvernement québécois. »

Il est donc primordial d’amener sur la place publique le débat de l’égalité dans une perspective économique régionale, croit Mme Cornelissen. Mais la bataille n’est pas gagnée : les mauvaises habitudes ont la vie dure.

« Il faut cesser de se demander comment on peut aider les femmes, conclut-elle. La question est plutôt de savoir comment elles peuvent nous aider à atteindre nos objectifs économiques dans une perspective de développement durable. » Car l’un ne va plus sans l’autre.

Un exemple à suivre

La Conférence régionale des élus (CRÉ) de la Montérégie-Est a réussi un coup de maître en novembre 2008 lorsqu’elle a adopté une première charte sur le développement durable. Pourquoi ? Parce que le premier des sept principes énoncés concerne l’égalité entre les femmes et les hommes, une première au Québec !

Comment ce principe a-t-il pu se hisser au rang des priorités de la CRÉ, alors que même le gouvernement québécois n’a pas écrit noir sur blanc cet objectif dans sa stratégie de DD ? La détermination des groupes de femmes de la région a tout simplement porté ses fruits. « Il y a un comité consultatif femmes depuis 2006 », explique la coprésidente du Comité condition féminine de la CRÉ, Guylaine Maltais. À force de travail et de beaucoup de représentation auprès des instances, ces femmes ont su convaincre de la nécessité d’adopter une approche de société égalitaire.

« Le comité a constaté que les femmes avaient beaucoup de difficulté à obtenir du financement pour leurs projets d’entreprise à cause de la nature de ces derniers et de leur secteur d’activité », résume Mme Maltais. Le portrait socioéconomique de la Montérégie-Est a aussi fait réfléchir. Par exemple, les hommes gagnent en moyenne 35 000 $ par année, contre 25 000 $ pour les femmes. Ces dernières sont aussi moins présentes en politique. « Avec ces données en main, il devient impossible d’affirmer que les deux sexes sont utilisés à leur plein potentiel », explique-t-elle.

En vertu de la charte, plusieurs initiatives ont vu le jour, telle la campagne « Ma place au conseil, c’est une question de confiance… », qui vise à soutenir et à encourager les candidatures féminines aux élections municipales de septembre.

Le Fonds IDEE Montérégie finance quant à lui des projets d’entrepreneuriat féminin. Par exemple, deux jeunes femmes avaient tout le mal du monde à convaincre les banques de leur prêter de l’argent pour la mise sur pied d’une prématernelle. Mais grâce au fonds, les institutions n’ont eu d’autre choix que de délier, elles aussi, les cordons de leurs bourses.

Ces initiatives ne peuvent qu’avoir des retombées économiques intéressantes pour la région : elles permettent aux femmes non seulement de travailler, mais également de contribuer à leur communauté. « Et c’est avec le souci de redonner à la collectivité que l’on contribue au développement durable de la région », conclut Mme Maltais.

Les trois notions du DD

Le milieu de vie :
« l’ensemble des facteurs physiques, chimiques et biologiques avec lesquels les êtres entretiennent des relations dynamiques ». C’est la dimension environnementale du développement durable (eau, air, sol, sous-sol).
Le mode de vie :
la dimension sociale, qui « réfère à la manière d’être et aux façons de vivre. Il renvoie aux pratiques sociales, y compris les aspects culturels ». On y trouve les valeurs importantes qui caractérisent la société et ses représentations centrales (éducation, sécurité, santé, équité entre les personnes — peu importe leur génération –, etc.).
Le niveau de vie :
la dimension économique « qui englobe, entre autres, l’utilisation des ressources qui nous entourent, la production de biens et services, les activités de communication et de distribution ainsi que les marchés de consommation ».
Source : Charte de développement durable de la Montérégie-Est.

L’Écomarché de solidarité régionale à Beloeil

L’Écomarché de solidarité régionale à Beloeil s’inscrit parfaitement dans les initiatives de développement durable mises en place en Montérégie-Est. Ce « cybermarché », qui permet aux citoyens de faire leurs emplettes sur Internet, regroupe des producteurs situés à moins de 50 km du centre de distribution. Sur les cybertablettes, on ne trouve que des produits locaux, comme des fruits, des légumes, des charcuteries et des pâtisseries. L’Écomarché est un exemple parfait de développement durable puisqu’il répond à ses trois piliers, dit son coordonnateur, Gérardo Barillo.

Sur le plan environnemental, les émissions de gaz à effet de serre sont réduites puisque les produits sont transportés sur de courtes distances. Les agents de conservation et les emballages, tous deux très polluants, sont également éliminés.

Le cybermarché permet aussi à l’économie locale de « rouler », ce qui bonifie le niveau de vie des habitants de la région. La consommation de produits locaux a en outre un effet direct sur la santé de la population, qui bénéficie de produits frais et naturels. Le volet social du DD est donc respecté.

L’initiative permet également aux femmes d’accroître leur rôle au sein de la communauté. Contrairement aux grandes industries agricoles traditionnellement masculines, les fermes locales — souvent familiales — emploient beaucoup de femmes.

Selon Nature-Action Québec, l’entreprise d’économie sociale qui a amorcé la mise en place de l’Écomarché de solidarité régionale à Beloeil, près d’une quinzaine de marchés de ce genre ont été implantés au Québec récemment, avec la collaboration de différents organismes.